L’esthétique de la résistance, roman, le journal des lectures, première série

Mardi 25 octobre 2005

Dans les derniers temps il avait à soigner presque autant de patients perturbés psychiquement que de combattants arrivés avec des blessures corporelles.

Le narrateur, au lieu d’aller au front comme il l’espérait, se retrouve à l’arrière, dans une propriété aristocratique occupée par un médecin et plus d’une centaine de malades et de blessés.

Brusque changement de perspective et de ton. Nous aussi sommes désarçonnés, déplacés.

On s’était heurté, dans les premiers jours de route vers le front, aux signes, aux rumeurs, aux actes d’autorité - voici maintenant une description drôle et lamentable des larcins, de la démoralisation, du relachement qui succèdent à la tension du combat.

C’est comme si on se devait de réfléchir aux lendemains de révolution, ou de révolte, quand les projections vers le futur sont revues à la baisse.

Hodann, le médecin, fait une entrée dramatique : crise d’asthme, et une entrée de sage : sa parole dénoue les conflits. On sait pouvoir, lecteurs, s’appuyer sur lui dans les disputes qui suivront.

Et tout de suite est posée son opposition à Diaz, le commissaire politique. On a parfois été embarqués, jusqu’ici, dans quelques-unes des embardées dogmatiques du jeune narrateur sympathisant communiste. On sait maintenant, ayant Hodann pour guide, Hodann qui est l’un des fondateurs de "la ligue mondiale pour une réforme sexuelle scientifique", qu’on ira chercher profond dans les causes de la domination...

De tout cela, on pouvait se douter, question d’éclairage, dans cette scène, d’un Peter Weiss cinéaste, quand le narrateur quitte Cueva La Potica pour rejoindre l’unité sanitaire :

Derrière la lourde porte de bois portant le numéro quatorze et la date de mille-huit-cent-quatre-vingt-seize en fer forgé, un escalier de marbre conduisait vers un hall au centre duquel l’éclairage venait d’un cube aux cloisons de verre, entouré d’un couloir sur les murs de verre duquel se trouvaient les portes donnant dans les autres pièces. Le décor de stuc des plafonds, les motifs floraux des mosaïques sur le sol se reflétaient et se réfractaient dans les vitres, les boîtes et les bouteilles, les instruments chirurgicaux et les seringues à injection sur les tables étaient doubles, ils formaient des alignements dont on ne pouvait dire avec certitude dans quel placard de verre ils se trouvaient effectivement, les infirmiers aussi, soldats détachés du front, circulaient dans les pièces démultipliées avec des bulletins de commandes, des paquets et des sacoches, et le kaléidoscope d’un visage tout en rondeurs et en plaques brillantes, en barbiches noires, glissait vers moi jusqu’à ce qu’il se précisât, c’était le visage de Feingold, membre de l’administration de Cueva la Potica, qui m’attendait pour me conduire dans une automobile surchargée jusqu’à l’hôpital près du Jucar.

Mardi 11 octobre 2005

C’est ici qu’est ma place, ici, dans le paysage de Don Quichotte(...)

On a rejoint le front de l’armée des républicains, et on fait connaissance avec Hodann, un personnage seulement cité en passant dans la première partie, un psychanalyste au côté des communistes, et nous aurons besoin de son questionnement et de son intelligence critique pour voyager yeux grands ouverts dans la guerre contre les fascistes mais aussi et surtout dans les débats dramatiques, et qui peuvent se conclure dans le sang, entre anarchistes et communistes.

Lire, écouter L’esthétique de la résistance au Tunnel

Bernard Moreau est un jeune écrivain, il vit et travaille dans les Yvelines, il est venu jusqu’aux Buttes Chaumont, en juillet dernier, et il nous fait parvenir ces notes prises quelques semaines après, comme une correspondance entre la physique du livre et celle du lieu dans lequel il est lu.

Une heure de lecture dans le secret d’un immeuble parisien qu’est son fond de cour et son espace encaissé, ses locaux d’un autre âge qui basculent sur autre chose de la ville, son passé, un décor incongru, des associations cachées, des métiers perdus ou bien encore ces personnages invisibles dans la rue, une heure de lecture de L’esthétique de la résistance dans le Tunnel et c’est déjà goûter la vision de la première pierre d’une construction à venir. La voix de Laurent Grisel s’installe derrière la petite lampe posée sur sa petite table et voilà que s’accumulent les phrases, que se façonnent les courbures du récit, que se scellent les changements de lieux et d’époques et la main mentale de l’oreille peut commencer à glisser sur les parois du texte, sur les murs de l’édifice, sur la façon qu’a la pensée d’attaquer la pierre, d’en faire ce rempart, cette avancée dans le corps mou de l’époque. Ce jour là, il est question de Pergame, autant de pierres, autant de volonté d’édifier, autant d’hommes aussi rassemblés à travailler ensemble, comme plus tard ces ouvriers qui écoutent à la pause les paroles et les discours de ceux qui parlent et l’on perçoit encore cette volonté de construire, l’espace s’agrandit aux dimensions de l’usine, de la somme des hommes en pause qui vont reprendre, dans l’instant qui suit la narration, leur formidable efficacité collective, de si peu de profit pour chacun d’entre eux. Et on la devine encore cette grande architecture lorsque le récit se replie dans cette étroite cuisine confinée où quelques uns tentent d’édifier leur propre savoir et la cuisine devient un laboratoire aux dimensions de l’humanité, le temps a passé et les mots se sont accumulés et l’heure de lecture est devenue tout l’air que l’on respire dans l’ascétisme d’une salle de fond de cour, les pavés gris que font les paragraphes sur les pages tournées là-bas sous la petite lampe ont pris corps entre les piliers de métal de la salle, ont construit cet espace qui lie les gens assis, ont lancé le corps du livre à l’assaut du rien ou du peu qu’abrite le fond de la cour, petite pièce blanche comme un écran de trois dimensions qui attend que les mots dits, les mots articulés dans le récit épique, intime, dans le discours historique, savant, politique, polémique, social et artistique, que tous ses mots viennent la remplir comme une nouvelle construction dans laquelle on entre, on est entré, voilà maintenant qu’on peut en parcourir le volume sensible, on veut apprendre, on veut comprendre et le mystère de l’épaississement du monde se consomme.
On était peu nombreux ce soir là de juin dans l’éblouissement du soleil de fin de soirée. Lorsque la lecture a fini, le temps avait passé, le soleil tiédissait dans la cour. Tous nous sommes restés pourtant dans la salle, un peu de vin et d’amuses gueule y incitait, mais enfin il y avait aussi cette présence du texte dit dans l’espace, cette visite au livre réalisée ensemble, ces choses vues mentalement de concert. Chacun y installait ce qu’il avait entendu, les langues se sont un peu déliées pendant que nos corps s’étiraient après l’engourdissement d’être restés assis, les discours se sont croisés, parfois heurtés. Le livre renvoyait en tous cas aux préoccupations que chacun avait laissé en ouvrage avant de venir. D’avoir rendu sensible le texte à nos oreilles, s’il ne restait que des bribes de phrases encore debout, cela nous en laissait un souvenir encore palpable et dans cette présence de la matière, chacun pouvait tirer de quoi nourrir son expérience et sa position dans le monde. Je sortais d’une lecture de plusieurs jours à propos du savoir et de l’abrutissement et le texte de J. Rancière entrait en résonance avec les propos tenus dans la cuisine de Coppi sur le savoir, la science et les rapports de domination. Une heure seulement de ce livre imposant (pour qui comme moi ne le connaissait pas) et on en comprend déjà l’importance à cette capacité dans le flux à haut débit du texte lu à soulever les questions et à pointer des horizons le plus souvent enfouis dans le monde tel qu’il est. Et l’envie vient, malgré les kilomètres, de revenir explorer quelques salles supplémentaires que la lecture au long cours construira dans les mois qui viennent...

Bernard Moreau

Mardi 11 octobre 2005

C’est ici qu’est ma place, ici, dans le paysage de Don Quichotte, ces mots de la lettre de Hodann qui m’avait été adressée à Warnsdorf par le comité pragois pour l’Espagne, me vinrent à l’esprit lorsque, serrés dans le camion, nous sommes arrivés sur le haut plateau de la Manche sous un amoncellement de nuages que teintaient de rouge, de violet, les rayons du soleil couchant. Une semaine auparavant nous avions laissé derrière nous les garde-frontières français, nous avons progressé à travers la caillasse entre Céret et Junquera à travers les buissons et les oliveraies, puis nous avons trouvé les premiers postes républicains. Passant Gerona, Carella, (...)

Début de la deuxième partie (le livre en compte sept), brusque changement de décor : nous sommes en Espagne, nous rejoignons les lignes des républicains. Mais halte pour commencer à Barcelone, et visite de la Sagrada Familia de Gaudi...

C’est comme si on recommençait : à nouveau, comme dans dans les toutes premières pages du livre quand nous tournions autour du temple de Pergame, un sidérant panoramique, une oeuvre en fragments, une oeuvre qui englobe une totalité mais dont on doit reconstituer le mouvement d’ensemble, deviner des détails disparus, un appel à l’interprétation.

Introduction d’un nouveau personnage, un jeune homme lui aussi follement curieux d’art, et qui s’appelle Ayschmann, un juif, - dans la lecture à chaque fois je trébuche sur son nom, tant est forte la parenté sonore avec Eichmann le bourreau.

Et le narrateur, de son camion qui les transporte tous vers le front, regarde souvent les nuages.

Mardi 4 octobre 2005 - autant il était facile de rendre ce que j’avais imaginé, autant il était difficile de fixer quelque chose de ce qui m’était vraiment advenu

Le libraire posa le grand livre des éditions Schroll sur un lutrin et la petite ville de Warnsdorf dans la Bohême automnale se fondit avec les paysages flamands du seizième siècle tout comme durant les jours qui suivirent, tandis que je lisais Kafka, le village et le château qu’il décrit vinrent s’inscrire dans la solitude rustique, petite-bourgeoise m’entourait ici. Brueghel et Kafka avaient peint des paysages universels, fins, transparents, mais dans les tons de la terre, leurs tableaux étaient à la fois lumineux et sombres, ils paraissaient massifs, lourds dans l’ensemble, incandescents, plus que nets par leurs détails.

Chance ce soir, et impromptu : Rüdiger Fischer, de passage à Paris, lit en allemand, en alternance, deux extraits, en début de lecture : on entend chanter l’allemand, la langue natale de Peter Weiss et dans laquelle il écrivit la plupart de ses oeuvres, comme, de Suède où il vivait, d’une province éloignée.

Et dans le monde qui vient, il y a maintenant un cercle d’habitués, quelques qui reviennent d’un mois sur l‘autre, et des nouveaux, et ce soir, grève ou pas, venus en vélo, deux jeunes attentifs qui viennent voir Rüdiger en fin de lecture pour consulter l’édition allemande - la jeune femme, c’est Léonie De Rudder qui présentera, le 9 décembre prochain, les films de Peter Weiss à la Cinémathèque - les lecteurs de remue en sont informés par la chronique de Dominique Hasselman. Nous ferons place à ces films lors d’une prochaine lecture et, aussi, dans le dossier Peter Weiss de remue.

Nous sommes dans les tableaux de Brueghel, nous relisons Le château de Kafka. La domination, la soumission, inscrites dans les oeuvres. Précisément en quoi elles sont bouleversantes : ce qu’elles révèlent de sa propre condition. Et ces prises de conscience, qui ont la force d’une vérité qui ne fait plus de différence entre intérieur et extérieur, font qu’on ne peut accepter de rejeter ces oeuvres, même quand on est le jeune narrateur, sympathisant communiste, ouvrier autodidacte, des années 37 - 37, en pleine période de réalisme socialiste et de littérature prolétarienne.

Et puisqu’on va par contrastes, par questions nourries de réputés réconciliables qu’on s’efforce de saisir ensemble, malgré tout, le narrateur compare Le château avec un roman rouge à un mark, Les barricades de Wedding de Neukrantz.

[Le livre de Neukrantz fut le premier qui] éveilla en moi le désir de noter quelque chose par moi-même (...). Je voulais moi aussi m’y mettre sans détour, de la même manière ouverte et partiale, (...). C’est alors que le livre sur le château vint s’ajouter à une inquiétude longuement accumulée et un désir d’apprendre qui en était encore à ses débuts. Il m’oppressa, me contraignit à voir mes faiblesses et mes négligences. A cette époque, six ans plus tôt, il n’y avait rien d’insurmontable, j’étais assis dans les branches du petit bois de tilleuls, dans la baie aux roseaux, en face de Baumwerder et j’écrivais dans mon cahier bleu, sans modifier un seul mot, rapidement, avec facilité, sous la dictée d’une voix intérieure, puis j’entrai dans le monde du travail et, autant il était facile de rendre ce que j’avais imaginé, autant il était difficile de fixer quelque chose de ce qui m’était vraiment advenu. Tout en recherchant une expression il fallait d’abord surmonter tout ce qui avait été détruit, déstructuré en nous. Nous nous demandions ce qu’était le vrai dans l’art (...)

Et Peter Weiss rêve d’une littérature qui se développerait dans la confrontation de l’expérience ouvrière, politique, et de l’étude intime critique des maîtres, de nos classiques.

Nous terminons ce soir la première partie de ce roman qui en compte sept au total. Sur un crime ; un simple d’esprit, surnommé Le juif, lapidé par des voyous.

Mardi 27 septembre 2005

En septembre trente-six, mon père et Wehner longeaient le boulevard Raspail, à l’ombre des feuillages, Piscator avait surgi devant eux, tout juste rentré de Moscou, le visage gris, passant la main sur ses yeux, décrivant les soupçons qui pesaient sur Neher, la comédienne avait fui l’Allemagne du jour au lendemain, et ses efforts pour l’atteindre, elle, ainsi que d’autres antifascistes qui avaient été traînés devant les services de contrôle.

Mardi 20 septembre 2005 - c’était comme si on ne disposait pas encore de langage

Nous sommes en 1937, en Allemagne, la dictature est presque au plus haut, la défaite des partis de gauche immense, les quelques résistants qui nous emmènent dans ce récit en ont seulement une intuition vague, par manque d’informations sur cette situation qui leur échappe, et très aigue, par la menace qui pèse sur leurs vies à chaque instant.

La douleur de la lecture de ce soir est celle de vivre dasn l’incertain et dans l’incompréhension de ce qu’on subit, de ce contre quoi on lutte. On commence par les fausses certitudes et c’est tout de suite pour basculer dans l’incertitude et les questionnements :

Pour nous, le fascisme était la dictature manifeste du capitalisme et des financiers, il était l’arme des forces les plus réactionnaires, au service de leurs intérêts qui exigeaient une redistribution de l’Europe. Mais cette formule, dit mon père, n’expliquait pas encore pourquoi, dès l’année trente, une bonne partie de la classe ouvrière donna sa voix aux national-socialistes et pourquoi le nombre des électeurs en faveur du fascisme pouvait atteindre les dix-sept millions au printemps trente-trois. Il ne suffisait pas, dit-il, d’en rendre responsables les seules années de crise, l’éclatement de la classe ouvrière, il fallait chercher les véritables causes (...)

La contrainte très forte qui organise ce roman de 950 pages - une voix de narrateur au présent - et seulement elle - seukement ce qu’elle rapporte - cette contrainte entre en résonnance avec cette quête de l’issue, une victoire rêvée au sein de la défaite la plus dramatique.

On lie, à chaque phrase, à chaque mot, le destin collectif et la responsabilité personnelle. Et c’est à chaque instant une question de vie ou de mort :

(...) on ne pouvait obtenir que de vagues informations qui étaient aussitôt brouillées. C’était comme si on ne disposait pas encore de langage pour ces fouilles, ces recherches, ces planques interminables où on retenait son souffle, ces lents tâtonnements, la quête d’intermédiaires anonymes, d’adresses chiffrées, pour le face-à-face soudain avec l’assassin. Si le contact avec le poste suivant de la chaîne organisée échouait (...) cela voulait dire que d’une heure à l’autre un groupe avait fait défaut et qu’il fallait prendre de nouvelles décisions. Chacun, même s’il faisait partie d’un groupe d’action important, ne devait compter que sur lui-même, ne répondait que de lui-même et devait, en cas de besoin, porter la responsabilité pour tous les autres, aller seul à sa perte avec cette responsabilité.

Mardi 13 septembre 2005 - J’allais devoir commencer par ce qui n’a pas de forme

Ce mardi, reprise des lectures, et nous sommes dans la conversation entre le narrateur et son père, l’examen difficile, contradictoire des raisons de la défaite des forces de gauche en Allemagne, dans les années ’30.

Ce qui crée le mouvement dans cette partie du texte (et aussi, dans le fond, dans tout ce roman de Peter Weiss), c’est la succession des raisons : chacune joue son rôle et laisse la place à d’autres. Lisant, écoutant, on se prend à s’interroger sur les raisons que l’on aurait de se satisfaire de l’une d’elles et d’arrêter... Mais non, le roman, la recherche continuent.

Ce n’est pas encore l’automne, il fait beau dans la cour du Tunnel, mais déjà d’une lumière oblique, les jours raccourcissent à toute vitesse. Nous reprenons la lecture par ces quelques lignes, c’est le père du narrateur qui parle :

À l’époque, je n’étais pas encore capable de préciser mes doutes, dit-il, mais j’étais déjà dégoûté de voir à la suite de constantes dissensions un groupe dirigeant en remplacer un autre et de voir - en des termes qui dépassaient en haine ceux de la social-démocratie - rejeter tout soudain comme sectaires, comme renégats, par les gens de leur propre bord, les forces les plus actives, les plus dévouées sans lesquelles il n’y aurait eu ni Parti, ni Internationale, simplement parce qu’elles ne soutenaient pas la ligne du moment admise comme juste.

Deux thèmes se superposent : la recherche des causes de la défaite, mais aussi les difficultés de s’informer, d’analyser, de comprendre ce qui se passe autour de soi dans un monde d’informations biaisées par la dictature et la lutte clandestine.

On se rend compte tout d’un coup que cet entrelac est peut-être, simplement, sur un autre plan, une métaphore : celle de la difficulté de faire son chemin d’écriture et de fiction au milieu des pressions et contraintes de toutes sortes qui qui menacent la vie même, c’est à cet endroit du roman, page 142, qu’on découvre que le narrateur va nous parler de sa vocation d’écriture :

Mais si je réussissais un jour à jouer au plus fin avec les forces qui cherchent toujours à détourner le cours de mes pensées et à réserver leur liberté de mouvement aux incitations, aux intuitions (...) en train de mûrir en moi, je n’attacherais pas quant à moi d’importance au fait que celui qui écrit doit faire partie d’un pays déterminé, d’une culture nationale (...) afin que ce qu’il écrit soit convaincant. (...) De même que cette pièce où nous parlions ensemble n’était que fortuite et pouvait se trouver dans n’importe quel pays, de même devrais-je, en écrivant, m’adresser à des hommes qu’on pouvait trouver partout, indépendamment de leur origine, l’internationalisme deviendrait le signe distinctif de mon appartenance. Car notre seule patrie était notre esprit partisan (...) Je pouvais certes reconnaître les avantages que l’on a d’appartenir à un pays, à une ville, mais mon projet n’avait pas ce point de départ, j’allais devoir commencer par ce qui n’a pas de forme, ne se rattachait à rien et chercher des corrélations par delà les frontières et les langues.

Mardi 12 juillet 2005

À quoi nous a servi notre engagement, dit-il, même si on le qualifie d’héroïque, il ne suffisait pas à stimuler d’autres gens, à les entraîner, dans ce froid printemps la population avait perdu la force de se battre. Ils avaient, dans la tourmente de neige, porté leurs morts en terre, des appels isolés à la vengeance retentissaient encore ça et là, le cortège accablé pouvait passer dans les rues sans être importuné, les responsables de la municipalité étaient sûrs de leur affaire. Pourtant, même aujourd’hui, dis-je, il y en a qui se maintiennent. Rien que des petits groupes, répondit-il, vingt ans plus tard des groupes toujours aussi réduits (...)

La défaite de la révolution de 1919 et la prise du pouvoir de Hitler se superposent ; vertige.

Je me demandais comment se passerait cette lecture d’une heure entièrement consacrée à l’analyse historique et politique. Très bien. Ce sont les rapports entre le narrateur et son père, entre le le père et le fils, qui tiennent toute la scène, qui nouent la fatigue, la tristesse, celles du père, et l’espoir, celui du fils, un espoir qui se confond indissolublement avec la soif de savoir et de comprendre.

Une autre clé de cet épisode est le rapport au temps : pour chacun des acteurs c’est le critère décisif ; Rosa Luxembourg qui a raison trop tôt quand au régime soviétique, à un moment où on ne peut l’entendre ; la contradiction entre la très longue durée qu’exige l’auto-éducation, la conquête de l’esprit critique et de l’autonomie - et la précipitation d’événements dramatiques, une course de vitesse gagnée dès le premier assassinat. La longue phrase tendue de Peter Weiss tient ces durées ensembles, rend leur contradiction palpable et insupportable.

Et vous étiez plutôt nombreux dans cette salle du Tunnel qui nous abrite de la chaleur, attentifs extrêmement, une énergie que je prends et emmène avec moi tout au long de cet été, pour la préparation des lectures de l’automne et de l’hiver prochain. Encore merci à vous tous.

Mardi 5 juillet 2005

Peut-être m’étais-je trompé dans mes calculs en organisant mon plan ou, me demandai-je, avais-je pensé qu’il me faudrait encore un long temps de réflexion avant le départ, afin de récapituler les années passées dans ce pays. Mais à présent il était pourtant clair qu’il ne se passait rien de décisif, que la date du voyage ne pouvait être séparée des dates qui suivraient, que le temps était une seule et unique continuité, indivisible, à considérer, à observer toujours comme un tout, et plus une période était éloignée du point où l’on se plaçait, plus elle se fondait dans l’homogénéité de ce qui la précédait et de ce qui la suivait. Ainsi cette heure contenait-elle déjà toutes les heures à venir et je me demandais ce qui distinguerait ce vingt-deux septembre dix-neuf-cent-trente-sept, un mercredi, dans quelques jours à Warnsdorf, dans quelques semaines en Espagne, dans trois ou quatre décennies en des lieux encore inconnus en dehors du cube dans l’angle duquel j’était assis entre deux surfaces, repérant les trous laissés par les clous, l’empreinte de quelques meubles. Cela aussi faisait partie de la fuite : le fait qu’au moment même où je tentai d’attribuer une place historique à la journée que je venais de vivre, tout ce que j’en savais c’était qu’on avait enterré à Lany près de Prague Masaryk, le président du pays dont j’étais citoyen depuis que le lieu de naissance de mon père avait été cédé à la Slovaquie...

Quelques jours avant de partir vers l’Espagne, le narrateur entre dans une profonde rêverie où il rencontre son père mort et vivant, et ils se parlent comme ils ne se sont jamais parlés.

Le narrateur s’envole par la fenêtre et il se demande pourquoi on croit que ce que l’on voit est vrai.

C’est comme si toute l’énergie des discussions précedentes sur le réalisme, sur les briseurs de visions convenues (cubistes, surréalistes, etc), et aussi sur le désir de voir et de savoir des autodidactes, comme si cette énergie permettait qu’enfin il s’envole.

Et il interroge son père. Leurs souvenirs se superposent. Son enfance (la sienne) et son enfance (la sienne) : leurs enfances. Il (le narrateur) a entendu les fusillades de la révolution de 1919 à Brème