Les yeux grands ouverts, Jane Sautière

Stations (entre les lignes) de Jane Sautière vient de paraître aux éditions Verticales.

Lecture par François Bon.

Jane Sautière sur remue, et puis lire un passage de Fragmentation d’un lieu commun.


 

Stations est un chemin de vie. Le chemin de vie d’une femme sur plusieurs décennies. Que la femme soit l’auteure importe peu. Le singulier est la transmission de l’expérience du collectif. Le singulier n’est pas l’individuel. Ce n’est pas le repli sur soi, c’est son opposé : la prise de conscience et le désir de témoigner de ce qui, dans un espace collectif majeur — les transports urbains et périurbains —, décrit notre savoir-vivre ces cinquante dernières années. Notre savoir-vivre et son contraire. Notre humanité et son contraire. Notre curiosité et son contraire. Notre solidarité et son contraire.

Jane Sautière ausculte l’intime, le détail. Dans ses livres précédents, elle avait mis à jour d’autres reliefs de notre monde : la prison, les vêtements, la procréation. Ses livres sont brefs et précis. Comme si elle prélevait l’essentiel – ce qui fait sens – du désordre de nos gestes et de nos phrases. Elle saisit, consigne et réorganise. Une topographie se constitue dans ce livre qui arpente la géographie française - parisienne, francilienne et provinciale. Elle collecte des scènes, décrit des visages et des paysages, décrypte des situations. Ce qui intéresse Jane Sautière c’est de faire apparaître moteurs de et freins à nos activités, nos façons d’être, nos désirs.
Les rouages de la grande machine de vivre. Le transport est le carrefour du privé et du public, des émotions intimes et de celles que la rencontre des autres engendre. Le transport est aussi l’espace qui fait le lien entre maison et lieu de travail, entre dedans et dehors. Lieu de l’altérité et de l’altération. Il y a ce qui roule, et ce qui fait accident. Ce qui emporte et ce qui arrête. On peut le mettre au pluriel, le personnaliser. Dire ceux au lieu de ce.

Alors Jane Sautière dresse de petits tableaux de nos existences ordinaires. Images d’un film dont l’habitude nous empêche de voir le grain. Ces petits grains de vie, de peaux, de mots qui nous font dérouter, qui, parfois, nous mettent en déroute.
Le racisme ordinaire, la pitié, l’indifférence, le rejet, l’envie, l’admiration, l’espérance, la fatigue, la beauté, le désastre, l’innocence, la peur, la joie. Et tant d’autres faits, d’autres sentiments.
Tout cela se lit, se voit, se regarde, s’interroge à partir de ces grains précieusement ramassés dans le creux de la main de Jane Sautière.
Explorer l’univers des transports, de nos transports, s’avère une merveilleuse façon de nous regarder vivre durant ces heures où on ne regarde pas grand-chose, ni grand-monde, et cela ne va pas s’arrangeant le nez dans les consoles, écouteurs coiffant nos oreilles.
Jane Sautière se fait une idée du monde, et cette idée se formule au gré de phrases directes, simples et concises : « Il n’y a pas de hiérarchie dans la nécessité », écrit-elle. Ou de paragraphes dont l’exigence de pensée nous salue :

Dans la grande foule congruente aux heures de pointe, l’attaque au corps est parfois si forte que la juxtaposition des sensations tente d’annuler la juxtaposition des corps. Il n’y a pas de communauté de points de vue. Voilà finalement comment on garde singulier son espace, le sien, antagoniste de l’utopique espace partagé par la masse. Ce qui s’abat sur la nuque du bœuf. Ne pas en faire une histoire, quand même, on va et vient, comme il nous chante. Mais nous ne chantons pas.

Ce livre s’écrit par amour, et parfois il explose :

Ils sont au début de leur histoire, peut-être même n’ont–ils pas couché encore ensemble, assis face à moi, se baisant la bouche, lui échauffé, elle chavirée. Ivresse et feu. Se délient, font semblant d’être normaux, atones, comme ceux qui les entourent, mais leurs efforts ne font que souligner l’acmé du désir. Sa main à elle tremblant sur l’épaule du costume gris. Il dit qu’il a chaud et détourne immédiatement les yeux, comme s’il avait dit une obscénité et c’était probablement le cas. Majesté des amants.

Tendresse, drôlerie, colère, malice nourrissent ces déplacements. Jane Sautière cisèle et cisaille. Elle ne laisse rien passer de ce qui la heurte ou l’éblouit. En voici un autre magnifique exemple :

Au sol, devant la bouche de métro, une fille a collé sur l’asphalte une affichette portant son pseudonyme de prostituée et son téléphone. Je marche dessus avec précaution et respect, comme je le fais sur les pierres tombales des moines au sol des abbayes.

Elle écrit les yeux grands ouverts.

1er octobre 2015
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