Laurence Paton | Noir 3
Odessa, Noir 2, Noir 3 que vous allez lire maintenant forment le triptyque d’une continuité, le récit d’une écriture née au noir de la nuit, une nuit peuplée de villes, de rues, de maisons et de chambres, d’ombres qui, à leur façon incertaine d’origine et de destination peut-être, participent à cette construction.
Sous le titre Noir, Noir 2 et Noir 3 viennent de paraître aux éditions Exemplaire Unique que l’on trouvera prochainement (en 2008) dans quelques librairies.
DD
Des mots qui s’échappent de la chambre noire
C’est le noir total. D’un coup, la poche d’ombre tapie dans un coin a envahi la pièce, et la forêt absorbé toute la lumière. Rien à voir avec la nuit qui vient assombrir la terre à heures fixes : là, le noir est tombé en plein jour.
Dans la chambre du fond, le temps ne bouge pas. C’est toujours la même saison, toujours la nuit. Je la vois, elle, allongée sur le dos dans son lit flottant, les yeux grand ouverts.
La chambre est petite, deux lits d’une personne y sont posés côte à côte. Ce sont des meubles très simples, avec des montants en bois clair. Les lits sont jumeaux et gigognes : la journée, ils n’en font qu’un, l’un plié sous l’autre, l’autre renfermant l’un. Le soir, pour se coucher il faut procéder en plusieurs étapes :
1/ se baisser
2/ attraper par son montant horizontal le lit du dessous qui est replié et le tirer à côté de l’autre
3/ aller à la tête du lit, ou au pied, passer ses deux mains sous le sommier pour lever le montant vertical, et effectuer la même opération de l’autre côté.
Dans le lit qui durant la journée est replié sous l’autre, et déplié le soir en trois mouvements, elle repose, mais ne dort pas. À côté d’elle repose — là c’est le terme exact — une vieille dame. Entourée de blanc, elle flotte sur son lit. Sur le linge immaculé, ses cheveux semblent plus jaunes que d’habitude, ça peut s’arrêter oui, ça peut s’arrêter brutalement, alors que tout va bien, l’air est doux, les sons distincts, la pluie même rassure, ça peut arriver soudain, le noir, les tentures devant la porte, le ruban sur les vêtements.
La vieille dame est étendue toute blanche à côté d’elle qui ne dort pas et pense aux morts à venir. Dans la cuisine, sur le carrelage jaune et rouge brique un homme en costume sombre tombe, son corps à terre remplit tout l’espace et l’affolement est général. Elle remarque que ses deux pieds se trouvent dans l’entrebâillement de la porte qui donne sur l’escalier de service.
Elle repose. Le lit flotte au milieu de la pièce. Aucun son, c’est la nuit, « C. L. N., même au soleil, surtout au soleil, c’est la nuit. Tu peux crever, les gens ne retiendront même pas une de leur inspiration. Ils se tairont les gens. Les gens taisent l’autre, toujours ».
L’ombre a avalé le petit secrétaire qui lui sert de bureau à droite, la fenêtre en face, la cheminée à l’arrière, ainsi que l’autre bureau collé contre la porte de communication qui donne sur la chambre voisine. Ici, les morts organisent l’espace. À chaque disparition, les survivants disposent d’un peu plus de place, les lits gigognes changent de chambre et certains meubles disparaissent à tout jamais, comme le grand bureau en bois foncé surmonté d’une petite galerie à barreaux torsadés sur lequel la vieille dame prenait le thé tous les jours à cinq heures. Sa mémoire est pleine de choses encombrée.
À la mort d’un des leurs, les Manouches ne touchent à rien, abandonnent la caravane du défunt, n’y vont plus jamais, y laissent les objets, vêtements, couvertures, batteries de cuisine, bagues, devenus mullo, morts, et donc traités avec respect. Parfois ils finissent par mettre le feu à l’ensemble.
On aurait dû laisser la chambre, les autres pièces, le couloir, les meubles, objets, vieux papiers, souvenirs, bibelots. Ne toucher à rien. Tout l’appartement serait devenu mullo. Délaissé par les vivants, il aurait été livré à lui-même, recouvert de poussière, en proie à la douce et lente action du temps.
Le lit étroit et long flotte dans la pièce, les draps font des remous, dessinent des vagues, elle est complètement réveillée, complètement dans le noir, C.L.N., elle étend les bras sur l’édredon, son esprit s’envole, la tire dans la poche d’air près du plafond, là où il respire, puis la pousse vers le deuxième lit le long du mur. À genoux devant le corps de la vieille dame, elle ne joint pas les mains, elle griffe le drap blanc de sa plume dure, ça crisse, ça troue le tissu, des traits s’entrecroisent dans tous les sens, font des nœuds d’encre noire, des lacs sombres, de fins entrelacs, elle trace des chemins embrouillés sur les draps, tout un monde extraordinairement enchevêtré, noué, violent aussi quand la plume transperce l’étoffe. Puis elle va chercher les lettres en plastique jaunes, bleus, orange avec lesquelles la vieille dame lui a appris à lire et en recouvre son corps, à l’exception du visage près duquel bientôt elle s’endort, assise sur le parquet, sa tête posée sur les draps tout près de la figure un peu jaune et allongée.
Il est trop tôt pour elle pour voir des morts. Ce n’est pas la vieille dame qui est allongée là, quelqu’un d’autre a pris sa place près de la table de nuit où est posée la radio. La vieille dame n’aurait jamais accepté qu’une autre personne dorme dans sa chambre. Elle la voit toujours vivante, assise à son vaste bureau, agrafant le ruban de velours noir serré autour de son cou, ouvrant et fermant les tiroirs, dépliant ses lettres pour les relire encore une fois, regardant les photos de sa vie d’avant et d’ailleurs.
Le lit flotte au milieu de la pièce, exposé, entouré de noir. Depuis la mort de la vieille dame, l’espace a été réinstallé. Venue de la pièce d’à côté, elle s’est installée dans la chambre.
Quelqu’un l’ écoute dans le noir. Plus haut que le plafond, plus haut que l’immeuble, dans les nuées. Quelqu’un qui l’entend se taire. Une partie d’elle — voix étrangère sur une terre étrangère.
C.L.N. encore et toujours. Même au soleil, surtout au soleil. Tu peux crever. Non, quand même, ils doivent bien la protéger tous ces morts puisqu’elle finit par s’endormir à côté d’eux. Ils la veillent, elle qui est encore dans les limbes qu’elle imagine comme un édredon matelassé blanc crème où de joufflus bébés tout nus se vautrent. Ils ne marchent pas, ils s’ébattent à plat ventre, plutôt joyeux mais complètement impuissants. Enfermés pour toujours, ou à jamais, condamnés à rester là, entre eux, pas encore nés que déjà morts, ou très près des morts. Ils semblent s’amuser , leurs orteils dessinent de gracieux mouvements, leur peau est transparente et prend les couleurs des nuées sur lesquelles ils reposent. Apparemment promis à un grand avenir, mais ne crèvent jamais les nuages.
Comme ils dorment tous, et qu’elle s’est réveillée, elle décide de partir explorer le vaste monde. Elle monte dans une voiture, à l’avant, à la place du mort. Elle ne connaît pas le chemin, le conducteur non plus. C’est Dirge qui leur ouvre la route : il suffit juste de le suivre.
C’est parti, ils roulent sur les berges de la Seine. À gauche de la voie rapide qui longe le fleuve, prend un souterrain fermé par une porte en fer dont les battants s’écartent dès qu’une voiture les frôle, comme à la foire. Il ne faut pas avoir peur de s’écraser, il faut foncer, et la porte s’ouvre.
Question : Dirge, qui les précède, a-t-il pris le tunnel ou a-t-il continué tout droit sur l’asphalte qui brille au soleil, avec le fleuve à droite ? Elle ne peut répondre, elle n’en sait rien, une absence, elle a dû penser à autre chose, tourner la tête, et perdre de vue sa voiture pendant quelques instants. Pourtant sa seule mission est d’indiquer la direction, ou plus exactement de ne pas quitter Dirge des yeux pour connaître la route et la suite des évènements.
Il faut se décider très vite, elle n’a pas le temps de réfléchir, le flux des voitures est rapide, au dernier moment elle dit au conducteur d’obliquer à gauche pour prendre le tunnel. C’est marrant cette porte qui s’ouvre toute seule dès qu’on s’en approche, comme dans un mauvais film fantastique. Le flux les reprend. Elle a beau écarquiller les yeux, elle ne reconnaît pas, parmi tous les véhicules qui circulent, celui qu’ils doivent suivre. La lumière qui pénètre dans le souterrain par de fines fentes latérales ouvertes dans le mur de pierre dessine des raies qui donnent envie de cligner les paupières. Elle distingue les formes et les couleurs avec difficulté, n’aperçoit toujours pas la voiture de Dirge. Et s’il avait pris l’autre voie ? Elle n’est pas sûre d’être sur la bonne route.
À la sortie du tunnel, des événements routiers de toutes sortes se produisent : des voitures garées en double file obligent à ne rouler que sur une seule voie, un camion arrêté bloque la circulation, plus personne n’avance. Et Dirge qui doit continuer à filer loin devant, ne s’apercevant de rien puisqu’il ne se retourne jamais. Imperturbable, il va de l’avant. Et comment font-ils derrière ? Ils se débrouillent.
Il y a comme un blanc, du temps passe sans qu’on s’en aperçoive, et soudain ils sont sortis de la ville et se retrouvent sur une large route rose, lisse, et entourée de vert. C’est une campagne propre et domestiquée, à l’anglaise, sans paysans ni animaux. Ce pourrait être le début des vacances dans un pays étranger avec le soleil qui brille doucement, une légère brise qui agite les feuilles dans l’air lumineux et la liberté devant soi. Mais bientôt la route entre dans une forêt — où va-t-on, où est-on ? —, la lumière décline comme si c’était le soir, il fait sombre, très sombre, de plus en plus sombre, la lumière disparaît , c’est le noir total. Il n’y a plus rien --- on ne voit plus rien, plus plus rien. C’est la nuit, même au soleil, surtout au soleil c’est la nuit dans laquelle ils s’enfoncent maintenant comme dans un tunnel. Les phares de la voiture ne fonctionnent pas. Ils ne savent même plus s’ils roulent à droite ou à gauche. Comment se diriger dans le noir total ? Elle est glacée d’effroi, à tout moment ils peuvent se cogner dans une autre voiture, mais impossible de s’arrêter ou de faire demi-tour, c’est trop dangereux, ils pourraient avoir un accident. Ils sont obligés de continuer dans cette nuit impénétrable, sans même savoir s’ils sont sur la bonne route.
Et alors que tout semble perdu, le chemin, l’espoir, eux, ils retrouvent la lumière et Dirge qui les attend. C’était le bon chemin, ils ne s’étaient pas égarés, sauf que lui n’a pas pris la même route, n’est pas arrivé directement à la forêt tunnel, mais a fait un détour. L’a-t-il traversée ? Impossible à savoir, toujours mystérieux Dirge.
Pourtant les hommes en noir auxquels ils avaient demandé leur chemin devant l’église — cela lui revient maintenant, elle l’avait oublié, c’était avant les berges et le souterrain, juste en sortant de la chambre noire d’où les mots s’échappent sans qu’on s’en aperçoive, coulent sous la porte… Déjà, ils étaient perdus et devant l’église, une petite chapelle, sans doute venait-on d’y procéder à un enterrement, trois hommes du métier, grands, maigres et au costume élimé leur avaient indiqué le chemin. Pour éviter toute confusion, mauvaise interprétation, quiproquo, ils avaient dessiné un plan sur le sol : avec un bâton pointu, ou une canne, ils avaient tracé pendant longtemps des traits sur le terre-plein devant la chapelle. Pour signifier que la route montait, ils inscrivaient des courts traits parallèles les uns au-dessus des autres, figurant un escalier bientôt suivi d’une large courbe, comme si le chemin faisait demi-tour — c’était un virage en épingle à cheveux. La pointe fine entaillait d’un geste ferme la terre ocre mouillée et incrustée de graviers, leurs explications étaient longues, précises, solennelles. Elle n’en avait retenu que la dernière partie, les escaliers et le virage en épingle à cheveux. Les voitures avaient redémarré et ils s’étaient perdus, arrivant finalement à destination par des chemins différents, elle en allant tout droit et tout noir, Dirge par des moyens détournés.
À présent, ils roulent ensemble sur la même route, plutôt un chemin, bordé d’un côté par la mer, de l’autre par l’herbe épaisse des bocages. Ils sont trois, trois personnes, dans l’air léger d’avril, entourés de bleu, de vert et de sable. Il n’y a plus rien, plus plus rien, que la pure lumière vers laquelle ils avancent.
Il faut y aller doucement, petites touches par petites touches pour ne pas tout faire disparaître. Ne pas brûler les étapes, éviter que tout ne s’efface, entr’ouvrir lentement la porte de la chambre un peu sombre et très ancienne, une chambre de campagne, dans une maison délabrée dont les portes vermoulues battent au vent. Tout un monde englouti qui revient déformé, troublé, opaque, obscurci par l’eau des grandes profondeurs. Une femme est allongée sur un canapé : il faut agir, ouvrir la boîte de compresses stériles, aller chercher de l’eau, éponger le sang dans la salle de bains. La femme s’endort, redevient toute petite. Et une voix s’élève, qui essaie de se faire entendre.