La langue outrepasse la mort
De Caroline Lamarche : La Mémoire de l’air, Gallimard, 11,50 euros.
Et Mira, grand conte d’éros et de thanatos, avec la splendide photographie de Stéphane Blanquet en couverture, aux Impressions Nouvelles, 13 euros.
Claudine Galea sur remue.
Quel est le poids exact d’une phrase sur l’air que l’on respire ?
Qu’est-ce qu’une phrase comme « Je finirai par me tuer » produit dans l’oreille et le corps de la personne qui l’entend ? Sur-le-champ et des années plus tard ?
Une phrase comme celle-là empoisonne, elle est faite pour ça, elle est faite pour qu’on soit atteint, contaminé. Une phrase comme ça vous tire du côté de la mort obligée. Ou d’une culpabilité qui, à long terme, aura le même effet. Une phrase comme ça est un viol.
Le nouveau livre de Caroline Lamarche s’appelle La Mémoire de l’air et parle de ces viols. Je les mets au pluriel car ils sont deux, du moins ai-je décidé qu’ils étaient deux.
Dans le livre, la narratrice rêve d’une jeune femme morte. Cette jeune femme, c’est elle. Un jour, il y a des années, elle est morte. On découvrira lentement pourquoi, de quoi. En contrepoint, la narratrice raconte l’histoire d’un amour toxique, d’un homme « Davant » qui dit ce genre de phrase : « Un jour je finirai par me tuer. » Un homme qu’elle a aimé à la folie. Et qu’elle quitte un jeudi.
Elle le quitte après l’avoir vu allongé sur le lit, tel un mort.
La mort est au cœur du livre, une mort repoussée mais pas quittée. Une mort que le sexe réactive constamment. À l’insu de la conscience, dans un vortex où la narratrice pourrait finir par être tuée.
Le texte de Caroline Lamarche est ainsi construit, en spirale. La scène inaugurale du rêve fait dérailler la roue qui tourne depuis vingt et un ans et enferme la narratrice dans une relation destructrice - à elle-même plus qu’aux autres, plus qu’aux hommes. Les hommes ne sont que l’instrument d’un plaisir et d’une douleur mêlés, emmêlés. Comme deux corps dans un lit. Comme un corps et sa mémoire. Comme les mots et ce qu’ils vous font.
Je pense au travail de Nathalie Sarraute, à sa façon de débusquer le poids et le pouvoir des mots. Caroline Lamarche écrit autrement, mais dans La Mémoire de l’air, elle mène l’enquête.
Tous ses livres ont le corps en tête, tous se tissent à la conjonction de l’érotisme et de la mort. Dans La Nuit l’après-midi, paru en 1998, la femme qui répond à une annonce SM répond d’abord à un rêve, où, pendant qu’un inconnu la prend, elle se voit en femme-oiseau avec des plumes rouge sang.
Dans La Mémoire de l’air, le rêve défait le lien et le destin. Défait la fascination pour les mots qui punissent, qui exigent, qui abolissent. Davant est un écrivain qui ne publie pas. Un amant qui écrit et aime en cage, dans cette chambre dont il sort le moins possible.
Aimer et écrire, aimer écrire, écrire aimer, cela peut-il se faire autrement que sous les deux miroirs jumeaux de l’excitation et de la souffrance ?
Le sexe et le texte, à une lettre près, disent la jouissance. Mais le sadomasochiste partage un lieu et un lien puissants avec la littérature : tout y est affaire de langue autant que de corps, les images viennent du langage. L’histoire sexuelle se noue dans une narration précise et construite, dont la chute flirte de près ou de loin avec la mort.
Dans La Mémoire de l’air, Caroline Lamarche fait un pas de côté, salvateur, et offre à la langue le pouvoir de sortir de la sidération. Le rêve inaugural met en place une image qui trépasse le langage. La jeune femme « au teint magnifique » est morte, ça devrait s’arrêter là. Sauf que cette Belle au bois dormant ouvre un précipice. Dans lequel la vivante descend et secoue sa mortification, terme signifiant en pathologie médicale un « processus d’altération, de décomposition des cellules ». Affaire de corps donc. L’histoire avec Davant s’est décomposée pendant sept ans, le temps d’un conte, le temps de sortir du sommeil écrasant, le temps d’ôter leur pouvoir maléfique aux mo(r)ts qui tuent.
Et qu’il y a-t-il avant Davant ? Tout au fond du ravin où la morte repose avec son teint de jeune fille ? Quelle histoire recouvre l’autre ? Qu’est-ce qui du corps ou des mots est le plus meurtrier ? Comment outrepasser le meurtre en soi ?
Par la langue. La narratrice ne ressuscite pas, elle se tire vivante de la tombe où les mots anciens et récents l’avaient tenue au silence, au sommeil, à la mort.
Qu’est-ce qu’une phrase comme « Je finirai par me tuer » produit dans l’oreille et le corps de la personne qui l’entend ? Sur-le-champ et des années plus tard ?
Une phrase comme celle-là empoisonne, elle est faite pour ça, elle est faite pour qu’on soit atteint, contaminé. Une phrase comme ça vous tire du côté de la mort obligée. Ou d’une culpabilité qui, à long terme, aura le même effet. Une phrase comme ça est un viol.
Le nouveau livre de Caroline Lamarche s’appelle La Mémoire de l’air et parle de ces viols. Je les mets au pluriel car ils sont deux, du moins ai-je décidé qu’ils étaient deux.
Dans le livre, la narratrice rêve d’une jeune femme morte. Cette jeune femme, c’est elle. Un jour, il y a des années, elle est morte. On découvrira lentement pourquoi, de quoi. En contrepoint, la narratrice raconte l’histoire d’un amour toxique, d’un homme « Davant » qui dit ce genre de phrase : « Un jour je finirai par me tuer. » Un homme qu’elle a aimé à la folie. Et qu’elle quitte un jeudi.
Elle le quitte après l’avoir vu allongé sur le lit, tel un mort.
La mort est au cœur du livre, une mort repoussée mais pas quittée. Une mort que le sexe réactive constamment. À l’insu de la conscience, dans un vortex où la narratrice pourrait finir par être tuée.
Le texte de Caroline Lamarche est ainsi construit, en spirale. La scène inaugurale du rêve fait dérailler la roue qui tourne depuis vingt et un ans et enferme la narratrice dans une relation destructrice - à elle-même plus qu’aux autres, plus qu’aux hommes. Les hommes ne sont que l’instrument d’un plaisir et d’une douleur mêlés, emmêlés. Comme deux corps dans un lit. Comme un corps et sa mémoire. Comme les mots et ce qu’ils vous font.
Je pense au travail de Nathalie Sarraute, à sa façon de débusquer le poids et le pouvoir des mots. Caroline Lamarche écrit autrement, mais dans La Mémoire de l’air, elle mène l’enquête.
Tous ses livres ont le corps en tête, tous se tissent à la conjonction de l’érotisme et de la mort. Dans La Nuit l’après-midi, paru en 1998, la femme qui répond à une annonce SM répond d’abord à un rêve, où, pendant qu’un inconnu la prend, elle se voit en femme-oiseau avec des plumes rouge sang.
Dans La Mémoire de l’air, le rêve défait le lien et le destin. Défait la fascination pour les mots qui punissent, qui exigent, qui abolissent. Davant est un écrivain qui ne publie pas. Un amant qui écrit et aime en cage, dans cette chambre dont il sort le moins possible.
Aimer et écrire, aimer écrire, écrire aimer, cela peut-il se faire autrement que sous les deux miroirs jumeaux de l’excitation et de la souffrance ?
Le sexe et le texte, à une lettre près, disent la jouissance. Mais le sadomasochiste partage un lieu et un lien puissants avec la littérature : tout y est affaire de langue autant que de corps, les images viennent du langage. L’histoire sexuelle se noue dans une narration précise et construite, dont la chute flirte de près ou de loin avec la mort.
Dans La Mémoire de l’air, Caroline Lamarche fait un pas de côté, salvateur, et offre à la langue le pouvoir de sortir de la sidération. Le rêve inaugural met en place une image qui trépasse le langage. La jeune femme « au teint magnifique » est morte, ça devrait s’arrêter là. Sauf que cette Belle au bois dormant ouvre un précipice. Dans lequel la vivante descend et secoue sa mortification, terme signifiant en pathologie médicale un « processus d’altération, de décomposition des cellules ». Affaire de corps donc. L’histoire avec Davant s’est décomposée pendant sept ans, le temps d’un conte, le temps de sortir du sommeil écrasant, le temps d’ôter leur pouvoir maléfique aux mo(r)ts qui tuent.
Et qu’il y a-t-il avant Davant ? Tout au fond du ravin où la morte repose avec son teint de jeune fille ? Quelle histoire recouvre l’autre ? Qu’est-ce qui du corps ou des mots est le plus meurtrier ? Comment outrepasser le meurtre en soi ?
Par la langue. La narratrice ne ressuscite pas, elle se tire vivante de la tombe où les mots anciens et récents l’avaient tenue au silence, au sommeil, à la mort.
26 mai 2014