Laurent Herrou et Pauline Sauveur | Un monde_Tir à vue (la parenthèse)
Laurent Herrou
Extrait du journal
2 juillet 2017
Eric a dit : ça va swinguer. Quand je lui ai dit que j’allais écrire mon journal.
Je lui ai dit que c’était fini pour moi, les salons, les livres, jusqu’à Facebook, les annonces, les mails pour dire que je sortais un nouveau livre. C’est fini, je n’en peux plus. Les Carnets a été la dernière de la série, je n’avais pas besoin de ça. Un livre vendu — je pourrais dire deux, mais le second, je l’ai mis dans les mains de Mathieu Simonet, qui me l’a acheté finalement, il préférait (ça m’allait). Un livre vendu, L’inconfort du je. Le Journal, rien, Nina Myers, rien. Les gens, les phrases des gens : je ne peux plus.
J’ai pensé à Angot, fort, pendant le salon.
Fort.
J’ai pensé à Le Clézio aussi, j’ai pensé que c’était fini : les salons. Je ne voulais plus que le travail, les résidences, mais les salons, les signatures, plus jamais, plus jamais assis à regarder les gens passer, à entendre : alors Herrou, c’est quoi ? Et une fois lancé, la phrase qui coupe, la phrase qui dit : mais moi je suis venu pour les dessins de toute façon. La phrase qui dit, le livre en mains : on ne peut pas entrer en quelques secondes, il faut lire le livre entier, et la femme repose le livre, et tu te demandes : pourquoi tu l’as pris en mains alors ? Ce que l’on entend, ce que l’on entend chaque minute d’un salon — celle-là : on dit écrivain ou écrivaine… ? et penser au texte de Pauline, que l’on s’évertue elle et moi à lire en public depuis un an, mais vous vous en foutez. C’est pour ça que j’ai dit à Eric que c’était fini, que je n’y arrivais plus.
Je l’ai appelé, j’ai dit : tu viens me prendre ?
Il était seize heures trente, une femme avait posé mon livre alors que je répondais à ses questions en regardant au loin, et d’une voix dédaigneuse : vous m’excusez, je cherche mes amis des yeux… Elle avait posé le livre, elle avait dit : mais je reviens… J’avais dit à Eric : on plie, je ne voulais pas qu’elle revienne, ou : je ne voulais plus être là quand elle reviendrait, on a rangé les bouquins dans les cartons, la libraire qui avait commandé quinze exemplaires de Femme qui marche disait : c’est rude, en écartant les bras, impuissante, elle avait dit : nous, on y croyait. J’avais souri, ce n’était ni de sa faute, ni de celle de Catherine Mézan qui se battait pour organiser des événements, et possiblement que c’était un succès, pour Les Carnets, pour les dessins comme disait l’autre, peut-être que ça n’était pas un fiasco pour tout le monde, moi je pensais : mais qu’est-ce que je fais là ? J’avais demandé à Eric de m’aider avec les cartons, j’avais dit : j’ai envie de me foutre à poil sur le transat à côté de toi, au bord de la piscine du gîte, la littérature là, je n’en pouvais plus. Je lui avais dit que je n’écrivais pas pour ces gens-là, en vérité je n’attendais pas qu’ils achètent mes livres, je pensais : vous ne comprendrez pas.
Je pensais, moi aussi dédaigneux : mais pourquoi je réponds à vos questions ?
Je devenais plus agressif, moins patient, l’une d’elles m’avait demandé à quelle conclusion j’étais arrivé, à propos de L’inconfort du je, je lui avais dit qu’il fallait lire le livre, je n’avais pas envie de lui répondre, ça avait clos la conversation, Pauline me regardait. Elle disait elle aussi qu’elle s’était demandée, la veille, pourquoi elle était venue, et aujourd’hui, elle s’en voulait de ne pas avoir pris un train plus tôt, pour rentrer dans le Cher.
Moi je pensais : je suis en vacances, c’est la dernière de la série, et quelle série ! Huit personnes chez Tulitu, à Bruxelles, huit à Bourges, pour la lecture de notre texte, à Pauline et moi, personne, nous n’intéressions personne, je pensais : je n’intéresse personne, aucun livre vendu et une facture de cinq cents euros à payer à Jacques Flament qui m’avait donné les chiffres de vente des trois livres, douze de l’un, quatre de l’autre, sept du troisième. Arnaud Genon m’avait écrit qu’il comprenait ma déception, lui-même était déçu, mais il fallait continuer, ne pas baisser les bras, il disait : tu es un écrivain, moi je l’avais écrit et je le croyais encore plus que lorsque je l’avais écrit, mais il y avait une étape que j’étais en train de franchir, et les salons, et les signatures, et la communication, c’était terminé, ce n’était pas mon boulot, c’était fini.
Lire les autres articles de cette chronique :
1 - (introduction)
2 - (l’art n’est pas une guerre)
3 - (enregistrement)
4 - (lire en écho)
5 - (suite possible)
7 - (un an)
8 - (Nice)