L’Échelle, de Michaël Glück

Jacob a posé une pierre sous sa tête et s’endort. Vient alors ce rêve d’une échelle qui monte de la terre jusqu’au ciel, et que les anges parcourent du haut en bas, cependant que Yhwh « debout au-dessus de lui » parle et renouvelle sa promesse d’alliance. Au matin, Jacob rempli de crainte redresse la pierre, en fait une stèle qui deviendra Béthel, la maison de Dieu.

Ce récit biblique nourrit si intimement, comme tous ceux que consigne le Livre, la culture de Michaël Glück [1], qu’il l’interroge et, mimant le geste de Jacob, « pose la tête/ sur l’oreiller du livre/ (...) sur la pierre du livre ». Mais ici point de rêve et pas même le sommeil :

insomnie

insomnie

rien ne se dresse

rien ne s’élève

je reste là

les yeux ouverts

je ne vois rien

je n’entends rien

le livre est fermé sous la nuque

Voici le sujet de ce poème simple et fort : un homme, simplement un homme, tout proche de la terre, du travail et de l’Histoire des hommes, exprime son désarroi devant le récit biblique, puis son rejet de la violence assumée, revendiquée et même annoncée par cette voix qui n’a pas de nom : « ce que dit la voix/ne me parle pas », et dont la présence est « terrible » à Jacob lui-même.

Je ne comprends pas

Et s’il ne comprend pas, Michaël, qui se dit aussi « inapte/ à l’au-delà/ inapte », c’est aussi pour avoir vu tant de cultures et d’hommes puissants objectivement complices de cette puissance que montre le Livre - et quant à Jacob, n’est-ce pas par ruse qu’il y accède... - comme aussi bien de cette terreur sacrée, dans leurs entreprises d’expansion : il y a des mots, comme ça, que condamne « la suite des jours », comme « colonies », ou comme ceux que, par exemple, la page 56 aligne dans une litanie tragique et auxquels la conscience du poète oppose un « non » ferme.

Je suis là pour dire non...

Cependant ce qui m’émeut dans le poème de Glück, c’est aussi cette manière tout à la fois humble et ferme, sans concession possible, parfois murmurée comme dans un souffle, « bégayée » [2] et non claironnée au son de trompettes qui feraient s’abattre des murs, par laquelle il ramène toujours la question à une mesure humaine : comme précisément ses variations sur le thème de l’échelle.

C’est qu’il y a d’autres échelles en effet pour rythmer, dans la joie ou la douleur, la vie des hommes : celle du travail paysan, récolte des fruits et engrangement du foin, celle de la bibliothèque, celle du ramoneur, celles de la mine aussi, et puis hélas celles des bûchers ou des forteresses... toutes échelles de notre histoire à faire s’évanouir les anges, sans anges pour y monter et y descendre...

La pluie après le feu

fait l’encre du récit

A cela répond en ultime instance la résistance du poème : dernière échelle qui dresse sur la page ses barreaux précaires, pont entre les hommes, "un pont de bois pour la rencontre", marque d’amour ou de confiance contre la force :

je m’obstine à écrire

dans les marges écrire

je m’obstine

je m’entête

comme un commencement de phrase

pour tituber vers une autre

pour ne pas perdre

l’usage de la langue

ni monter ni descendre

ni ramper ni soumettre

je pose une échelle dans la poussière

je saute entre les barreaux

Jean-Marie Barnaud

3 juin 2006
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[1Jour Un, Le Lit, La table, Le couteau, Le Berceau et la tombe sont les autres titres parus dans cette collection D’Aventures depuis 1996.

Sur remue.net, on pourra lire, de Michaël Glück, L’Espèce, sa contribution au dossier Duras, ainsi que le dossier que Laurent Grisel a coordonné : Michaël Glück/ Dans la suite des jours

[2Décidément, le bégaiement comme réponse poétique au discours de l’Histoire...