Ludovic Hary | Une demi-valise
Ils sont chaussés de tongs. Ils portent chemise et panama. Certains, étrangers, obliquent à gauche, vers la douane. Les auchochtones, eux, se présentent directement au retrait des valises et des sacs. Tous se rejoignent à la fin, dans le hall, de part et d’autre de la chenille à bagages pour l’instant immobile. Des vitres transparentes délimitent l’aire. Derrière se tiennent des parents en anorak, signes de la main, gants tenus dans la paume. Un girophare clignote, la chenille s’ébranle. Aussitôt un éboulis de gens, épaule contre épaule, la serre au plus près. Des parents envoient les petits en reconnaissance, on donne du coude, bien des yeux se font giratoires, épousent tout le parcours, on se hisse sur la pointe des pieds.
-Et si ma valise était restée au Caire ?
-Je n’aimerais pas que mes souvenirs restent là-bas !
-Mais ils sont en vous, madame, non ?
-Non, mon papyrus et les Kheops miniatures sont dans la valise.
De la bouche carrée émane une enfilade de sacs à dos, verticaux corps de toile soubassés d’une tente pliée en cylindre, et surmontés d’un matelas de mousse, pour la nuit. Des garçons et filles cuits par les jours, visages, bras et jambes se faufilent et les récupèrent. Des familles retirent leurs bagages. Peu à peu, le hall se vide. La chenille progresse par à-coups, mais sa régularité n’est pas entamée : manège des valises, sacs de voyage, souvenirs sous plastique transparent au sigle de la compagnie (pharaons miniatures, échantillons de sable, pyramide en kit, fruits devenus jus après compression dans la soute). La chenille, peu à peu, se désencombre, sans que cet allègement n’augmente sa vitesse. Ne restent sur son parcours que quelques sacs et une valise, inaperçue jusqu’ici, tranchée longitudinalement, comme une mangue cabossée par-dessous, gainée de plastique par les bagagistes dont la hâte et, pour en avoir vu faire certains sous la croupe des Airbus, l’inadvertance parfois rageuse, molestent les emballages, enfoncent les angles des valises les plus rigides. Dans cette demi-valise, des jupes et un soutien-gorge comprimés par la housse plastique, déchirée ça et là, tachée de rouge. La chenille s’arrête. Reprend. Dans la demi-valise, les vêtements chutent en avalanche, découvrant un string et un rouge à lèvres ouvert qui, traceur tous azimuts, a vermillonné les vêtements au hasard des cahots.
Les douaniers l’interrogent depuis une heure dans un local exigu pourvu d’une seule vitre teintée, depuis laquelle ils jaugent les allées et venues des passagers, décrètent si les méridiens qu’ont les femmes rajustant leurs cheveux sont naturels ou trop nerveux, dissimulant l’illicite (une passagère, il y a mois, avait caché de la coke en sachet dans son chignon), si les moustaches des hommes sont rajustables, postiches ou non. Comme, dans l’édition, les correctrices, en dehors du travail, peinent à lire pour leur plaisir la moindre page sans que les coquilles ne leur sautent aux yeux, phonèmes fous toujours fautifs, les douaniers, quand ils prennent eux-mêmes l’avion pour les vacances, sont, sans le savoir, classificatoirement affamés d’espions et de trafiquants, incapables d’imaginer qu’on puisse touristement déambuler dans un aérogare et rêver aux antipodes, la main au portefeuille en lèche-vitrine duty-free. Au bureau des douaniers, on interroge une personne jugée suspecte.
-Quel est votre nom ?
-Illes.
-Illes comment ?
-Illes tout court.
-C’est pas un nom, ça, chef.
-Vous venez de décliner votre nom ou votre prénom ?
-Les deux.
-Il nous prend pour des cons, ou quoi ?
-Qui vous dit que c’est « il », monsieur la police des frontières ?, répond la personne interrogée.
-Vous vous foutez de moi, en plus ? Vous avez intérêt à répondre ! Votre identité ?
-Je vous ai dit : c’est illes.
La demi-valise tourne seule sur la chenille. Tous les voyageurs sont loin, maintenant, ils ont regagné leur logis, déjà déballé leurs effets sur le lit, triant en vue d’une lessive entre couleurs et délicat froid, se réaccoutumant aux teintes de leur linoléum, de leurs meubles et de leurs murs. La demi-valise, maintenant en bout de chenille, disparaît de la vue et réapparaît, cycliquement. Soit qu’un bagagiste, par agacement de la constater sans propriétaire, grain d’incomplétude retardant la fin du travail, l’ait cognée quand la chenille a rebasculé vers le tarmac, soit que le mécanisme de celle-ci connaisse quelques ratés, la demi-valise a connu une autre avalanche de ses vêtements. Ceux-ci ont dansé sous la housse plastique. Surgissent à présent un paquet de feuilles dactylographiées, trois feutres et des tubes de couleur.
-Illes, qui êtes-vous ?
-Illes, c’est comme ça qu’on m’appelle. Ou alors, à la rigueur, parfois, Claude ou Dominique.
-Chef, ne le la laissez pas vous embobiner, on n’a pas le temps ! Dans une heure, on doit intercepter l’arrivage de clandestins sur le vol 7152 C.
-Laisse-moi faire. On va bien finir par savoir...
Un géant blond entre dans le local sans frapper. Police des frontières, jovial, menus bio et natation chaque semaine, ses épaules le disent.
-Salut les gars on fait un foot dimanche prochain ? On va mettre la pâtée à ceux du 2A. Pardon, interrogatoire... j’avais pas vu. (Un temps) Je repasse dans une heure.
Il referme la porte.
-Chef, je vous en prie, donnez à cette personne dix secondes pour vous décliner ses nom, prénom, âge, sexe...
-Où sont vos bagages ?
-Ma valise est arrivée ici, coupée de moitié et l’autre...
-Je vous préviens, vous allez rester ici, en zone de transit, tant que vous n’aurez pas décliné votre identité.
A l’aéroport international du Caire, terminal 1, sur le tarmac, gît une demi-valise, l’un de ses angles à moitié meulé par le bitume. Des effets personnels se sont répandus sur le sol : un rasoir, un poignet de force, des gants de boxe.