L’économie collaborative de Marianne Rubinstein
Detroit, dit-elle de Marianne Rubinstein vient de paraître aux éditions Verticales.
Écouter Marianne Rubinstein parler de son livre.
Au Détruire dit-elle de Duras, elle répond par une variation phonique, Detroit, oppose un « survivre » et ajoute une virgule.
L’écrivaine a décidé de se « frayer un chemin entre le monde d’hier et d’aujourd’hui. Avec mes petites armes fournies par l’existence. Avec l’économie, l’écriture et la vie ».
Ni roman, ni essai, Detroit, dit-elle est un témoignage, une transmission. Formé de chapitres brefs, écrit comme si Marianne Rubinstein nous parlait, usant d’un ton détaché, ironique, le livre se lit d’un trait.
Voilà, on nous raconte une histoire. Ça se passe en Amérique — on dit Amérique pour les histoires, les contes, pas États-Unis. On dit Amérique comme on dit « le rêve américain » — et ça ne dira sans doute rien aux jeunes générations, c’est fini le rêve américain, c’est peut-être un mythe.
Ça se passe à Detroit, capitale de l’automobile et du Fordisme, emblème de la crise des subprimes, ville géante aux quartiers vidés, aux maisons abandonnées par centaines — elle a perdu un quart de sa population depuis les années 2000 —, ville de séries américaines, ville du cauchemar américain. Ville qui tente de se réinventer, parce que la vie toujours se réinvente.
Detroit, le symbole de la rage du capital. D’abord ascendant, puis en chute libre. Le capital. La rage, elle, ne tarit pas.
Marianne Rubinstein croise maladie et économie aux formes divergentes, « à l’inverse du cancer où l’on craint la croissance, le développement, ces mots, ont en économie, une forte connotation positive », mais la véritable métaphore qu’elle file est celle du capitalisme comme maladie : « le capitalisme, sa capacité à s’étendre géographiquement ou en rendant marchandise ce qui ne l’était pas encore […] Sans cesse il invente de nouveaux marchés ».
Érudit mais allégé, terrifiant mais ludique, son récit parle l’économie comme d’habitude on parle personnages, idylles ou conflits. L’auteure a adopté une forme presque enfantine sur le mode de la comptine, « trois p’tits chats, chats chats, chapeau d’paille, paille paille, paillasson, son son » dont le nom savant est anadiplose ou, plus poétique et adapté à cette forme particulière, « dorica castra », à savoir la reprise d’un même son à la fin d’une unité et au début de la suivante. Elle use de sa dorica castra en toute liberté, joue d’associations de mots, de sons, de dates, d’images — disons qu’elle met en écho les faux hasards de la vie, ses résonances privées et publiques. Il en résulte des étonnements, de la saveur, du léger et du lourd, et un plaisir de lecture non dissimulable.
On en retiendra nécessairement quelque chose, dans sa façon de voir et dans son vocabulaire, le terme « coopétition » par exemple, qui réunit les termes apparemment antagonistes de coopération et de compétition. Mais n’est-ce pas la manière malicieuse ou vicieuse du capitalisme que de créer des coopérations de circonstances avec des partenaires concurrents ?
Puisque la vie, le monde et l’écriture sont poreux, son livre lui-même prend le visage de son « sujet », un partage, une mise en commun des savoirs (ses sources multiples), des ponts qu’elle tend entre le particulier et le collectif, entre les territoires, les genres (fiction, faits réels, autofiction, témoignage, documentaire, documentation, citations, rapprochements, etc.).
Detroit, dit-elle inaugure un nouveau concept littéraire, une forme d’économie collaborative.
D’où l’importance de la virgule, dont MD n’avait pas besoin, toute fusion qu’était sa phrase. MR en a besoin, la virgule sépare et connecte, elle respire, elle s’éloigne pour se rapprocher, petite baguette magique — virgula en latin, mais les jeunes générations s’intéressent-elles au latin ? —, qui administre des coups, l’air de rien.