Les voix merveilleuses de Maria Efstathiadi
Hôtel Rouge de Maria Efstathiadi, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, Quidam éditeur.
Elli, une petite fille grecque, il y a quelques décennies. La bourgeoisie athénienne. Un père absent, adoré et craint. Une mère extrêmement belle, mondaine, lointaine. Un grand-père tout-puissant et quelques figures qui gravitent autour, comme les chevaux d’un manège. Une galerie de portraits sublimes et grotesques. Un théâtre de la glace et du feu.
L’enfance est le lieu de tous les possibles, un royaume (rien à voir avec le paradis) où se tissent sans distinction les choses vues et les choses rêvées, imaginées. Observées par l’enfant, au verre grossissant, ce sont des mythologies. Racontées par l’adulte, elles sont impitoyablement détrônées.
Comment dire l’enfance ? Quelle est la voix du souvenir ? Quelle est celle de l’oubli ? Quelle est celle de l’imagination ? Celle de la ruse, de la malice, de l’insolence, celle de l’amour ?
Voilà la création magnifique de l’auteure : il n’y a pas une voix qui parle, il y en a trois. Il y a bien sûr La Voix, l’enfant devenue adulte. Il y a Le Souffle, qui s’adresse directement à la Voix, la tutoie, l’oblige à se souvenir, à ne pas trahir, la pousse, l’apaise ou la brutalise. Voix intérieure, voix cachée, voix sourde, voix tue. Et enfin il y a Les Oreillyeux. Formidable invention langagière qu’on doit à la grande complicité entre Maria Efstathiadi (qui parle parfaitement français) et Anne-Laure Brisac, sa fidèle traductrice. Les Oreillyeux ouvrent et ferment le livre. Ils ne s’adressent pas à la Voix, ils parlent à côté d’elle. Ils sont le paysage, ils situent l’action, ils précisent les faits, ils sont les faits. Enfin, pas tous. Car ils ne savent pas tout. Ils savent ce qu’on voit et ce qu’on entend, ce qu’on sait objectivement. Et grâce à leur don subtil et duel, à l’exactitude délicate de leurs descriptions, ils devinent beaucoup de choses, ils entrebâillent des portes. Mais là où ça gronde, où ça tremble, ce lieu de l’intime intérieur, des pensées secrètes et des désirs inavouables, pour se tenir là, il faut une trinité profane, il faut le passé et le présent, il faut vieillir et redevenir enfant, il faut se laisser traverser par les voix, les temps et les lieux.
Que s’est-il passé dans la vie d’Elli, dans son histoire ? Savoir vraiment ce qui nous a construit-e-s, marqué-e-s, abîmé-e-s, rendu-e-s heureu-x-ses, ce n’est pas simple, et surtout ce n’est pas univoque. Tel est l’enjeu de la dispute — au sens étymologique du terme, un débat, un « échange d’arguments contradictoires sur un sujet donné » —, entre les trois protagonistes (agôn, en grec) qui se partagent la narration. Ainsi il y a un Je, un Tu et un Elle, trois avatars, trois rôles, trois points de vue. Et, à l’intérieur de chaque narration, d’autres, encore, se tissent, paroles rapportées, récit différé, petits intermèdes sonores délicieux, mettant en scène sous des angles nouveaux, l’univers de la petite Elli. Comment rendre la complexité de la mémoire, comment dire la vérité de ce qu’on vit, sentiments, émotions, sensations ?
La Voix. - Chaque moi crée sa propre vérité, tout comme le moi, qui se fragmente, la vérité se fragmente aussi.
Le Souffle. - Mais une vérité faite de fragments reste toujours une vérité ?
La Voix. - Autant qu’un miroir qui s’est cassé ou que tu as cassé en mille morceaux : il reste un miroir.
Les voix fonctionnent aussi comme une photographie ou un tableau. Chaque fois qu’on regarde, on voit mieux, on voit plus loin, mais on ne voit pas tout, on ne voit pas complètement. Il y a des zones obscures, des silences, des trous. « Des photos de famille harmonieuses, on en trouve même chez les monstres », dit La Voix.
Tout récit est impur et imparfait. Mais la recherche qui lui incombe – la lente tâche de l’écrivain – est puissante. Elle n’ajoute pas, elle ôte les faux-semblants, elle fait lentement apparaître le portrait caché de l’enfance. Moins séduisant sans doute qu’on ne l’espérerait, mais plus grand, plus fort. « Les souvenirs t’empêchent de te souvenir », dit La Voix / écrit Maria Efstathiadi. Cet hôtel rouge qui donne son titre au livre forme un épisode crucial dans la vie d’Elli, et pourtant il se dérobe. L’écriture en cerne les contours, les ombres. Quelque chose aveugle et noircit en même temps. Joie et douleur. On pense à Ingmar Bergman et à Nathalie Sarraute. Hôtel Rouge est à la hauteur de cette exigence artistique, de ce mystère.
Maria Efstathiadi est aussi auteure de théâtre (traduit, mais pas publié pour l’instant en France, notamment de Démon, Désobéissance, Textilen). En Grèce, elle est jouée régulièrement, et elle est aussi la traductrice reconnue de, entre autres, Mallarmé, Huysmans, Bataille, Michaux, Klossowski, Marivaux. En France, elle a publié Presque un mélo (Actes Sud, 2008).