MICHEL DEGUY, un dossier (2005)
Michel Deguy © Sébastien Rongier
Michel Deguy ne tient pas en place.
Evoquer Michel Deguy n’est pas une chose aisée. L’œuvre qui se poursuit et s’enrichit sans cesse est d’importance. Ces quelques lignes d’introduction ne feront qu’indiquer un chemin. Elles n’expliqueront pas le trajet.
Enigme préparatoire : une roue de bicyclette qui ne serait pas fixée sur un tabouret, une roue de bicyclette qui, entraînée par une chaîne, accompagnerait une autre roue, un cadre, un guidon, des freins (etc.)… une roue de bicyclette qui roulerait sur le bitume parisien peut-elle traverser le hasard du langage sans l’abolir ni l’enfermer ?
Peut-être ! Mais si le vélo est conduit par Michel Deguy.
Car Michel Deguy est un cycliste. Il n’est ni poète, ni traducteur, ni philosophe, pas plus qu’il n’est enseignant, critique, éditeur, directeur de revue, de collection ou d’instituts. Il est cycliste. Pas de ceux qui tentent l’été de se hisser en haut du mont Ventoux. Non. Le vélo quotidien du citadin voyageur Michel Deguy prend les bifurcations qui permettent aux mots de s’entendre sous tous les paysages, sous toutes les latitudes. Latitudes du langage poétique, à hauteur d’homme et de vélo… voilà pourquoi Michel Deguy ne tient pas en place : l’homme est toujours en déplacement. Car le langage et la pensée prennent d’autres places et se déplacent contre les forces d’inertie.
Face aux révérences et aux révérencieux, Deguy va à l’encontre. Il déjoue les effets d’attentes. Il n’est jamais à la place où on l’attend. L’en-contre de Deguy est un mouvement complexe d’obliques paradoxales qui cherchent à rencontrer dans la distance d’un contre qui n’est pas une simple opposition mais le moteur même de la modernité : entre impossibilité et nécessité, la pensée de Michel Deguy est poétique.
C’est pourquoi la poésie de Michel Deguy déconcerte d’abord en confondant les évidences factices du langage. Il s’immerge – en plongée verticale – dans les expériences les plus élémentaires, triviales ou ordinaire du langage. En le dégageant du ronronnement babillard par décrochements successifs et par écarts infimes, Michel Deguy trouve un commun fragile. Telle est la raison poétique, forme d’écart généralisé résistant à l’amplification du culturel. Telle est la géopoétique deguienne qui file de la poésie à la philosophie en passant par la traduction sans désir de distinction puisque le langage est avant tout une relation et un dia-logue. Pour Deguy, la poésie est généralisée. Elle ne forme plus un genre mais elle est une donnée, une dé-concertation essentielle de la pensée. La raison poétique visent un lien paradoxal d’un sens en devenir, d’un sens en commun dans l’écart et dans la tension contre le confort du culturel.
Paysage en mouvement vu d’un vélo en circulation :
La raison poétique de Michel Deguy est donc une « contre-chute ».
« Nous n’avons pas la verticale. À nous la chute. Nous les plats. C’est nous les animaux machines, bien sûr, qui reconquérons la verticale, à contre-chute. », écrit Michel Deguy dans Spleen de Paris (p. 24).
La contre-chute permet de retrouver la verticale baudelairienne qui vient percer l’horizontalité heideggerienne, vieille amitié philosophique de Deguy. En prenant une nouvelle distance avec le retour ontologique, Michel Deguy s’engage sur le chemin fragile d’une raison poétique en relation avec le monde et le présent. Verticale (asymptotique) baudelairienne manifestement déconcertante. Manifeste à venir pour un contre-paysage poétique.Le dossier, élaboré en dialogue avec Michel Deguy, ne vise à aucune totalité, ne fait pas le tour du sujet, juste quelques étapes in-finies. Mais il cherche à offrir un aperçu de l’ « Archipel Deguy » pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Moussaron. Car le désir est avant tout d’éclairer les visages et la constellation Deguy par son œuvre elle-même.
On a donc choisi de proposer :
– une sélection chronologique de son œuvre poétique
– une place particulière réservée à la revue Po&sie, créée en 1977 qu’il anime toujours
– un espace réservé aux enjeux d’écriture, de traduction et à quelques présentations de son œuvre
– quelques fils et chemins d’une pensée permettent, à l’ombre des poèmes, de voir passer les roues d’une raison poétique irrévérencieuse, vivante et à l’écoute des pulsations du monde pour en contrarier le flux par un incessant déplacement du langage.
– On lira également quelques mots lancés par Sébastien Rongier lors d’une soirée Michel Deguy à l’IMEC : « Et réciproquement... (Michel Deguy) ».
Michel Deguy nous également confié ce texte inédit : Du f.l.m., ou « français langue maternelle »
On signale également l’actualité de ses parutions, et notamment Le sens de la visite
Un paradoxe supplémentaire :
A la lecture de « Du carnet à l’archive », on apprend que l’écriture de Michel Deguy reste attachée à la main et à la feuille, écriture manu-scrite attentive, mais à distance, des claviers, des écrans et des réseaux internautiques… L’accueillir sur remue.net, c’est prolonger la déconcertation, affirmer la profondeur d’une œuvre et un goût des franchissements des frontières par un autre glissement (inter-nautique de la roue du cycliste par temps de pluie)…Un grand merci à Michel Deguy qui a rendu possible ce travail. Les rencontres informelles autour d’un café, le temps consacré sans retenu à un jeune inconnu dans des discussions qui oublient avec délice les projets et le travail, telle est la disponibilité de cet homme chaleureux et généreux dont la ponctualité se décide d’un coup de vélo.
En guise de conclusion, quelques liens permettant de prolonger la lecture de ce dossier qui s’enrichira régulièrement.
1. La bibliographie complète de Michel Deguy, dirigée par Hélène Volat et Robert Harvey, publiée par l’IMEC (collection INVENTAIRES) en 2002 et mis en ligne par Hélène Volat.
2. Jean-Michel Maulpoix propose sur son site un texte sur Deguy Pourquoi la poésie ?, prolongé par un entretien Maulpoix/Deguy sur l’hybricité.
3. Stéphane Baquey s’entretient avec Michel Deguy dans le Hors série 9 de la revue Prétexte et interroge le concept de « raison poétique » à l’occasion de son séminaire du jeudi 26 avril 2001.
L’ensemble des articles dansle dossier d’ensemble Michel Deguy.
Michel Deguy © Sébastien Rongier