Marie de Quatrebarbes | un chien

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Marie de Quatrebarbes |un chien



C’est un chien brun, pas grand. Sa tête longue et plate supporte une mâchoire robuste. Sa robe est feu, sauf le tronc. Son pelage est dense, extrêmement raide. Il porte un manteau gris avec des poches plus claires sur le flanc. Ses oreilles en forme de V sont pliées, portées de côté, avec une fâcheuse tendance à rebiquer vers l’avant. Sur la photo il est placé à droite et force l’objectif de ses petits yeux vifs et rentrés. En réalité ce n’est pas l’objectif qu’il regarde mais la personne placée derrière. Le chien se contre-fout du dispositif technique dont il est l’objet plus ou moins consentant. Sa queue courte, en cimeterre, bat derrière lui. Il est assis à l’extrême bord de la photo, si bien que le cadre coupe une partie de son dos.

Tout près du chien, il y a le banc. L’animal s’est approché du pied en ciment pour y frotter sa tête. Le geste est amusant, comme si le chien cherchait les faveurs d’un partenaire de jeu. Le maître a remarqué cette appétence du chien pour les surfaces rugueuses. Ce qu’il ignore, c’est leur pouvoir d’apaisement. Le chien souffre d’un début d’eczéma. Probablement que le maître ne le sait pas et qu’il interprète cette façon de se frotter comme une fantaisie que seuls ont les chiens. Sans doute ne sait il pas plus qu’il faut retirer le collier du chien après sa toilette, tant que le poil n’a pas repoussé, sans quoi la peau s’irrite et le chien tombe dans la boucle infernale du grattement.

Le chien a une espérance de vie d’environ dix à treize ans. Sur la photo, il a tout juste neuf mois. S’il est observateur, le maître aura remarqué la légère claudication du chien, qui se manifeste surtout le matin, lorsque les muscles sont encore froids. Peut-être le maître a-t-il déjà pris rendez-vous avec le vétérinaire et apprendra-t-il bientôt que la maladie est héréditaire, et qu’il faudra la surveiller sans quoi l’arthrose s’installera. On changera l’alimentation du chien. Les apports en calcium seront réduits, les excès proscrits. Autrement dit, le chien sera mis à la diète. De plus, on évitera désormais de forcer sur l’exercice physique du chien. On ne l’exposera plus aux sols glissants, parce qu’ils sont sources de chutes. En cas de pluie, le chien restera à la maison.

Il pleut très doucement. Les pattes du chien sont couvertes de petites feuilles brunes, collées par la pluie, et qui lui font comme des chaussons. Le maître a sorti son téléphone de son sac pour immortaliser cet instant : le chien auprès du banc, qui frotte sa tête sur le pied en ciment et regarde l’objectif. En fait de maître, il s’agit d’une maîtresse. Le petit sac blanc, posé à plat sur le banc est celui d’une femme. Elle a retiré sa veste pour se sentir plus à son aise. Elle a posé la boîte qu’elle transporte, et de laquelle émerge un sac plastique. A l’instant où elle s’apprête à prendre la photo, elle est tentée de dire « souris ! » ou « cheese ! », quelque chose comme ça. Mais devant l’air du chien, si grave, elle se tait. Les chiens ne rient pas. En outre, c’est peut-être le dernier jour de bonheur parfait du chien. Le dernier jour de pure insouciance. C’est peut-être cela que les observateurs de la photo surprennent au vol, cette tension sous-jacente. Tension ou menace qui devient le centre et gomme tout ce qui l’entoure. Car personne ne parle du chien, ni de cet instant de sa vie. Personne ne s’intéresse au chien qui est pourtant le sujet de la photographie. C’est comme s’il y avait un tabou autour de lui. Personne ne s’intéresse à la personne du chien qui se tient là, face à l’objectif. Au sac oui, à la boîte. Pas au chien. Il y a un chien pourtant, d’un genre bien particulier. D’une race qu’on peut nommer. Oreilles petites en V, pliées, portées de côté. Tête longue et plate. Robe feu, sauf le tronc. Nous habitons un monde dans lequel un chien d’environ quarante centimètres au garrot, vingt kilos de chair et de poils, peut passer inaperçu. Remarquez que personne ne dit « oh, le chien ! » Tout le monde s’en fout des chiens. C’est comme s’il était normal, acquis d’avoir des chiens. C’est comme si les chiens nous étaient donnés une fois pour toute, et pour toujours.

Personne ne parle du chien.
Et maintenant c’est trop tard. La photo ne dure pas. Elle appartient au genre des photo-fantômes. Les photo-fantômes, on ne les voit qu’une seule fois. Après, c’est terminé. On passe à autre chose, et le chien aussi passe à une nouvelle étape de sa vie – où il ne verra plus la pluie, sera soumis à un strict régime alimentaire et nourrira à l’égard de sa maîtresse une sérieuse rancune que seules les caresses sur le ventre viendront apaiser. Les photo-fantômes sont comme les instants de la vie. On les voit, puis elles disparaissent. Un enfant lit un journal en tenant son chien sur ses genoux. Un yorkshire saute en l’air dans les rues de New York. Les photo-fantômes volent les chiens en leur donnant le temps de la vie. Comme eux, elles courent les rues et laissent sur le caniveau de jolies petites crottes qui sont vite ramassées ou enfouies. Ces images sont comme les chiens des rues, elles sont à tout le monde. Elles ne sont pas de celles sur lesquelles on capitalise.

Note : après vérification, le mot « chien » admet s’être reconnu dans certaines descriptions des textes de Marie Cosnay, Sabine Huynh et Philippe Rahmy.
Le mot « chien » les en remercie.

Marie de Quatrebarbes

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

10 février 2014
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