Entretien avec Suzanne Doppelt "Rien à cette magie" | Emmanuèle Jawad
Suzanne Doppelt : Dans mon travail, il est souvent question, involontairement, d’oubli et de « revenance ». Il y a presque 20 ans, une grande exposition Chardin s’est tenue au Grand Palais, j’ai dû y voir ce tableau dont les trois versions très proches se trouvent aux Etats-Unis. A cette occasion, Télérama a publié un hors série et m’avait sollicitée : il fallait choisir un tableau, donner une photographie et écrire un petit texte, je l’ai fait sur le « Lièvre mort avec gibecière et poire à poudre » alors que je hais la chasse. Cet épisode ne m’est revenu qu’une fois le travail sur ce livre largement entamé. Quelques années plus tard, j’ai lu le très beau livre de Jean Louis Schefer sur Chardin et j’y ai revu les bulles reproduites, je crois bien que cette image – fantôme s’est imprimée sur ma rétine pour la seconde fois, puis il aura fallu encore plusieurs années pour qu’elle infuse et s’impose comme un travail à accomplir, une temporalité à étape et à rallonge donc. Avec une hésitation de dernière heure, c’est parce qu’un ami cher, sans rien savoir de mon projet encore incertain, m’a montré le petit Chardin qui se trouve au Musée de la chasse que l’interprétant comme un signe, je me suis vraiment lancée.
Si je tente de comprendre pourquoi ce tableau plutôt qu’un autre, je pense à ce que Diderot disait s’adressant à Chardin : « C’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile », cela vaut pour tous ses tableaux, mais encore plus pour celui-ci qui dégage une si forte teneur en mélancolie, montre une telle délicatesse et étrangeté. Mais pas seulement, j’ai progressivement réalisé qu’y figuraient certains des motifs déjà présents dans d’autres œuvres sur lesquelles j’avais tenté d’écrire. Ce jeune homme penché et occupé à faire des bulles n’est pas seul, il les produit sous l’œil curieux d’un enfant à moitié caché dans l’ombre. C’est une scène qui se joue à deux, comme dans « Les ambassadeurs » de Holbein évoqué dans Lazy suzie, ou dans le tableau de Jacopo di Barbari, Luca Pacioli qui a donné La plus grande aberration ou bien encore dans Amusements de mécanique qui met en scène deux gentilshommes tentant obstinément et en vain de déchiffrer une nature morte fichée dans le paysage. Deux témoins, deux assistants, deux compagnons, deux ennemis, des jumeaux, des voisins, des faux doubles, en tout cas un homme plus un autre que relie à chaque fois un moment hautement singulier et entre eux, un drôle de secret. Tous regardent avec insistance, une bulle de savon en l’occurrence, mais aussi une sphère géométrique remplie d’eau dans le tableau de Jacopo di Barbari ou sans le viser directement ce corps flottant en devenir qui se redresse en tête de mort, ce quasi globe, dans celui de Holbein. Alors oui, peut-être une fascination pour les sphères, pour les cercles, de toutes les figures les plus semblables à elles - mêmes, une forme pleine, parfaitement fermée, sans doute rassurante mais qui contient aussi sa dose d’angoisse. Surtout lorsqu’elle est sur le point d’exploser, et cela me fait immanquablement penser - parce que je pense souvent à Antonioni - à la scène finale de Zabriskie Point dans laquelle le monde s’atomise en miettes. C’est un dispositif optique simple, tous ceux-là doivent suivre du regard quelque chose mais sans voir vraiment, en tout cas ils ne semblent jamais assurés d’avoir vu et c’est ce qui m’intéresse et c’est pour cette raison que j’ai tant regardé les anamorphoses. Ici, ce petit fantôme à peine visible, l’image des images, un filtre transparent mais un peu irisée, spectrale comme toute photographie, cette solution aérienne encore accrochée pour un très bref moment au bout d’une paille, censée donner au cadet une bonne leçon de chose, celle du temps avec lequel il joue plus ou moins innocemment et qui passe comme un éclair ou comme une bulle de savon. Une sourde méditation, une transmission silencieuse, sans doute la plus efficace de toutes, même si la bulle va, comme une phrase muette, se déplier, onduler, partir dans un très court voyage, vaciller, disparaître.
L’épuisement du motif, sans doute, à l’imitation de cette bulle qu’il faut refaire indéfiniment à mesure qu’elle se perd et tant qu’on a encore du souffle et du savon à disposition. Et puisqu’on n’est jamais vraiment sûr de l’avoir vue, il faut en faire le tour plusieurs fois et la considérer par tous ses côtés même si elle en manque. Ce texte à la façon d’une ritournelle, optique et gestuelle, essaie d’emprunter ce temps répétitif, ce faisant, il en fabrique un autre, lui donne un certain rythme, il trace des lignes, comme le fait la bulle, chaque fois différentes et finit par sortir du cadre avec elle, une dernière ligne, de fuite.
Cette ritournelle on peut la voir d’un livre à l’autre, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, un peu obsessionnelle tel les deux défricheurs de nature morte, dans ces reprises, textes et images, mais refigurées ou défigurées si on préfère, recomposées à l’envi, peut-être jusqu’à épuisement du motif ou de la personne au travail.
Emmanuèle Jawad : Rien à cette magie est un dispositif poétique d’où convergent simultanément domaine de l’optique, arts, références aux lois physiques de la matière, élément (air), comportant une dimension onirique prégnante dans ce dernier livre. Comment situer Rien à cette magie au regard de l’ensemble des livres ?
Suzanne Doppelt : Pour moi la continuité est évidente, comme je l’ai dit, reviennent là certains éléments, le personnage en double, le motif de la sphère et bien entendu un tableau autour duquel il s’agit de tourner, un de plus, qu’on tente de traverser d’une manière ou d’une autre, sachant que tout comme le texte, il garde ses distances pour se retrouver peut-être dans ce repli. Oui, encore des questions d’optique, ces dispositifs m’ont toujours fascinée, la camera oscura qui retourne les images, l’autre chambre noire dans laquelle on fabriquait au XIXème le retour des ancêtres sur les clichés au moyen de quelques trucages, les perspectives savamment dépravées des anamorphoses, les boites d’optique comme celle de Samuel van Hoogstraten que j’essaie de déplier dans Vak spectra, cet intérieur qui ne cesse de se réagencer ou encore les miroirs qui réalisent toutes sortes d’artifices, de surprises, montrent des images voltigeant par l’air, une affaire de point de vue, de point de fuite encore. Rien de tel qu’une bonne bulle de savon, translucide mais pas tout à fait, hésitante et imprévisible à souhait pour se demander comment et qu’est-ce qu’on voit et si on a bien vu. Non évidemment, il faudrait au moins l’œil mosaïque de la mouche.
Les lois physiques aussi mais telles qu’on peut les tirer vers leurs jeux ou leurs aberrations.
Ici il s’agit bien d’un phénomène tout à fait physique et chimique, du savon, de l’eau et de l’air, rien de plus simple, mais beaucoup de traités pour comprendre comment se produit et se comporte ce petit module évanescent, presque introuvable, comme l’est le petit témoin dont la bouche est escamotée, aussi muet que l’autre une paille entre les lèvres. Le silence donc, ils sont bel et bien là mais c’est un peu comme s’ils manquaient à leur place, une coupe temporelle, une pause pour produire son propre temps qui s’efface au fur et à mesure. L’un semble enseigner quelque chose à l’autre, et c’est sans doute une autre récurrence dans mes livres, il faut récupérer du savoir : les mathématiques à travers un polyèdre détrempé, l’architecture à travers une maison diffractée, la physique et la philosophie à travers une bulle de savon… C’est un beau support de clairvoyance, c’est aussi un monde en réduction, une idée, un tracé, un visage, tout ce qu’on y voit et pas. Il faut réhabiliter la bulle, si elle en avait besoin, comme il m’est arrivé de réhabiliter la mouche ou l’araignée.
Peut-être plus qu’onirique, je dirais songeur, contemplatif, et dans un équilibre précaire, on voit une scène d’une grande fixité, une image à l’arrêt, qui tient un peu des natures mortes du peintre, et pourtant quelque chose va chavirer, c’est le cas de l’enfant au toton, de celui au château de cartes, de la fillette au volant, et bien sûr de cette bulle de savon, d’infimes gestes pour mimer la fragilité du monde et le refaire indéfiniment.
On n’est pas si loin non plus du tableau de Jacopo di Barbari évoqué plus haut, deux contemplateurs à l’aspect spectral - en particulier le mathématicien Luca Pacioli, les yeux vides d’un masque, se trouvent devant une sphère qu’ils sont censés considérer. Mais c’est autre chose qu’ils regardent manifestement et on pourrait passer son temps à se demander quoi. Car il s’agit sans doute d’un petit secret que la parole ne peut transmettre et que l’écriture, intrusive, traite toujours de façon oblique, plonge dans les zones d’ombre. Il va de tableau en tableau, de travail en travail, fait tourner autour du pot, de l’image, du plateau super rotatif, le lazy suzie, « la volubilité est une propriété essentielle du regard » dit Merleau-Ponty, une histoire de temporalité, d’apparition et de disparition, de reprise, de rébus obscur.