La grande solitude de Kruso-é
Le temps de trois saisons, et l’ancien étudiant, devenu plongeur dans un restaurant de l’île Hiddensee où les entreprises de la RDA envoient leurs employés méritants prendre des vacances, est devenu un homme au caractère trempé, au corps endurci.
Ed est arrivé sur l’île comme tous les « naufragés ». C’est ainsi qu’on appelle ceux qui débarquent et ne repartent plus, errants, devenant à moitié fous. Parmi eux, certains tentent de parcourir les 50 kilomètres qui séparent la côte surveillée jour et nuit de la côte libre. 5600 évadés, 913 qui ont réussi, 4522 qui ont été arrêtés et au moins 174 morts depuis 1961, date de la construction du mur de Berlin.
Les chiffres arrivent à la fin du roman, dans un épilogue où le narrateur, Ed, part à la recherche du cadavre de la sœur de Kruso. Kruso, le Russe allemand qui l’a accueilli sur l’île et qui en a fait son second. Tel Robinson Crusoé et son Vendredi.
Kruso est le titre du roman de 470 pages de Lutz Seiler, né en 1963 en République démocratique allemande. Le roman de la désillusion, de la quête et de la perte de sens simultanées, le roman de la désobéissance et de la folie.
Car il y a de la folie à vouloir rompre avec ce qui vous ligote, de la folie à vouloir sauver le monde, de la folie à survivre envers et contre tous.
Hiddensee a vraiment été « cette île de rêve » où l’on venait passer une journée ou une semaine de vacances, ou bien où l’on arrivait pour fuir un régime politique devenu forcené et aveugle. La postface de Jean-Yves Masson nous apprend que Lutz Seiler a vraiment été plongeur dans un restaurant sur l’île.
Les scènes de plonge et l’état dans lequel le corps se trouve au bout de plusieurs semaines, mains et bras en lambeaux de chair blanche, sont sans doute criantes de vérité ou de réalisme. Tout le livre est à cette image, criant. Et l’écriture de Seiler n’a rien de réaliste. Le renard mort en est le merveilleux emblème.
C’est le livre d’un homme hanté, qui parle au nom de tous les hommes hantés. Le livre d’un cauchemar, malgré quelques scènes de douceur. La réduction d’un homme, Kruso, à son obsession, faire de l’île à la fois la sortie d’une société coercitive et l’entrée dans un monde qui ne se résume pas aux devises de l’Ouest. L’île de l’utopie, avec Krusoé et VendrEDi. L’obsession va tourner à la folie, Kruso passer des jours et des nuits replié dans un monte-charge avant de se jeter sur son seul ami, Ed.
De son côté, Ed, après maintes épreuves, sera cet homme seul, ayant perdu tous ses compagnons, et dont la vie demeure à construire. Un rescapé, un résistant, un dur à cuire au cœur tendre. Avec la poésie pour guide au milieu de la forêt obscure.
Car, dans ce roman noir, sans repos, sans amour, déchiré par les agressions, les trahisons, les abandons, Ed et Kruso partagent la récitation de poèmes de Georg Trakl, et Kruso écrit lui-même toute une liasse de poèmes dont Ed sera le dépositaire.
La poésie a toujours été — et sera toujours, je l’espère pour l’humanité — un radeau et une ancre au milieu des tempêtes et des naufrages. Qu’on pense aux prisonniers, aux enfermés, aux torturés, aux abandonnés de tous que certains vers et phrases tenaient encore debout.
Le renard est ami de la poésie. Au milieu des violences que la folie des hommes perpétue, leur avidité, leur volonté de puissance et de contrôle, la poésie fait faire un pas de côté. Un certain Rimbaud parmi les employés du restaurant apporte des livres interdits, des livres qu’on lit alors à l’Ouest. Artaud est du nombre. La poésie est évidemment un antidote à la peur. Il y aurait bien des peurs à traiter aujourd’hui à l’Ouest où les livres ne sont plus interdits, mais pas pour autant lus. Kruso sait d’instinct quelque chose de cet ordre, Kruso qui ne veut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, qui ne veut pas passer à l’Ouest. Ed apprend de cet homme-là, et de l’échec de cet homme-là. Ou plutôt de la solitude de cet homme-là. En ce sens Kruso est vraiment un héros, il vit la solitude du héros. Qu’il confie à sa poésie. Dont nous ne saurons rien. Arme secrète pour les temps à venir. Peut-être.
Lutz Seiler ne lâche rien et nous tient ferrés comme des poissons durant la rude traversée de son livre. Premier roman d’un poète qui embrasse un monde disparu, dont les conflits et les comportements ne disparaissent pas. Un théâtre de la cruauté qu’il faut lire.
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