La rue disparue

La rue Dénoyez à Belleville, telle qu’on la connaît aujourd’hui, va disparaître. Les bulldozers sont annoncés pour des sondages destructifs avant d’abattre une grande partie des « boutiques » côté numéros pairs (dont la Maison de la Plage où je suis en résidence, ainsi que la galerie Friches & nous la paix qui a accueilli les festivals instin 2013 et 14) pour les remplacer par une crèche et des logements sociaux, alors que l’angle avec la rue de Belleville sera rénové. Cette rue toujours en équilibre précaire, c’est-à-dire vivante, verra une nouvelle fois sa gueule d’atmosphère rectifiée.
Et le mythe de la fin rencontre une nouvelle vigueur.

Nous dénombrons nos morts, grands et petits, et les lieux qui disparaissent pourraient être leurs stèles.
Parfois même, comme en janvier 2015 place de la République (photo ci-dessus), le monument officiel s’efface sous les inscriptions d’une mémoire présente, renouvelée : la République nationale semble devenir République universelle. Reste à savoir si cette mémoire dispose du contexte nécessaire pour perdurer, ou s’il s’agit d’un mirage…

Comment faire pour garder vive la mémoire ? pour qu’elle reste un choc et non un devoir ?
Je perds la mémoire du devoir, dit le Général Instin dans ses notes sur Facebook.

Ainsi, les effacements infligés à la rue Dénoyez seraient le lieu, l’infra-lieu de la survivance des êtres qui l’ont connue et des événements qui l’ont marquée, et si l’on piochait dans ces zones fantômes, dans cette prolifération mémorielle quelques fils, presque au hasard, on en esquisserait les histoires dont les murs font écho, échos repris et déclinés par d’autres murs :

Simone Schloss,

résistante et juive (1920-1942), habitait au 20 (ou 22) rue Dénoyez [« boutique » détruite cet été 2015]. Couturière à domicile. Elle est arrêtée et jugée lors du procès de la maison de la Chimie en 1942 avec 26 combattants des Bataillons de la jeunesse et de l’Organisation spéciale (OS) du PCF. Elle est graciée en tant que femme, puis finalement décapitée à Cologne. Elle transportait et stockait du matériel de propagande (tracts, journaux) et des explosifs.

Graffiti de Fernand Dalaine (mort en 1945 à Nordhausen), fort de Romainville, casemate n°17, 6-11-43. Source : Graffiti de résistants. Sur les murs du fort de Romainville, 1940-1944, éd. Libel.

Les Archives départementales de Seine-Saint-Denis ont mené une étude historique sur les graffitis du camp d’internement allemand du fort de Romainville aux Lilas, où 7000 résistants furent emprisonnés.



Jacques Arbizer,

résistant et juif (1920-1942), habitait avec ses parents au 15 bis rue Dénoyez [détruit dans les années 1980 pour construire une résidence de personnes âgées]. Fusillé au Mont Valérien (source http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/0/54/07/70/liberation-paris-20e.pdf ; lire la dernière lettre de Jacques Arbizer page 46). Sa fiancée de 17 ans, Hélène Jakubowicz, elle-même résistante (Jeunesses communistes), est déportée à Auschwitz via Drancy ; une rue du XXe arrondissement porte aujourd’hui son nom.

Lors de travaux en 2009 à la cité de la Muette à Drancy, qui fut le principal camp d’internement et de transit des Juifs de France de 1941 à 1944, des graffitis ont été mis au jour : dessins, symboles, calendriers, noms et dates, messages, commentaires, poèmes. Inscrits sur des carreaux de plâtre servant de contre-cloison, ces graffitis ont été déposés et stockés pour être restaurés. Ils ont fait l’objet d’une exposition et d’un livre.

Graffiti de Manes Band (1922- Auschwitz, 1942), plus ancien graffiti recensé au camp de Drancy, [i]nterné le 21/8/41, matricule 555. Manes Band, apprenti tailleur, habitait avec ses parents, également déportés, au 28 rue de Pali-Kao, Paris XX. Source : Des noms sur des murs. Les graffiti du camp de Drancy (1941-1944), éd. Snoeck.

Impossible alors pour moi de ne pas faire un détour par l’enfance toute proche et oubliée de Georges Perec, c’est-à-dire par la

rue Vilin,

disparue quasi entièrement sous le parc de Belleville dans les années 1970-80.
Perec est revenu tardivement dans cette rue où sa mère Cyrla avait un salon de coiffure, avant d’être raflée en 43 (« acte de disparition » du 19 août 1947, ministère des Anciens Combattants) : à partir de la fin des années 60, Perec intègre cette rue à son projet des Lieux, qui n’aboutira pas. Voici sa dernière note du 27 septembre 1975 alors que les destructions sont en cours (« La rue Vilin », L’infra-ordinaire, Seuil) :

Dix ans après la mort de Perec, Robert Bober réalise l’excellent film En remontant la rue Vilin (1992), tentative de reconstitution de la rue avec archives textuelles et photographiques.
À la fin du film, Bober montre que l’inscription « coiffure [de] dames » sur la façade du numéro 24, le salon de Cyrla, que Perec voyait quasiment effacée, en train de disparaître, était plutôt en train de réapparaître, le temps grattant peu à peu la peinture qui la recouvrait.
Les bulldozers interrompirent ce processus.

Photogramme du film de Robert Bober.





Merci à Cédric Borderie, Eric Caligaris, Léandre Garcia Lamolla, Albert Sarfati, Yves Traynard,
et toujours : Albert Aland, Agnès Bellart, Maxime Braquet, Mathieu Brosseau, Nicole Caligaris, Antonin Crenn, Marie Decraene, Nadege Derderian, Françoise Galland, GEM Artame Gallery, GEM la Maison de la Vague, Emmanuèle Jawad, Thierry Lainé, Mehdi Lallaoui, Nicolas Magat, Valérie Marange, François Massut, Paul Oriol, Mohammed Ouaddane, Pedrô !, Cécile Portier, Édouard Razzano, Mathilde Roux, Guillaume Ruelland, SP 38, Lucie Taïeb, Tina, Areti Tzia, Yohanna Uzan, Benoît Vincent.

5 mars 2015
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