6- Mandelstam et la parole
Mandelstam et la parole [1]
Les fleurs sont immortelles, le ciel d’un seul tenant
Et ce qui adviendra : simple promesse...
O. Mandelstam
Quand l’Histoire montre son visage insupportable de violence, de souffrance et de martyre,l’homme d’écriture se prend parfois à détester la cage dorée où, croirait-on, il se replie et s’enferme ; pas facile de parler juste en ces temps-là ; mieux vaudrait se taire. C’est peut-être la fin du monde qui s’annonce derrière toutes ces fins individuelles ; accumulées de la sorte, elles font une espèce d’horrible barrage devant l’avenir. Il n’y a plus d’avenir, non ; plus de partage à inventer, à désirer ; il n’y a peut-être qu’une nécessité de désespoir, celle, par exemple, qui bâillonne pour toujours Paul Celan.
Ou alors, "Cosi gridaï colla faccia levata" [2], il y a cette énergie susceptible de maintenir sans cesse ouverte la bouche pour un cri que rien ni personne ne sauraient étouffer ; il y a cette face levée devant les bassesses, les tortures, les anathèmes ; il y a cette ferme demeurance devant l’Histoire, cette force intérieure qui ne cherche pas même à se justifier tant elle est sûre d’elle-même et qui, simplement, continue d’inspirer la parole.
Et c’est Mandelstam, dont la " voix durcie" [3] nous parvient à nouveau ce printemps, avec ces Poèmes de Moscou, comme si le dernier fragment traduit venait à peine d’être proféré ; poésie chaude, vibrante, à laquelle le fait d’avoir été sauvée en partie par l’amour d’une femme, par l’effort de mémoire auquel celle-ci a consacré son existence, confère en quelque sorte ce vibrato, ce tremblé de la voix, cette ferveur de la déclamation qui donnent vie à toute parole.
Voilà pourquoi, me semble-t-il, au-delà des appréciations esthétiques, au-delà des considérations d’histoire littéraire, la poésie de Mandelstam est exemplaire : il y a en elle une confiance, une certitude calme, imperturbable, le sentiment d’être dans le juste, qui, indépendamment des circonstances douloureuses et tragiques qui l’ont vu naître, ne cessent de rayonner pour nous et de témoigner que la poésie est, de toutes nos entreprises, la plus légitime et la plus fondée qui soit.
Il est vrai que toute la tradition russe va dans ce sens, et que la poésie y a toujours été considérée sous son rapport oraculaire et prophétique ; le poète rameute les foules, les exalte, exerce un pouvoir "religieux".
Mandelstam avait conscience de ce rôle : on le voit par exemple dans un essai de 1924 [4] où sa ferveur rassemble dans une même louange des poètes qui lui sont proches, comme Akhmatova et Pasternak, et d’autres qui appartiennent à des écoles très éloignées de lui, les futuristes Maïakovski et Khlebnikov. Or ce rassemblement se justifie par le fait que, bien qu’il les reconnaisse "tirés d’argiles variées ",il les considère tous comme des poètes "russes", c’est-à-dire comme des poètes "de tous les temps", "vrais dons de Dieu à la terre et au peuple", ce peuple qui ne sait plus les honorer parce qu’on néglige maintenant de lui apprendre à "lire", et qui, au mieux, se contente de suivre les modes littéraires.
Mais que serait donc savoir "lire les poètes" ? Ce serait accéder au génie de la langue russe, dont ils sont à la fois les gardiens et les inventeurs. Car l’écriture poétique maintient ouvert un rapport mystique avec une essence ; elle ne peut se satisfaire d’exercer un simple pouvoir d’expression et de communication ; par son travail patient et amoureux, elle garde la langue de toute récupération mercantile, instrumentale, parce que l’audace et la calme détermination du travail poétique mènent le poète jusqu’à ce fond-là, jusqu’à ce sol premier d’où surgissent les "éléments déchaînés", irréductibles à quelque forme "institutionnelle" que ce soit.
En ce sens, toute écriture est de résistance ; et se dresse contre toute entreprise de captation, qu’elle soit idéologique ou religieuse. Et l’on voit bien comment la résistance politique de Mandelstam fut, à l’origine, et par nécessité intérieure, de nature poétique : c’est qu’elle prenait sa source et sa confiance dans la langue elle-même, et sa force de refus dans la menace qu’il sentait peser sur elle ; atteindre cette capacité de résistance, la réduire à néant par la violence, c’était de la part du pouvoir exercer la plus grave de toutes les violences, celle qui se dresse contre l’esprit, et dont la logique, si elle réussissait à entraîner "le mutisme de deux ou trois générations", pourrait bien entraîner "la Russie à une mort historique".
Mais Mandelstam assigne à la poésie russe un autre rôle encore, la mission de porter un témoignage unique, face à un Occident dévoyé par ses soucis d’efficacité économique, cet Occident cartésien, programmateur, juriste, héritier de Rome, gestionnaire en toutes ses activités, le témoignage d’une "conception hellénistique du monde" dont elle conserve dans ses racines le secret : interroger la langue russe et, peut-être comme le fit Nietzsche, adopter à son égard cette attitude de respect "philologique", c’est retrouver le fonds dionysiaque, irrationnel qui la constitue, et lui donner un être de parole ; c’est saisir cet être dans une forme qui accomplisse la synthèse idéale de toute oeuvre d’art : faire rayonner les forces de la terre, leur surgissement "aorgique", tout en les captant dans une forme, tout en leur donnant la cohésion d’un système et d’une organisation qui les rendent communicables, et belles.
Et le corps participe à l’entreprise Car la poésie n’est pas une affaire de cabinet, une frileuse activité intellectuelle ; au contraire, elle exige que la voix clame le mot, le fasse vibrer, le lance vers l’autre ; cet autre que l’on ne rencontre pas seulement dans les salons littéraires ou dans les salles de rédaction, mais dans les cafés, les théâtres, sur les places publiques, aux carrefours, et qu’il faut atteindre, convaincre, envelopper dans le manteau du poème et entraîner dans sa vigilance. Voyez comment Mandelstam recommande de lire Pasternak :
"Pour lire les vers de Pasternak primo, se racler la gorge, reprendre son souffle, gonfler les poumons (...) Voici des vers qui devraient être du meilleur usage contre la tuberculose (...) Le livre de Pasternak Ma soeur la vie constitue à mon sens un excellent manuel d’exercices respiratoires ; il oblige à poser la voix de manière chaque fois différente, à réajuster à chaque instant ce puissant appareil qui est le nôtre. (...) C’est ainsi, grommelant, battant les bras, que se tisse une poésie titubante, hébétée, pâmée de béatitude, et néanmoins la seule sobre, la seule en éveil de tout ce qui existe au monde ". [5]
Est-ce le geste qui donne corps au poème, ou l’inverse ?
Car la chair du poème, cette parole de vie, innerve la chair du poète et pourrait bien être aussi la seule nourriture convenable pour le corps social, ce verbe-là étant parole de vérité et de vie en effet, à l’image de cet autre Verbe auquel Mandelstam fait souvent référence dans des pages à l’accent prophétique et messianique [6].
Quoi qu’il en soit, la fonction du poète est d’éveiller le peuple à la conscience de sa vie profonde, de lui rendre ce sol originaire que la folie de l’histoire moderne lui dérobe, cette musique secrète encore enfouie au coeur de la langue. Et cela, il le fait à l’aide d’objets et d’ustensiles proches des hommes, ceux de leur vie quotidienne et pratique. C’est le seul moyen de sauver ce peuple. Et jusqu’au dernier moment, jusque dans la plus grande détresse morale et physique, c’est encore cette confiance dans le pouvoir purificateur et baptismal du poème que clamera la voix irréductible de Mandelstam, comme le prouvent ces vers de 1937 :
Au peuple il faut un vers secrètement natal
Pour qu’indifféremment il secoue sa torpeur
Et qu’avec la vague de châtaigniers aux boucles de lin
Il se lave dans le souffle du vers.
C’est comme cela, c’est-à-dire dans le souci constant de retrouver l’essence d’une nature, qu’il faut comprendre le fameux : "je ne suis le contemporain de personne". Car le lien privilégié qu’entretient Mandelstam avec la poésie - ce lien qui nous émeut toujours, et plus encore que nous ne saurions le dire, lorsque nous percevons sa présence chez des hommes comme lui, comme Rilke, comme Trakl ou Celan et comme combien d’autres encore - ce lien donc peut sembler effectivement fonder une différence, une originalité, une singularité précaires et fragiles - et comme fragile en effet fut Mandelstam, et proche du désespoir en ce printemps de 1934 où il tenta de se suicider. Et pourtant c’est ce lien, et la différence qu’il fonde, qui sont exemplaires : à travers eux s’exprime cette évidence que la poésie est la condition de l’existence, et qu’il y a lieu de risquer sa vie pour elle lorsque les temps le commandent.
Dès lors, on ne peut être "le contemporain" d’aucune mode, d’aucune école ; de rien de ce qui passe avec le temps.
Ni futuriste parce que les futuristes refusent toute valeur à la tradition ; mais futuriste par son amour du mot, par son respect des pouvoirs du signe ; acméiste sans doute pour le culte de la forme, pour la croyance en une culture universelle, mais refusant, en 1923, de participer à la reconstruction du mouvement, tel fut Mandelstam, habité par une exigence et par une présence autres, qui lui imposaient de se soumettre à un ordre intérieur hors duquel il n’était pas possible d’être disponible pour l’essentiel et de s’offrir à la parole. Sans doute faut-il lutter et accepter de paraître traître à beaucoup, pour atteindre ces hauteurs, - du moins n’aura-t-on jamais triché avec la terre : ni avec celle d’Arménie qui bouleverse Mandelstam tant il admire "la familiarité" qu’entretiennent les Arméniens "avec le monde des choses réelles" ; ni avec la terre russe qu’il retrouve, dans ses derniers poèmes de Voronèje, comme une promesse toujours offerte, comme un visage confiant tourné vers les hommes :
Sons et larmes et travaux
empreintes fraîchement ouvertes
à l’eau chantante qui les comble,
dés à coudre martelés :
traces d’une fuite concise.
Ce levain précieux du monde
est offert à tout venant
pleinement et pour les siècles.
On comprend que, pour Mandelstam, la création littéraire ne puisse exister en dehors de cette liberté intérieure qu’il oppose superbement à l’oppression politique, et dont il fait, avec autant de fermeté que Rilke, par exemple, la condition de tout progrès en art : "ne jamais rien écrire qui ne soit pas le reflet d’un état d’esprit intérieur". Il s’agit là d’une forme d’attention que je rapprocherais volontiers de celle que décrit Simone Weil, et qu’on pourrait définir avant tout comme une écoute. Le poète n’écrit pas ; non, il écoute. En lui, qui s’offre au silence, une présence se manifeste :
L’ouïe fine tend la voile
le regard dilaté se vide
Et le coeur inaudible des oiseaux
nocturnes plane à travers le silence.
Il faut, oui, se taire, retourner au "mutisme premier". Rendre aveugles et muets les autres sens, à l’exception de l’ouïe dont le lexique chez Mandelstam est très riche, dès qu’il évoque le processus de la création ; car ce qui se donne là, au coeur de cette écoute, c’est une voix, l’écho d’un rythme ; ce qui est premier est musique. Et les premiers mots du poème sont donnés comme un chant ; le commencement du poème réalise ce miracle toujours espéré que le "verbe" rendu à son origine soit "redevenu musique ".
Cependant, comme sont lointaines encore, à cette étape de la création, la forme achevée, l’oeuvre, en quoi ce chant initial trouvera son lieu et sa destination. Tout se passe comme si "le coup d’archet dans les profondeurs", pour reprendre le mot de Rimbaud, avait ébranlé le sol fondamental du poème, ému un rythme essen-tiel ; mais le drame de la création va se nouer autour de l’effort pour combler l’écart pressenti entre ce qui fut donné, qui porte en soi le chiffre secret de ce qui doit être, d’une part, et, d’autre part, la forme, que Mandelstam évoque souvent à travers la métaphore de l’architecture, et qui risque de figer à jamais dans sa clôture le frémissement impatient de l’origine. Comment faire pour que le "désir demeure désir", pour que la pierre sculptée ou dressée ne nie pas la musique qui l’anime, et que l’une et l’autre soient au contraire aussi liées que le sont le temps et l’espace dont l’une et l’autre sont issues, afin que leurs rapports demeurent féconds [7] ? Comment atteindre la perfection qu’évoque ce poème de 1933 ?
Maintenant, le brouillon détruit,
attentif, tu gardes en toi
la phrase (...)
étayée de son propre poids,
toute seule, paupières closes,
qui pèse sur le papier nu
comme un dôme sur le ciel vide.
Personne ne répondra jamais exhaustivement au "comment faire", le travail de la création ne pouvant se réduire à l’exposé d’une série de recettes que Mandelstam du reste n’a jamais énoncées. Mais ce qu’il dit en revanche des oeuvres qu’il aime et aux-quelles son regard donne vie est sans doute plus révélateur que tout discours théorique de la nature profonde du poème.
En particulier cette définition que je tire de l’Entretien sur Dante.
La Divine Comédie, loin d’accaparer le temps du lecteur, le fait foisonner, comme un morceau de musique à l’interprétation. En s’étirant, le poème s’éloigne de sa fin qui survient, abrupte, et sonne comme un commencement.
L’oeuvre provoque cette dilatation du temps de la lecture, qui déborde de toutes parts la forme, qui nous plonge dans un temps autre, vertical, où, comme dans la musique, ce sont des harmoniques qui donnent sens à la trame mélodique ; les tropes, les écarts, décuplant le pouvoir des signes, interrompent le cours normal des heures, au point que la fin "abrupte" du poème, du récit, ce qui pourrait apparaître comme le terme du temps, au contraire, "sonne" comme un commencement : le temps s’abolit dans l’œuvre, et non pas au sens de la croyance naïve selon laquelle elle nous plongerait dans l’éternité, mais bien selon cette loi interne de l’oeuvre, loi musicale, qui fait que le désir de parcourir à nouveau l’espace et le temps créés est sans cesse réactivé. L’oeuvre réalise le désir de l’éternel retour du même. Son essence est d’être ouverte, même si son apparence extérieure est d’achèvement. Car il y a ceci de mystérieux dans le poème, comme dans la musique, que l’extrême régularité du rythme et de la mélodie, ce que l’on appelle la mesure, se construit comme une sorte de conquête sans cesse remise en question sur la syncope ; de même que le poème tout à la fois s’impose au silence et le rend pourtant nécessaire.
C’est pourquoi le poème est encore parole : parce que, comme toute parole authentique, sa faim secrète est l’épiphanie de ce qui se tient en réserve dans le silence et qui est offert en partage comme le lieu d’une rencontre. Il est par essence tourné vers l’autre, ce lecteur que Mandelstam nomme "l’interprète", au sens rigoureux que prend ce mot dans la musique. Poème-partition, il est "tissé comme un tapis dont les trames multiples ne se distinguent que par la couleur que leur confère l’interprétation" ; il est un organisme vivant, traversé d’"impulsions", d’"intentions", d’"oscillations " ; il dit la vie, il veut la vie ; et sans doute est-il la plus sûre victoire à partager, sur la solitude et la mort.
"Non, tu n’es ni mort, ni seul", dit un poème de Voronèje écrit moins d’un an avant que Mandelstam ne meure dans un camp de transit, à Vladivostok.
Pourquoi donc a-t-il écrit, pour qui a-t-il parlé ? Nous savons bien, nous avons compris que ce n’était pas par pure bravade, par souci de se montrer en héros, qu’il s’en est pris au siècle, "colosse cruel et hurleur", qu’il a fustigé tel ou tel, et Staline avant tout, - quand certains parmi les plus grands de ceux qui viendraient après lui s’abaisseraient à écrire des odes à la louange du "montagnard du Kremlin" ; non, il ne s’agissait pas de défendre une cause politique, ni de se défendre, ni d’attaquer, ni d’entrer en dissidence ; il ne s’agissait pas non plus d’une poésie pour la forme, pour le jeu, pour la parade ; non ; c’était une poésie pour rien, si l’on veut ; pour rien d’autre que pour elle-même. Etant à elle-même sa propre fin. Mais il se trouve que ce rien-là est un tout pour lequel, quand on s’appelle Mandelstam, on accepte de mourir, car il est des choses avec quoi cet homme ne transige pas, et en premier lieu ce qui fonde la poésie, la possibilité, la liberté, le droit absolus de faire rayonner et vibrer la parole :
En me privant des mers et de l’élan et de l’aile, en donnant à mon pied l’assise d’une terre violente qu’avez-vous obtenu ? Piètre calcul !
Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent.
Non, tu n’es pas mort, Ossip Mandelstam !
Paraphrasant René Char, qui sut de son côté remercier en toi "l’Incliné nageant, le bras bleu, sa joue appuyée sur l’épouvante et la merveille", mais le paraphrasant dans une de ses adresses à Rimbaud, j’aimerais pouvoir te dire, afin que ton visage supplicié n’ait pas glissé en vain sous la neige de Vladivostok, cette neige abominable des camps et de l’exil où tu réclamais simplement sans doute de quoi te protéger du froid, j’aimerais pouvoir dire en signe d’humble gratitude, et comme un visage sourit à travers ses larmes : "nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi".
[1] Une première version de ce texte est parue dans La Sape, en 1991.
[2] Dante. Cité par Mandelstam dans son Entretien sur Dante (L’Age d’homme, 1977, p. 42)
[3] Voir : "La voix durcie de Mandelstam " dans Le Matricule des Anges d’avril 2001, N°34, titre du compte rendu que fait Emmanuel Laugier de l’édition des Poèmes de Moscou traduits, annotés et présentés par Henri Abril (Circé).
[4] Traduit par Ch. Mouze sous le titre " Une botte " (Alidades, 1987) et par Mayelasveta sous le titre " Le déferlement " (in De la poésie, Arcades, Gallimard, 1990).
[5] Remarques sur la poésie, ibidem, p. 99-100.
[6] Voir, ibidem p. 159 sq. notes sur Pouchkine et Scriabine.
[7] Voir ce que dit à ce sujet Michel Serres dans L’hermaphrodite ou dans Statues : Qu’est-ce que le travail de l’écriture ? "La relation d’un certain chant à la pierre immobile" (Statues, p. 340)