L’obscur savoir de la littérature
Une introduction à la lecture de Bergounioux, par Jean Renaud.
Jean Renaud enseigne à Poitiers. Il a publié un roman chez Actes Sud, et une introduction à la littérature du XVIIIe siècle chez Armand Colin.
Il vient de publier un roman, L’Amour exaspéré, avec une préface de Bernard Noël, chez L’Actmem.
Cet article a été publié en 2001, dans le numéro 5 des Cahiers Robert Margerit.
« J’écris avec mes hantises, mes faiblesses et l’histoire minuscule qui m’est échue. » Pierre Bergounioux.
C’est une chance d’avoir lu les livres de Pierre Bergounioux, tous, dans l’ordre où on les a reçus, et de continuer, savoir qu’on lira le suivant, qu’on attend qu’il paraisse. Mais, pour la même raison, si l’on vient seulement à entendre parler de lui, on peut prendre le premier qui s’offre, commencer ici ou là. Car, de l’un à l’autre, on retrouve, on reconnaît les lieux, les personnages, parents, grands-parents, oncles, cousins, les rivières, les routes, les événements. On comprend que Pierre Bergounioux n’invente rien. Cette histoire dense, difficile, ténébreuse, ce territoire étroit mais où s’accomplit l’essentiel (l’Histoire, avec sa majuscule, et, en elle, à côté d’elle, l’aventure étrange de vivre) sont ceux qu’il a subis et sur lesquels, avec patience, ténacité, avec rage, il tâche de jeter une lumière toujours plus vive. Ce n’est pas un tableau que, livre après livre, il complète, un puzzle auquel continueraient de manquer des morceaux. Chaque livre reprend les précédents, revient sur la même énigme, celle d’avoir vécu en ce temps, en ces lieux, sous ce poids des choses. Insistance, déplacement, mouvements de côté pour mieux revenir. Personnages, événements de nouveau décrits, expliqués, un peu mieux peut-être, livre après livre. On éprouve cette satisfaction de suivre l’effort, le mouvement d’une pensée, et d’accéder, fût-elle encore imparfaite, fragile (c’est le livre suivant qui le montrera), à cette connaissance, celle dont la vie a besoin.
L’enfance de Pierre Bergounioux s’est trouvée partagée. En elle, comme chez un autre enfant, qui a grandi ailleurs, et dans un autre temps, s’opposent deux côtés. « Par ma mère, je tiens au Quercy et par mon père, au Limousin. Et je porte en moi cette bipolarité entre les pays de soleil, de clarté et de douceur, et ce tuf sombre, mouillé. » Différence de paysage (arbres, roches, eaux), que Pierre Bergounioux décrit dans son détail, avec ferveur, une inépuisable tendresse, terre ingrate ou fertile, resserrée et froide ou bien lumineuse, ardeur d’un côté, mélancolie de l’autre. Mais, en même temps, ces deux côtés sont l’enfance. Ils sont, ensemble, comme dit l’un des titres, « matin des origines », moment heureux, avant la déchirure, où on est encore uni aux arbres, aux sources, aux poissons, aux oiseaux. « Cette félicité qu’il faut supposer aux animaux, elle nous a peut-être été accordée un très court instant, au commencement… Le temps ne s’est pas encore mis en marche. On est sans passé, sans regret. On n’a pas de visée, de souci qui excède l’heure qui suit. On est tout à ce qui est. On ne distingue pas… » Pierre Bergounioux raconte ce commencement, ces heures de l’enfance. Non parce qu’elles sont pittoresques, ou qu’elles méritent la nostalgie. Mais pour de plus hautes raisons, qu’il faut expliquer. À l’enfance, à son territoire double, s’oppose, plus tard, un autre lieu : Paris.
L’histoire que Pierre Bergounioux raconte, et qui est d’abord la sienne, histoire infime, il y insiste, ce sont les hasards, pour une part, qui l’ont gouvernée (tel moment, telle ville, tel conseil inattendu d’un professeur). Mais c’est aussi l’Histoire. Raconter l’une exige qu’on déchiffre l’autre. Il s’agit, avant tout, dans ce qu’a connu, subi l’enfant (parce que c’était ainsi, l’heure venue, inévitable), et qu’il a pu comprendre plus tard, de la fin d’un âge, celui de l’ancienne civilisation construite par le travail des hommes, et qui a donné ces maisons, ces villages, ces champs, ces coutumes. Pendant des siècles, rien, en gros, n’avait changé. « Les gens de mon âge qui ont vécu en province étaient infiniment proches du néolithique. Je me regarde comme un des derniers représentants du néolithique, c’est-à-dire de populations sédentaires, participant des rites de la vie agraire... » Puis sont venus, les uns après les autres, les grands événements du XXe siècle. Des hommes, entre 1914 et 1918, ont quitté leur village et sont allés mourir là-bas, du côté de Verdun. Les transformations économiques, sociales, se sont approfondies. Dans les années 1960, le mouvement s’achève. Définitivement, la vieille vie s’en va. À travers l’histoire de ceux qu’il a pu connaître, les parents, les oncles, et les impressions confuses qu’il a éprouvées, Pierre Bergounioux décrit cette mort, cet effacement. « Le pays, vidé de sa substance, ses énergies consumées, avait été tenté de tracer le mot fin au bas de son histoire. Le déclin, amorcé dès après la Grande Guerre, le renoncement qui avait conduit à Munich, à la défaite semblaient se poursuivre. Je ne m’explique pas autrement la tristesse pénétrante et vague qui me submergeait lorsque j’allais par les rues ou que je me tenais à l’abri de quatre murs, sans aucun motif précis d’affliction... » On comprend que Pierre Bergounioux dise avec tant d’insistance qu’il écrit « pour les morts », pour tous ceux qu’il a vus, enfant, occupés encore par les anciennes tâches, acharnés, tranquilles, et commençant pourtant à douter, de façon confuse, que leur travail garde un sens, que d’autres, après eux, viennent le continuer comme ils ont continué eux-mêmes celui de leurs parents, mais incapables « non par faiblesse, mais par ignorance, parce que les mots, le savoir qu’ils enferment, leur restaient étrangers » d’expliquer ces pensées. Mais pour qu’il soit possible, un jour, d’écrire pour eux, que cette pensée, simplement se forme, pour que le désir vienne d’une formulation nette, d’un savoir qui envelopperait cette expérience ténébreuse, il faut partir. La chance, « oui, tout compte fait, la chance, puisque l’enfance ne dure pas et que l’immémoriale vie est en train de se rompre, sans qu’on y puisse rien », veut que Pierre Bergounioux se trouve conduit à Paris.
Il y a trois périodes dans la vie de Pierre Bergounioux. (Ce sont ses récits, inlassablement, qui l’expliquent.) La première période dure dix-sept ans. C’est l’enfance, à la fois heureuse et sombre, heureuse en cela qu’elle est une, qu’elle ne connaît pas encore le sombre où le hasard a voulu qu’elle soit. Elle ignore la pensée, qui nous sépare des choses et de nous. De là ces pages étranges et violentes, dans plusieurs livres, où se trouve décrit le désir d’être un arbre ou d’entrer dans la terre. « C’était facile. Il n’était que de fermer les yeux, de faire corps étroitement avec l’arbre et de laisser la terre agir, le temps du val se refermer comme une eau morte qu’on a imperceptiblement troublée. C’eût été l’affaire d’un court instant... » Car les choses « se tenaient là, toutes proches, attentives, déférentes », le sol gréseux, mouillé, le bois hargneux, « dans l’attente d’un mot, d’un souffle, de mon approbation pour m’accueillir, me prodiguer leur indifférence de choses, l’oubli de tout, la paix ». On ne sait pas bien s’il s’agit là d’un désir de l’enfant, qui devine, pressent déjà, à travers d’autres disgrâces, la brutalité de la séparation, ou d’un rêve auquel celui qui sait, plus tard, donne sa consistance. Mais cette union parfaite avec les choses simples, élémentaires, cette immobilité, ce repos, hors de toute pensée, ce temps dans lequel nous avons vécu d’abord et sur lequel nous n’avons pas de pouvoir, une part de nous y reste attachée. Elle imagine le geste, l’obstination au prix de quoi il aurait été possible de n’en sortir jamais. La deuxième période dure également dix-sept ans. C’est le temps des études supérieures, Limoges, Bordeaux, brièvement, puis Paris. Milieu des années 60. Pierre Bergounioux découvre, auprès de ses condisciples, un étrange discours politique, qui prétend, en quelques formules, en quelques concepts, faire le tour du réel. Il découvre aussi la littérature dont ce temps-là, en ces lieux-là, s’enchante : une poésie, des romans qui ont décidé d’exclure les choses pour ne s’occuper que de soi (« les mots ne renvoyaient qu’à eux-mêmes ; le langage, disait-on, se parlait »). Émerveillement et déception se mêlent. Pierre Bergounioux lit autant qu’il est possible. Il travaille à maîtriser tous ces discours, toutes ces sciences. Mais, au bout du compte, que faire de ces phrases ? « Celles, immenses, en nombre infini, que j’avais recueillies, ne s’appliquaient à rien qui fût, pour moi, consistant, effectif... » La troisième période commence quand Pierre Bergounioux décide d’écrire. C’est-à-dire quand il décide d’inventer les phrases qui n’existent pas, qu’il n’a trouvées nulle part. Catherine, le premier roman, date de 1984. Il s’agit, la tâche commence tout juste, de décrire, d’élucider ce qui fut, le réel lui-même. De jeter sur la vie d’avant, la vraie vie, obscure, violente, étroite, singulière, la lumière dont il sait que les mots sont capables. Il s’agit, puisque, malgré lui, il a dû quitter le pays de l’enfance, le vieil âge que l’Histoire a défait, de faire vertu de ce malheur, et de donner à l’« antique illusion » cette conscience de soi qui lui faisait défaut. Cette distance (celle de Paris, celle des mots, c’est la même), on ne peut pas l’annuler. Mais grâce à elle il est possible de revenir vers le réel perdu, de le dire tout entier. C’est pour cette raison qu’on accèdera peut-être, au bout de l’entreprise, à une quatrième, une dernière période. Quand tout sera dit. Quand les mots, ayant accompli leur tâche, exercé leur entier pouvoir, seront devenus inutiles. Alors viendra le repos, la réconciliation. Puisque l’histoire est écrite, il reste à « s’efforcer de comprendre, d’accepter » (Pierre Bergounioux aime que se succèdent ainsi les mots, que le second vienne, non pas corriger le premier, mais le reprendre et le dépasser.) « S’il est trop tard pour rien changer à ce qui fut, c’est encore un bien, l’ombre d’une rédemption, l’aube d’une délivrance que de concevoir que cela fut, que c’était donc ainsi. »
On songe ici, tout d’un coup, à Jean-Jacques Rousseau, à la grande histoire qu’il raconte, sur laquelle s’appuie sa pensée. L’humanité, dans son enfance heureuse, est toute mêlée à la nature. L’homme est voisin de l’animal, borné comme lui aux pures sensations. « Je le vois, dit Rousseau, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits. » Il ignore le langage, la raison. Il ne se connaît même pas, puisqu’il n’est en rien séparé de lui-même. Mais des hasards interviennent. Les hommes commencent à se rassembler, ils acquièrent de l’industrie et des lumières, le langage se forme. De l’histoire qui s’ouvre à ce moment, la société d’aujourd’hui, celle de Paris en particulier, est le produit inévitable. Il faut y subir la fausseté constante des sentiments et des mots. Dans cette situation, on peut évidemment regretter le bonheur des vieux âges. Mais il est sûr qu’on ne le retrouvera pas. Le seul recours, la seule voie qui reste ouverte consiste, puisque nous sommes définitivement sortis de la nature pour vivre dans l’artifice, à mener plus loin encore l’artifice, pour joindre à l’inévitable existence sociale une authentique vertu. « Efforçons-nous, dit Rousseau, de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. » C’est la démarche, la décision de Pierre Bergounioux. Lui qui a éprouvé la misère, l’inutilité des phrases, se met pourtant, un jour, à écrire, pour retrouver, portées à un degré de vérité auquel, jusqu’à ce moment, il n’avait pu avoir accès, les vertus, les beautés d’un âge perdu, non seulement son enfance mais toute une société morte.
Les livres de Pierre Bergounioux ne se contentent donc pas de décrire des lieux, des choses, un moment de l’Histoire. Ils expliquent aussi ce qu’est le travail de la pensée. La question est ici celle des rapports, ou plutôt de la différence, entre la philosophie et la littérature, le pouvoir de l’une et celui de l’autre. Pierre Bergounioux ne cesse de dire son admiration, comment elle est née au cours des années d’études, pour Descartes et Hegel, la netteté, l’ampleur de leur savoir. La philosophie, mais aussi bien l’histoire, la sociologie, la physique, toutes les sciences, nous retirent des choses, nous écartent de notre situation, nous permettant ainsi de les représenter. « Il n’est de proposition significative sur le monde qu’abstraite des modalités contingentes sous lesquelles, par la force des choses, nous le vivons… » Mais ces modalités contingentes n’en sont pas moins vraies, importantes, précieuses, désirables. C’est sur elles aussi qu’il faut porter le regard. « Je fais un très grand cas de la connaissance conceptuelle, de l’application des lois les plus générales à notre particularité, pour briser ce que Hegel appelait le carcan de notre singularité. J’ai perçu avec douleur le poids de ce carcan. J’ai cru que la connaissance des lois générales serait l’instrument de la délivrance. Mais il s’est avéré que toutes sortes de détails subsistaient... » Ce sont ces détails, événements minuscules, intermittences, chants d’oiseaux, paroles avortées, que tâche alors de recueillir, parce qu’il n’y a qu’elle pour le faire, la littérature. C’est bien de connaissance qu’il s’agit, d’un travail d’analyse, de rassemblement, mais appliquée à ces objets sur lesquels le concept demeure sans pouvoir.
Ces livres sont-ils des romans ? Le mot figure quelquefois sous le titre. Ou bien récit. Ou rien du tout. Pierre Bergounioux ne craint pas de dire : « Ce ne sont pas des romans. » Sans doute y trouve-t-on, en grand nombre, des personnages, des événements, des rencontres, des départs, des voyages, des morts… Histoires infimes et vraies, dont Pierre Bergounioux s’applique à formuler le sens, et qu’il laisse en même temps, soigneusement, à leur obscurité. Il y a cet oncle, par exemple, Baptiste, qui a passé le plus clair de sa vie, cinquante années, à couvrir d’arbres des terres ingrates, s’acharnant, après tant d’autres, au bout des siècles, à cultiver la terre où il est né et sachant, confusément, qu’il est le dernier :
Il était malade depuis longtemps sans que la nature de son mal fût bien établie. Il se soignait, énergiquement, avalait sans sourciller des médicaments abominables, n’entendait rien savoir des accès de faiblesse auxquels il lui arrivait d’être sujet. Lors qu’il s’était évanoui sous un arbre et que la tronçonneuse lui avait labouré la figure, il s’était borné à se faire recoudre et avait cultivé quelque temps, pour Jeanne, une petite moustache. La maladie, avec l’âge, prit un tour plus aigu. Il se fit conduire à Limoges, pour un prélèvement. Nous devions aller le chercher, le lendemain matin. Nous nous sommes levés de très bonne heure. Les jours entraient dans leur déclin. Il faisait nuit noire et froid lorsque nous avons pris la route des crêtes, entre les hêtres. Nous avons vu le médecin, dans le couloir, qui nous a dit. Nous avons eu peut-être dix secondes pour nous composer un visage. Déjà, Baptiste était là, vêtu avec soin, comme pour un grand voyage, sa valise à la main. J’ai assisté, pour la seconde fois, dans la froide lumière du couloir ripoliné, à ce qu’une fois déjà, dans ma vie, j’avais surpris sans comprendre et que, maintenant, j’avais fini par m’expliquer un peu. J’ai vu ce qui, de prime abord, avait été, pour moi, un mystère et le resta longtemps, la filiation profonde, l’identité secrète entre cet homme né de la terre, pareil à elle, à la lande, aux bois et la grâce farouche, singulière, des filles qu’il avait engendrées après que, femmes, elles l’eurent porté.
Ou cette autre figure, non moins émouvante, cette jeune fille, au début du siècle, qui aurait pu aller aux États-Unis pour y continuer de brillantes études et qui, parce qu’il est trop tôt, parce que pèse encore l’ancienne vie, parce qu’il n’est pas possible d’expliquer cela aux parents, décide de ne pas partir. Cela se passe en 1929, et Pierre Bergounioux, avec prudence, précaution, mesure, désarroi, avec l’immense tendresse qu’il éprouve pour tous ces êtres qui l’ont précédé et dont il ne peut pas, quoi qu’il fasse, s’approcher davantage, raconte, imagine la scène, la jeune fille devant son père :
Il écoute sa fille à qui la terre, l’air cru, le silence ont rendu sa mine épineuse. Mais il est possible que, pour un bref instant, elle ait gardé les yeux de rêve, le visage ébloui que des inconnus, le matin même, lui ont vu à Paris. Elle parle à son père de l’Amérique. Il n’y avait pas de mot, pour elle, dans le patois et elle est tout près, soudain, au bout du chemin tiède dont la phosphorescence se dessine jusqu’à l’embranchement, sous les chênes. Il ne dit ni oui ni non, l’homme courtaud, un peu rond, aux cheveux blancs et ras, à la moustache blanche, qu’on voit loin de Miette, aux noces d’or, sur la photo du groupe. Il a un regard vers la maison où dorment les garçons ou vers le bas du bourg, la ferme, un peu plus loin […].
Et à ces histoires nombreuses, obscures ou précises, auxquelles, brutalement, vient se mêler la grande Histoire, elle qui, jusqu’ici, s’était accomplie sur d’autres théâtres, loin, s’ajoutent encore d’autres histoires, d’autres degrés d’histoire, celle de la découverte incertaine, partielle, qu’en fait le narrateur, ou celle de sa pensée aux prises avec les mots, l’usage qu’on en fait. Mais s’il est vrai qu’on peut hésiter, devant ces livres, à parler de romans, il est sûr qu’il s’agit de littérature. Au sens le plus fort. Moyen de saisir, décrire, connaître cette part de nous-mêmes et des choses qu’aucun autre savoir ne touche vraiment. Il s’agit, sous toutes ses formes, du temps. Il s’agit du réel. Il s’agit du corps. Du corps devant les autres corps, père, oncle, voisin, du corps devant les choses, les arbres, la lumière, un fusil. Expérience inépuisable, quelque désir qu’on ait de la rassembler. Les livres de Pierre Bergounioux sont remplis d’objets, décrits en quelques lignes, ou des pages entières, dont la justesse surprend toujours. Objets de la nature : arbres, oiseaux, rivières, matins. Objets de bois ou de métal, trains, voitures, machines... On peut, parmi tant d’autres, donner cet exemple. Il s’agit de quelques insectes : « J’ai récolté, sur les ombelles, le gnorime aux ailes chagrinées, brillantes et celui, rarissime, sombre, aux élytres marqués de huit points, l’hoplie céruléenne qui est, comme son nom l’indique, un fragment du ciel de juillet tombé sur la terre, et tant d’autres dont une cétoine envolée vingt ans plus tôt avait préparé la rencontre... » Aux termes savants, aux noms généraux que donne la science, à la fois nécessaires et insuffisants, Pierre Bergounioux joint les métaphores, les ressources d’un autre langage, où tâche de se formuler l’émotion singulière que donne, dans la main, la possession de ces êtres si minces. Choix minutieux des mots, invention, dans ce recul, cette solitude ingrate où se tient l’écrivain, et par laquelle il retrouve le plus vif, le plus aigu de la présence du monde.
Si les livres de Pierre Bergounioux se tiennent à distance de la philosophie, ils considèrent avec le même prudence, la même réticence, l’analyse politique. Pierre Bergounioux confie dans un entretien : « J’ai beaucoup sacrifié à l’extrémisme de gauche. Entre 68 et 70, j’ai pas mal fricoté avec l’extrême gauche chinoise. Le retour à la terre, la soupe à l’eau, les chaussures de paille ! C’était l’époque de la guerre du Vietnam. Il me semblait que seules des mesures d’un extrémisme achevé étaient de nature à modifier le train du monde. Puis j’ai passé quinze ans de ma vie au parti communiste, de 70 à 85. » Mais le discours politique (outre l’erreur qu’on peut reconnaître un jour dans telles analyses) souffre de la même faiblesse que la philosophie. L’un et l’autre méconnaissent le détail du réel. Pierre Bergounioux donne ce récit de sa découverte, à Paris, de la parole savante et trop agile des militants d’extrême gauche : « Ils introduisaient dans les discussions véhémentes, enfumées qui nous réunissaient jusqu’au milieu de la nuit, une pénétration, un principe de généralité devant lesquels les barrières naturelles ou conventionnelles, océans, frontières, langues, croyances, nations s’effaçaient comme par enchantement. Les faits infimes, bien localisés et “malgré” ou “à cause de” cela très encombrants dont j’étais venu chercher l’explication n’existaient pas, du point de vue qu’ils adoptaient de façon spontanée... » Restent pourtant, dans les livres de Pierre Bergounioux, deux marques précieuses de cette pensée politique. Il observe d’abord, autant qu’il est nécessaire, combien les différences de classe, de milieu pèsent sur les hommes. Ainsi le chemin qu’ont suivi les amis de son adolescence est-il, à peu près, celui que prescrivait la fatalité sociale :
Une bonne partie des gosses avec lesquels j’avais fréquenté la communale s’étaient retrouvés, qui peintre en bâtiment, qui mécanicien auto, qui tourneur-fraiseur. Ils ne m’ont pas dit s’ils avaient envisagé d’autres jours, sous d’autres cieux. Le travail auquel ils furent commis sans transition, penchés sur des machines ou allongés à même le ciment gras, sous des châssis emporta leurs rêveries. On se revoyait, à intervalles plus ou moins réguliers. Ils passaient, le samedi, en fin d’après-midi, après s’être vigoureusement décrassés. La chambre mansardée où je lisais sentait soudain l’eau de Cologne ou la savonnette bon marché. Ils passaient leurs mains aux ongles cassés sur leurs cheveux débarrassés de la limaille, de l’enduit, des lubrifiants, humides encore, soigneusement calamistrés. Ils avaient touché leur paie hebdomadaire, tiraient de leur poche des billets, parlaient du prix du temps. Ils me quittaient pour aller dîner. Ensuite, ils iraient faire danser les filles de l’école ménagère ou parcourir l’anneau du boulevard au volant de vieilles bagnoles qu’ils avaient entièrement retapées, peintes en rouge vif ou bleu roi, ornées de bandes blanches longitudinales ou de motifs à damier.
L’autre marque de la pensée politique, dans les livres de Pierre Bergounioux, est plus vaste, plus diffuse. Elle se trouve dans cette méditation ininterrompue sur la disparition d’un monde, emporté en très peu de temps par des forces immenses, économiques, sociales, qui nient les « aspirations élémentaires, la paix, l’équité, la tolérance ».
C’est donc le malheur que disent, avant tout, les livres de Pierre Bergounioux. « Cette noirceur est dans mon œuvre parce qu’elle est dans ma vie. » Mais on y trouve aussi le bonheur, l’allégresse, l’humour. D’abord les longs récits des joies de l’enfance, parties de pêche, découvertes, goûters, fatigues, enthousiasmes. Age perdu, c’est vrai, mais auquel il faut rendre justice. Matin de la vie, qui paraît sans limites, comme les grandes vacances en leurs premiers jours. L’ironie qui se mêle quelquefois au récit « parce que le narrateur sait, qu’il voit l’ombre venir » n’est jamais dépourvue de tendresse, d’une compréhension infinie pour les belles pensées des enfants. Cette ironie elle-même donne à bien des pages leur vivacité, leur allant. On y entend Pierre Bergounioux rire, comme lorsqu’il parle, lorsqu’il raconte, dans le désordre d’une conversation, ces mêmes choses dont ses livres s’occupent. Dans le vieil édifice où il apprend, avec ennui, la musique, l’enfant entend le son des instruments, pianos, violons, clarinettes. « De plus loin s’élevait le brame lent d’une grande bête mélancolique qu’on aurait véritablement enfermée derrière une porte. Mais le doute, là, n’était pas permis. Le seul instrument capable de susciter un élan ou un zébu dans ces profondeurs était la contrebasse. » Des années plus tard, l’oncle Baptiste lui demande de l’aider à tuer la dinde de Noël, « une bête énorme, complètement idiote contre laquelle, pourtant, il m’avait mis en garde. Je m’étais plus ou moins assis dessus et tenais fermement (je croyais) son cou épais à la racine tandis que Baptiste, affaibli, tapait avec un marteau sur le dos d’un hachoir qu’il lui avait posé derrière la nuque. L’autre a fini par soupçonner qu’elle touchait à son heure dernière, à ruer et virevolter comme un cheval alors que je ne savais pas monter, moi, que c’était la première fois de ma vie que je faisais de la dinde ». Ou bien ce souvenir des classes préparatoires. Le narrateur objecte faiblement ceci ou cela, au sujet des apparences et de la réalité du monde, aux propos de Fonfrède, un « philosophe » dont le savoir et l’assurance l’impressionnent. Ils sont dans la salle d’étude. L’heure approche de gagner le réfectoire. « L’aigre sonnerie a retenti, dans le couloir, derrière la porte. Fonfrède n’avait pas bougé. Il a dit que le nom de la vieille lune, c’était l’idéalisme et que si j’avais été un peu frotté de philosophie, je ne l’aurais pas prise pour le soleil. Et comme debout, triste, je lui opposais que c’était compliqué, il a secoué légèrement la tête. C’était tout simple. C’est la détermination par le concept. Allons bouffer... » Ce rire, me semble-t-il, a deux sources. Il tient, d’abord, à ce recul dans lequel Pierre Bergounioux écrit. Puisqu’il les regarde de loin, il peut dire les choses, ce qu’elles sont vraiment. Si la distance où il se trouve constitue son malheur, son inépuisable misère, elle est en même temps sa ressource, le principe de son pouvoir, l’allégresse même de l’intelligence. L’autre source de ce rire est plus étroitement verbale. À la joie de la connaissance se joint celle de la formule : les mots choisis, rassemblés, la phrase qui n’existait pas et qu’on invente, où, pour un instant au moins, se tient tout le vrai.
On lit lentement les livres de Pierre Bergounioux. Parce qu’on ne court pas vers la solution d’une énigme. Parce que la clarté qu’ils jettent sur la vie, sur les choses, ne leur retire jamais (leur conserve, au moment même où elle l’annule) leur poids, leur vérité obscure. Les phrases sont patientes, attentives, justes » et quelquefois, oui, emportées par l’humour, le bonheur. J’aime en particulier celles que partagent, qu’organisent, comme le cœur bat, non seulement la syntaxe et le rythme, mais la ponctuation elle-même, les virgules lentement égrenées. Par exemple cette évocation des grands pins que Baptiste a plantés. C’est un soir de neige que le narrateur les voit pour la première fois. Ils sont un spectacle, mais ils résument aussi ce que fut, dans ce pays, jusqu’à cette heure où elle prend fin, l’immémoriale vie des hommes :
Leurs branches se rejoignaient au-dessus de la chaussée. Ils formaient un berceau après lequel, grelottant, le pieds gelés, le coeur arrêté, je découvris, d’un seul coup, la maison à travers la bourrasque, l’or d’une lampe derrière la fenêtre, ce que c’est que vivre, agir, la terreur et, peut-être, l’espoir, le temps, maintenant.
Ou bien cette autre phrase, parmi tant, où il est question de l’enfant qui cherche dans les livres il ne sait trop quelle vérité, quel précieux savoir :
J’ai ouvert, en plein milieu, des volumes poudreux avec l’espoir que les mots qu’ils contenaient s’appliqueraient soudain aux choses, diraient ce qu’elles étaient, et nous, et ces jours, cette heure, même, où je lisais.
Ce n’est pas seulement le bonheur inattendu de la justesse, de la vérité jusqu’à cet instant méconnue, que nous éprouvons ici. C’est la langue elle-même, la nôtre, que nous découvrons davantage, comme à lire Proust ou Claude Simon, ou tout grand écrivain qu’on voudra. Notre langue ravivée, capable, comme si on l’avait une fois de plus oublié, de cette vigueur, douceur, fluidité, musique.
« Notre chemin court dans la pénombre. Nous n’avons pas le temps. La route est jonchée de ce que nous laissons, à chaque instant, pour avancer, d’énigmes et de regrets, de questions irrésolues, des possibles que toute réalisation laisse inaccomplis. Les bons livres rassemblent et ordonnent tout cela. Ils nous rendent ce qu’il avait fallu abandonner à la force des choses, à l’ombre, à l’ignorance. Le bonheur qu’on en tire est fait des pertes annulées, de l’obscurité dissipée, du mystère dévoilé. Lire est alors délivrance, plénitude et félicité. » Pierre Bergounioux.