La ligne des glaces
Le troisième roman d’Emmanuel Ruben.
« Pour la première fois, je prends pleinement conscience de ceci : à savoir qu’il y a, vingt ans après la chute du Mur, encore deux Europe, équivalentes par leur superficie. La première Europe, c’est l’Union. La majeure partie de l’autre Europe se situe toujours en Russie. »
Il ne lui faudra que quelques jours de travail, quelques recherches sur de vieux atlas puis une série de déplacements sur place, pour comprendre que la mission qui lui a été confiée est irréalisable. Il s’y attelle donc mollement et finit par s’y désintéresser pour consacrer son temps à une exploration plus personnelle. Curieux et attentif, il a à cœur de découvrir le monde inconnu qui l’entoure. Accompagné d’un ami linguiste d’origine suisse, il passe des soirées animées au bar, y rencontre une jeune femme, débute une relation amoureuse, multiplie les virées alentour, se cogne au froid glacial, à l’interminable hiver local, à la non moins longue nuit qui enveloppe les terres et mers glacées de ce territoire aux frontières floues et indéfinies où la loi exige l’arrêt de toute activité dès que le thermomètre passe sous la barre fatidique des moins vingt-cinq degrés.
« Imaginez tout un pays qui ne travaille plus, ne se lève plus, ne prend plus sa bagnole, le taxi, le bus, le trolley, le tramway, n’entend plus de klaxons, ne connaît plus de bouchons ! Imaginez le rêve de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les sociétés, de toutes les civilisations : trêve générale ! »
L’étonnant, et inquiétant paradoxe, en ce bout de terre apparemment préservé, est de se rendre très vite compte qu’ici aussi, bien accrochés dans les mémoires, et réactivés en un éclair, sévissent nationalisme, querelles linguistiques, racisme, menaces et intrigues géopolitiques. Autant de réalités notées au jour le jour dans les carnets que Samuel ne cesse d’alimenter. Il y écrit en détails tout ce qui nourrit sa présence au cœur de la Baltique orientale. Le cercle fermé des diplomates (qui surestiment leur mission et ont tendance à prendre les locaux pour des demeurés) est griffé à coups de traits vifs et percutants, exemples et propos à l’appui. L’idée des frontières – et en particulier de celles qui s’érigent dans les têtes – est lentement démontée.
« Tu cherches une frontière extérieure, alors tu crois la trouver au bout de tes forces. Mais il n’y a pas de frontière extérieure. Crois-moi, la vraie frontière est à l’intérieur. Elle est infiniment plus proche que tu l’imagines. »
Elle s’ouvre, en l’occurrence, et Emmanuel Ruben, qui n’a d’autre passeport que son écriture pour la franchir, excelle à le démontrer, sur un imaginaire en verve, un monde en expansion où paysages et personnages se façonnent les uns les autres pour vivre avec intensité. La fin du livre est en ce sens superbe. Après le gel et le dégel survient l’été qui voit les corps sortir enfin de leur léthargie pour s’unir en quête de sensations extrêmes. L’auteur de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu a patiemment préparé cette apothéose. En auscultant les lieux deux saisons durant. En brossant les portraits des différents protagonistes de son roman. En décrivant au mieux les décors glacés, enneigés ou simplement recouverts d’une pellicule de givre qui vont bientôt éclater en s’offrant à la lumière. En rappelant ici une anecdote, là un fragment extrait de l’histoire récente du pays, ailleurs un drame survenu durant l’occupation allemande ou une légende sortie des confins. En plaçant enfin, et constamment, son narrateur en position de témoin surpris, effaré, rassuré ou troublé par ce qu’il découvre au fil de son séjour. Le roman qu’il construit ainsi, courant sur plus de trois cents pages, se densifie de plus en plus et emporte le lecteur dans une aventure qui déborde de vitalité.
Emmanuel Ruben : La ligne des glaces, éditions Rivages.