Les Groupes Medvedkine
On pourrait dire que tout commence par une bibliothèque, par la volonté politique d’une bibliothèque au cœur de l’usine. Lorsque l’ouvrier Paul Cèbe obtient à l’arrachée l’ouverture d’une bibliothèque au sein de l’usine Rhodia de Besançon, il ouvre une brèche. Il fait entrer le livre, la culture et d’autres formes de conscience dans la lutte quotidienne qu’est l’usine. Paul Cèbe aime également le cinéma. Il organise grâce à un ami parisien des séances et des présentations de films par les cinéastes eux-mêmes. L’ami s’appelle Chris Marker. Les cinéastes invités seront Agnès Varda, Jean-Luc Godard entre autres.
Les liens se nouent et bientôt se confondent dans la grève de 1967. Chris Marker vient voir, comprendre et capter l’événement. Il revient et filme avec Mario Marret A bientôt, j’espère (1967-1968) la vie de cette lutte et la parole des ouvriers bisontins. Il filme à hauteur d’hommes et de femmes, en égalité entre commentateurs et commentés. Le travailleur apparaît à l’écran. On entend leurs paroles, leurs angoisses et leurs actions.
L’histoire pourrait s’arrêter là et s’inscrire dans l’activité militante de Marker [1]. Mais voilà, une ambiance particulière et une collaboration qui ne veut pas en rester là transforment la situation. Le groupe Medvedkine naît [2]. Il est même précipité par l’événement de la projection d’A bientôt, j’espère aux ouvriers de Besançon. Marker est conspué, bousculé par les critiques des travailleurs eux-mêmes. Ce film, ils le critiquent avec passion et dureté. Il a touché quelque chose mais cela ne suffit pas. Le regard est encore trop extérieur au monde ouvrier pour les convaincre. Marker écoute et comprend. Il sait la solution et la dit : « Le film que souhaitez, c’est vous qui le ferez. » [3]
La charnière, c’est la concrétisation d’un espoir à venir. Le titre A bientôt, j’espère c’est avant tout une adresse de Marker à la classe ouvrière pour qu’elle prenne les choses en main. Pour qu’elles prennent entre ses mains la question cinématographique, leur faire cinématographique.
Le groupe Medvedkine naît de cette conscience. C’est une possibilité qui s’ouvre : le prolongement des mouvements d’éducation populaire (la maîtrise du langage et de la pensée, la bibliothèque, le CCPPO (Centre Culturel Populaire de Palente-les-Orchamps, un quartier ouvrier de Besançon) et Paul Cèbe en courroie de transmission du savoir et de la passion) par l’aventure cinématographique. L’ouvrier devient l’acteur de sa propre image et le producteur de son montage… avec cette conscience énoncée dès La charnière (1968) : « Le cinéma militant ne peut naître que de la collaboration de militants ouvriers et de cinéastes militants. »
C’est la bascule. L’aventure s’engage, débridée et nouvelle. Elle trouve ses formes, les expérimente. Elle fait résonner les paroles et les expériences. Ce n’est pas un cinéma autrement qui se développe. C’est un autre cinéma qui s’engage dans la vie de chacun. Tourner, filmer, monter, chercher des formes différentes et tourner le dos aux conventions… une aventure esthétique qui est une lutte politique. Elle prend tout son sens dès le premier grand film collectif du groupe Medvedkine de Besançon. Classe de lutte (1968) est le film de la bascule. Il concrétise ce à bientôt de Marker car il renverse les points de vue. C’est à l’intérieur même de ce monde ouvrier que le film s’élabore. C’est le combat pour une dignité qui s’exprime avec force dans ce film. On entend ici la parole de ceux qui en sont généralement interdit, la voix des sans voix, la part des sans part comme dit Jacques Rancière. Mais surtout, on voit le travail filmique de ceux qui ne sont pas censés savoir faire du cinéma. [4]
Dans Lettre à mon ami Pol Cèbe (1971), on filme le voyage en voiture. Un travelling avant sur l’autoroute Paris-Lille, « un authentique road-movie révolutionnaire » dit Nicole Brenez. Les travaux de la route ne sont pas finis. Dans la voiture, Antoine Bonfanti, José They et Michel Desrois vont présenter Classe de lutte. C’est l’occasion d’un film, un film à l’adresse de l’ami Cèbe. A un moment, l’un des hommes de l’équipage évoque le geste du groupe : « Le cinéma est un instrument de classe (…). C’est une arme terrible. Il ne faut pas que tout le monde s’en serve. Nous, on s’en sert. »
C’est cet usage et cette liberté qui saute aux yeux dès les premières images de Classe de lutte. Il est bien là le cinéma, dans la pleine et entière conscience de son début : gros plan sur un visage de femme [5]. Puis cette femme entre dans une salle de montage. Sur l’écran, on voit la table de montage. C’est une machine, une machine sur laquelle on colle les images, une machine avec laquelle on pense les images. Sur l’écran de la table Atlas, l’ombre des personnages regarde les images qui défilent. On aperçoit des vibrations d’images, des clignotements du réel cinématographique. Au-dessus de la table, une image de Fidel, jeune… on est en 1968. Puis un léger panotage fait apparaître un slogan écrit directement sur le mur, une ligne politique pour une conscience esthétique :
Le cinéma n’est pas une magie. C’est une technique et une science, une technique née d’une science mise au service d’une volonté : la volonté qu’ont les travailleurs de se libérer. [6]
La réflexivité filmique, la mise en abyme cinématographique et la conscience du geste sont revendiquées. Elles sont tenues et tendues tout au long du film.
Cette liberté qui se cherche, cette liberté qui s’expérimente, se tente et s’exerce, est incarnée par Suzanne Zedet. Beau visage du premier plan que l’on reconnaît. On l’avait croisée dans A bientôt, j’espère. Elle était alors silencieuse à côté de son mari. Elle devient ici la figure emblématique de cette classe de lutte, de cette classe en lutte, à la fois ouvrière et femme, militante et travailleuse. C’est le portrait d’une vie militante, des luttes quotidiennes face au travail, face aux intimidations paternalistes du patronat, face au mari, face à la société… mais face à la caméra. C’est le visage d’une femme qui se dresse devant la foule et l’objectif pour lutter. Elle raconte les débrayages de 68, et les combats qu’il faut mener. Elle dit le rôle des syndicats, et pour elle, l’importance de la culture. Elle tient à articuler le monde ouvrier à la poésie ou à la peinture. Elle insiste sur le lien entre la lutte des ouvriers et la revendication de la culture. C’est tout l’enjeu du film, sa chair même. Le rapport entre la voix et l’image structure le film. Des dialogues face caméra aux commentaires off de Suzanne, on retrouve une profonde réflexivité sur les gestes qui s’accomplissent : ceux de la lutte bien sûr, mais également ceux du film. L’image de Suzanne que l’on voit est commentée par elle, contextualisée et approfondie. Elle transforme le bruit en parole, l’image en film.
Classe de lutte est le portrait d’une femme, celui d’une époque et de la conscience d’une époque. C’est celle de Besançon, les images d’une ville (très belle description de la tristesse de la ville d’alors et des plans entrecoupés d’images photographiques comme pour montrer les points d’inerties au cœur même de la description). Quelque chose ne bouge pas, pas assez. C’est la condition ouvrière qui fait les frais d’une ville obsédée par le temps et l’argent puisque l’horlogerie domine. Longs plan sur les usines : Yema, Kelton, Timex et surtout Lip comme un symbole qu’on ne sait pas encore. Une voix off évoque la condition ouvrière, celle des « petites mains » exploitées dans les usines de montres. Un montage dialectique vient confondre les discours passant de la voix off à l’image d’une publicité Yema : trois élégantes, trois mannequins portant ces montres. Et le plan suivant… Suzanne Zedet, cette femme militante pour dire la conscience que c’est de faire ce cinéma Medvedkine.
La sortie en dvd de ce coffret nous rappelle un pluriel. Il faut dire les goupes Medvedkine. Car l’édition établie l’équipe Iskra et Editions Montparnasse fait une distinction géographique entre Besançon et Sochaux, distinction qui est également chronologique. Si l’équipe bisontine semble anticiper le mouvement de 68, les « copains » de Peugeot-Sochaux viennent prendre acte de l’après.
Les lendemains ne chantent plus beaucoup. Si la mise en scène est parfois enlevée, empreinte de dérision et d’ironie, les constats sont amers. Sochaux, 11 juin 1968 (1970) Les trois-quarts de la vie (1971) et Week-end à Sochaux (1971-1972) offrent de beaux moments euphoriques mais les temps ont changé. Quelque chose s’est brisé. On n’a pas encore les mots. On milite encore. On dit encore l’importance de la bataille culturelle. Mais l’on voit bien à l’image la nouvelle société de consommation qui se met en place, le montage qui colle les gestes de l’emboutisseur aux courses au supermarché. Il y a là les germes de ce que Bernard Stiegler dénonce aujourd’hui en terme de « misère symbolique ». Bien sûr, il y a encore cet espoir final de Week-end à Sochaux. Il est offert par la bouche d’une enfant, Annette qui marche sur la route en disant l’espoir, et le rêve de l’avenir : les espoirs pour le travail et contre le chômage (ça y est le mot apparaît pour la première fois… là, au milieu des paroles d’avenir de l’enfant qui marche), les attentes pour une nouvelle organisation égalitaire du travail, pour un nouvel urbanisme respectueux du travailleur, un espoir conçu autour de la confiance, de l’amitié et de l’internationalisme.
L’espoir donc. Mais les spectateurs de l’époque n’ont pas vu qu’il y avait peut-être autre chose dans le ton et dans la place de cette séquence. De l’espoir, sans doute. Mais peut-être déjà de l’espoir comme une bouteille jetée dans une mer incertaine. De l’espoir, certes, mais qui arrive après bien des illusions usées. Il y aurait une distance et une incertitude qui se verrait dès ce film, dès cette fin qui n’indique peut-être pas (peut-être pas seulement) ce qu’elle semble dire.
La rupture, la grande rupture, c’est le film de Bruno Muel, Avec le sang des autres (1974). D’ores et déjà, le titre indique la violence. Il redit les luttes. Il reprend les formes du journal intime, du ciné-journal et de l’entretien. Mais le ton n’est plus le même. On retrouve les paroles des ouvriers. Elles disent la douleur et la rupture, l’épuisement et le crépuscule, le désespoir immiscé dans le quotidien, le désespoir qui colle aux gestes. Quelque chose est en train de disparaître. « Le bonheur, on n’y croit plus » dit une jeune femme rousse derrière ses grandes lunettes et ses yeux maquillés. Elle semble revenue de tout, du militantisme, des espoirs et des mots comme « socialisme », des expériences de liberté et des rapports humains. Le film porte douloureusement l’idée de cette disparition qui arrive. Bientôt.
Le film s’ouvre sur une fanfare et un cracheur de feu. Devant l’usine, ils jouent. La musique cesse. Les ouvriers qui entourent regardent. Personne n’applaudit.
C’est l’histoire de l’usine Peugeot, de la famille Peugeot, de l’organisation Peugeot à Sochaux. On raconte comment Peugeot, la famille et sa généreuse généalogie, contrôle, isole et divise tout… de la naissance au cercueil. Tout est Peugeot.
On voit la vie autour de la chaîne, les gestes autour des voitures, les outils et les mais qu’il faut. On voit les visages, les longs plans sur les visages anonymes qui entrent ou sortent de l’usine, les visages qui attendent ou travaillent. On surprend les gestes populaires et quotidiens autour des HLM ouvriers. On voit les visages dans le supermarché. C’est écrit à l’entrée du bâtiment, en rouge lumineux : “Mammouth écrase les prix”. Mais ce que le film montre, ce sont des visages, des visages écrasés, inquiets et usés.
Ecrasement de la mécanique des gestes, le calcul des gestes par l’usine, le calcul qui conditionne les gestes et use les corps. Ecrasement des bruits assourdissant qui empêchent les corps et épuisent les esprits. C’est l’usine. Dans tous les films Medvedkine, les images tournent autour de ces lieux, les décrivent en fragment. Et, par intermittence, le mouvement des machines et les gens, les espaces perdus que l’on reconnaît plus… tout un travail que l’on voudrait relier aux livres ou aux images de François Bon, aux descriptions de Jean Rolin, aux récits de Daeninckx. On n’oubliera pas non plus que le cinéma est lui-même intrinsèquement lié à l’usine… même si le regard est « patronal », Sortie des usines Lumières est en 1895, le 19 mars pour être exact, le premier film de cinéma. Il trace une ligne dans l’idée même du cinéma. Mais si les frères Lumières marquent les frontières en les inventant, les Groupes Medvedkine et l’inspirateur Marker, s’emploient à les faire exploser. C’est, dit Bruno Muel, l’invention d’une utopie de cinéma.
Sur les images de l’usine du film de Bruno Muel, les alentours de l’usine de la nuit au matin, en mouvement perpétuel (les trois huit obligent), on entend une voix. Déchirement. En voix off, c’est la voix de Christian Corouge : (Extrait)
Tu vois, moi, je suis ajusteur… j’ai fait trois ans d’ajustage… pendant trois ans, j’ai été premier à l’école, dans mon CET et puis qu’est-ce que j’en ai fait ? au bout de cinq ans je ne peux plus me servir de mes mains… j’ai mal aux mains… j’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger… j’ai du mal à toucher Dominique, le soir… ça me fait mal aux mains… la gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons… tu sais, t’as envie de pleurer dans ces moments-là… ils ont bouffé mes mains… j’ai envie de faire des tas de trucs et puis j’me vois maintenant avec un marteau, je sais à peine m’en servir… c’est tout ça tu vois… t’as du mal à écrire… j’ai de plus en plus de mal à m’exprimer, ça aussi c’est la chaîne… quand t’as pas parlé pendant neuf heures, t’as tellement de choses à dire que t’arrives plus à les dire, que les mots, ils t’arrivent tous ensemble dans la bouche… et ceux qui t’énervent encore plus, c’est ceux qui parlent de la chaîne et puis qui comprendront jamais que tout ce qu’on peut en dire, que toutes les améliorations qu’on peut lui apporter, c’est une chose, mais le travail reste… la moyenne de vie d’un OS c’est cinquante neuf ans… c’est dur la chaîne… moi, maintenant, je ne veux plus y aller… j’ai la trouille d’y aller… la peur qu’ils me mutilent encore davantage… la peur que je puisse plus parler un jour… que je devienne muet… j’ai tellement mal aux mains… tellement de grosses mains… mes mains me dégoûtent, tellement… et pourtant, je les aime tellement mes mains… je sens que je pourrais faire des trucs avec… mais j’ai du mal à plier les doigts… ma peau, elle s’en va… je ne veux pas me l’arracher… C’est Peugeot qui me l’arrachera, et je lutterai pour éviter que Peugeot me l’arrache… c’est pour ça que je veux pas m’arracher la peau… je veux pas qu’on touche à mes mains… c’est tout ce qu’on a… Peugeot essaye de les bouffer, de nous les user, et nous, on lutte pour les avoir… c’est de la survie qu’on fait…
Ce texte, on l’entend dans le film de Bruno Muel mais on peut aussi le lire dans un livre de Jean-Paul Goux. Mémoires de l’enclave est la restitution de l’enquête que l’auteur a menée dans la région de Montbéliard, une mémoire ouvrière qui prolonge généreusement l’expérience des Medvedkine [7].
Mais il n’est plus question que de survie. Dans les mots de Corouge, tout semble mutilé, les corps, les mains, les esprits, la mémoire. Devant nous, y a rien dit encore Corouge.
La phrase sonne, comme le crochet d’un boxeur. C’est le récit d’une usure.
Les images finales du film sont terribles et banales. Elles résonnent encore dans le regard. Ce sont les grandes presses d’emboutissage de l’usine de Peugeot. C’est une nouvelle jeunesse devant les presses. Les visages sont tendus. Les corps se brouillent. C’est une jeunesse engloutie par le mouvement des machines. Une fois de plus, c’est le cinéma qui nous le dit. C’est le plan qui le montre : la silhouette des ouvriers n’apparaît plus qu’en fragment. Le corps visible subit la domination de l’usine, le mouvement des machines qui plient, écrasent, emboutissant la tôle, et les espoirs.
On pourrait imaginer de nombreux prolongements (de Leslie Kaplan à François Bon, par exemple). Mais ici pour une fois imaginer un ce post-scriptum à partir de l’actualité cinématographique en évoquant la sortie du dernier film de Lucas Belvaux, une fiction qui ne s’inscrit plus dans l’utopie de cinéma de Muel. La raison du plus faible (2006) arrive après. Il dit l’après quand tout a disparu, quand tout a été usé.
C’est le récit des sacrifiés, celle des prolétaires de Liège, celle de la classe ouvrière des hauts-fourneaux. Ils sont démembrés. Les hommes comme les usines. Dans ce monde tout est cassé. Plus rien ne fonctionne. L’usine est fermée, elle découpée, vendue au poids (magnifique ouverture du film sur les visages des ouvriers interdits d’enter et qui voient derrière les grilles l’usine qu’on tranche en morceaux). Les hommes aussi sont cassés, brisés : l’alcool, les jambes paralysés, le chômage qui dure, la prison qu’on a fait. Et le monde est brisé : l’ascenseur qui ne fonctionne plus, la mobylette fatiguée qui lâche… Bien sûr, il y a ces éclats d’humanités et de bonheur. Mais ils ne suffisent pas à calmer ou cacher le désespoir insomniaque dans les tours de ces HLM filmés par Belvaux. Car ce film est également celui des géographies et des lieux. Ceux qu’on ne voit pas : la chaînes des usines (celle de la bière, celle de la blanchisserie, celle vidée ou abandonnées des fonderies), les tours habitées, les rues populaires. Beaux récit à hauteur d’hommes, d’impuissance et de désespoir.
[1] Souvenons-nous : Les statues meurent aussi (avec A. Resnais, 1950), Cuba Si (1961), Le Joli Mai (1962), Loin du Vietnam (avec A. Resnais, W. Klein, J. Ivens, A. Varda, C. Lelouch, JL. Godard, 1967), etc.
[2] Pourquoi le nom Groupe Medvedkine : « Un train, un homme qui mettait le cinéma « entre les mains du peuple » (comme Medvedkine nous le dirait lui-même plus tard), cela avait de quoi faire rêver un demi cinéaste égaré dans cette jungle où le professionnalisme mondain et le corporatisme se rejoignent pour empêcher le cinéma de tomber entre les mains du peuple. J’ai donc passablement brodé sur le thème du « ciné-train », pour découvrir, en rencontrant Medvedkine, que tout ce que j’avais inventé était encore très au-dessous de la réalité.
On se demande quelquefois ce qui a décidé un groupe d’ouvriers français, débutant précisément dans cette difficile entreprise de prendre le cinéma entre leurs mains, à choisir de se baptiser Groupes Medvedkine. Je suis heureux d’apporter pour la première fois une réponse historique à cette importante question. C’est exactement au moment où, racontant le ciné-train à Besançon en 67, l’année des grandes grèves, dans la cuisine de René Berchoud en compagnie de Georges, de Yoyo, de Daniel, de Pol, de Geo et de quelques autres, que j’ai cité Medvedkine : nous emmenions avec nous des cartons déjà tournés, pour insérer dans les films. Et il y en avait un que nous prenions en bobines entières, parce qu’il servait toujours, dans tous les films. Celui qui disait : « CAMARADES, ÇA NE PEUT PLUS DURER ! » »
Chris Marker (cité dans Le ciné-Ours - Revue du Cinéma - Image et Son, n°255, décembre 1971)
[3] A écouter dans le dvd, La charnière, son de la postprojection du film de Marker et du dialogue tendu entre le réalisateur et les ouvriers de Besançon. On peut également écouter sur Arte radio une émission consacrée aux Groupes Medvedkine
[4] « L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination du lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit. » Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 53
On pouvait également lire dans Tumulte (en volume à la rentrée chez Fayard) : « La richesse de notre art, de notre culture, a partie liée à ce qui fait la spécificité politique de notre pays : on peut avoir des options radicalement différentes, opposées, en lutte, les choix sont pris ensemble et respectés. C’est ce fonctionnement là qui est mis à mal, subit une dérive cynique et arrogante. Le pouvoir de décider concentré dans le camp des notables, on vous laisse protester, on n’écoute même plus. Et nous, qui avons grandi parmi tant de ces débats de sociétés, de ces conflits à mener, nous avons ici notre idée, notre exigence de l’homme : on n’a plus affaire qu’à des dos tournés. » (Francois Bon, « On parle de leur dos », Tumulte)
[5] Une image, un cadre et un noir et blanc qui font furieusement penser au réveil de la jeune femme de La Jetée de Marker en 1962.
[6] On se souvient qu’Olivier Assayas étire cette piste et celle de la réflexivité cinématogrphique dans Irma Vep (1996), film dans lequel apparaissaît les premières images de Classe de lutte, comme pour indiquer ou rappeler le chemin, comme pour enfoncer le clou du faire cinématograpique contre les faiseurs d’images.