« La preuve qu’il s’est passé quelque chose »

par Alice Zeniter, dans le cadre du dossier transversal ateliers d’écriture en résidence


J’anime des ateliers d’écriture depuis plusieurs années. Cela n’a pas été une volonté consciente de ma part mais, depuis mes premiers ateliers (qui remontent, je pense, à 2012), j’ai eu tendance à m’adresser à des écrivants de plus en plus jeunes, comme si j’étais à la recherche d’une pulsion d’écriture qui n’aurait pas encore rencontré de barrières, notamment celle de la pudeur ou de l’autocensure, et qui sommeillerait, libre et intacte, chez les enfants, attendant uniquement le temps d’un atelier pour jaillir.

Depuis 2014, année où j’ai multiplié les résidences et donc les expériences d’ateliers, je me suis prise de passion pour les séances d’écriture avec les CM1-CM2. J’ai réalisé plus tard que l’âge des petits écrivants correspondait à celui que j’avais lorsque j’ai rencontré pour la première fois un écrivain, Géva Caban, venue dans ma classe à l’école primaire pour parler avec nous de son roman policier dont j’ai malheureusement oublié le titre. Géva n’avait pas animé d’atelier d’écriture. Elle avait simplement raconté. Elle nous avait cité Apollinaire et Faulkner. Elle m’avait donné des conseils en vue d’une future publication. J’avais huit ans. Je sais aujourd’hui que si j’ai pu grandir sans avoir peur d’écrire ni d’être lue c’est parce que cette femme avait fait de la littérature une sorte de mère accueillante qui m’ouvrait les bras.

Lorsque je me rends dans les classes, j’essaie de faire passer le même message. Quoique « message » donne l’idée d’une chose trop construite. Ce n’est pas un message. C’est une sensation. Une émotion. C’est ramener l’écriture et la lecture en territoire de plaisir et pas d’exercice scolaire. Ainsi, les enfants demandent souvent : « Est-ce que j’ai le droit de faire ça ? », et ma réponse, la plupart du temps, consiste en une série de questions : « Est-ce que c’est ça tu veux faire ? Pourquoi ? Raconte-moi ».

Je n’ai jamais été formée à mener d’ateliers d’écriture. Je n’en ai pas suivi moi-même. Et s’il faut être tout à fait honnête, je pense avoir passé dix ans sans avoir aucune sorte d’interaction avec la tranche d’âge à qui je donne maintenant ces ateliers. Je savais que je voulais le faire mais j’étais incapable de savoir pourquoi et surtout, je ne savais pas comment. Au moment de me lancer, j’ai glané des informations sur Internet, auprès d’écrivains coutumiers de cette pratique ou même d’écrivains qui n’avaient jamais donné d’ateliers mais à qui je demandais soudain : « Tu avais quel rapport à l’écriture quand tu avais dix ans ? Est-ce que quelque chose était déjà apparu ? Est-ce que ça t’ennuyait ? ». Je me posais beaucoup de questions sur le rapport des enfants à l’écriture et peinais à me souvenir du mien. À des amis déjà parents ou instituteurs, je demandais : « Est-ce que les petits enfants sont comme des aliens ou est-ce que tu parviens à les comprendre ? »

Souvent, lors de ma première rencontre avec les classes, je leur demande de parler d’eux, des livres qu’ils aiment. Lorsqu’ils me disent qu’ils ne lisent pas, je leur pose des questions sur des films ou sur des jeux vidéos et j’essaie de les amener doucement à réaliser qu’il n’existe pas de hiérarchie entre ces choses mais que toutes ont un cœur commun : celui de la narration. Que ce qui les passionne dans leur série préférée comme dans GTA (le nombre d’enfants qui, en primaire, jouent à GTA me sidère toujours), c’est une histoire qu’on leur raconte et qu’ensuite, ils se racontent à eux-mêmes.

Que je leur propose comme point de départ d’écrire le journal d’un animal, un roman policier ou la quatrième de couverture de leur livre idéal, ce sont sur les éléments de la narration que nous travaillons. Jamais sur l’orthographe. Et – avouons-le – très peu sur le style. Parfois, sur la syntaxe. Beaucoup d’enfants de cet âge ont du mal à utiliser la ponctuation. En reprenant leur texte à voix haute, en pesant une à une les informations qui sont données, en envisageant une dimension de « suspense » à leur texte, ils parviennent cependant à le diviser en phrases. Parfois, je leur demande d’imaginer où ils placeraient les roulements de tambour et les coups de cymbale pour qu’ils parviennent à diviser le bloc uni de leur écrit en plusieurs fragments.

Mais l’histoire avant tout. La fiction, principalement. Le plaisir de la fiction. Celui de créer des personnages, des rebondissements. Celui – fichtrement difficile pour les petits – d’écrire une fin qui soit... finissante.

Je ne sais pas si ces ateliers nourrissent mon travail d’auteur au sens où ils trouveraient ensuite une porte d’entrée dans mon écriture. Je sais qu’ils me convainquent chaque jour que notre monde est, malgré tous les changements sociaux et technologiques qui le façonnent et le bouleverse, un monde d’histoires et que celui qui sait les raconter dispose d’un pouvoir qui descend en droite ligne de celui de Shéhérazade. Les enfants le sentent aussi. Il y a toujours un temps dans leur pratique où leurs yeux s’allument, où les idées affluent et où ils ont envie de crier ce qu’ils vont faire à travers la classe parce que leur statut de démiurge les surexcite : ils vont tuer tel personnage, marier l’autre, le perdre dans la forêt puis le retrouver in extremis, ils vont faire s’écrouler un immeuble, disparaître une planète, faire passer deux siècles en une ligne.

Parfois, je me demande s’il ne faudrait pas monter avec eux un atelier oral. Si l’écriture est bien nécessaire alors qu’elle pose tant de problèmes à certains d’entre eux (j’ai connu beaucoup d’enfants qui refusaient de se lancer sans dictionnaire et qui finissaient par ne rien écrire car ils cherchaient tout, absolument tout, dans ce dictionnaire, même « je », même « tu » et que d’ailleurs, ils ne savaient pas comment chercher dans un dictionnaire, ils l’ouvraient au hasard, c’était extraordinairement compliqué). Mais je crois qu’elle l’est.

Tout d’abord parce qu’elle demande du temps et que l’apprentissage du temps dans la création est peut-être la chose la plus nouvelle pour les jeunes écrivants. Ils pensent qu’un texte naît comme la foudre et que la réussite ou l’échec est immédiat et irréfutable. Dans le temps que demande l’écriture, ils apprennent au contraire que l’on peut se corriger, que l’écriture est souple, transmuable. Souvent cela les amuse un bref instant et puis les lasse bien vite. Quoiqu’il en soit, ils ont entraperçu cette dimension.

Ensuite parce qu’elle permet qu’à la fin de l’atelier, les enfants aient un texte sous les yeux qu’ils garderont au-delà des séances (lorsque cela est possible, nous publions un petit recueil). C’est la preuve qu’il s’est passé quelque chose. C’est leur création. Ils la montrent à leurs voisins. Ils sont tous auteurs et lecteurs pour une dernière séance de partage.

Une fois, j’ai observé un étrange rituel. Dans la première classe à qui je donnais un atelier, les enfants apportaient tous leur texte à un élève assis au fond de la salle et celui-ci, comme un maître Yoda bienveillant et austère, hochait la tête sans un mot après chaque lecture puis rendait la feuille. Au bout du dixième récit parcouru, le petit garçon fronça les sourcils et déclara :

-Je pense que tes deux personnages se ressemblent trop. Alors ce n’est pas vraiment intéressant. Ça se répète là, là et là.

Il entoura au feutre quelques passages du texte. Et je me dis subitement qu’il serait bon que je demande également à mes amis éditeurs à quel âge ils avaient connu une révélation.


7 mai 2015
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