Martine Drai | De Paris 2

Lire le mois de septembre (liens vers bibliographie de l’auteur).


8 octobre 2006
Hier, pratique de tango argentin, rue des Vignoles, dans le 20e, une grande salle claire à un premier étage. Quand on a besoin de fumer on va sur le balcon qui donne sur une cour, on s’assied sur le banc, on regarde la cour. Assez pouilleuse. Ici pas encore d’effort de ravalement, pas de revalorisation, peut-être même des loyers encore abordables. Une cage à oiseaux au cannage éventré posée en équilibre instable sur une gouttière, du linge qui sèche à deux fenêtres, un géranium étique accroché à une autre, une vitre cassée à côté, murs gris et enfumés, et toutes les vitres ne sont pas propres, mais ce n’est ni triste ni moche. C’est là très évident, très calme, très reposant. Ça devient vite du familier. Je fume ma cigarette, mon partenaire P. me rejoint.
Je ne sais plus comment, nous en sommes venus à parler de nos quartiers respectifs, et il a eu ce mot : Moi j’ai toujours été rive droite… Mais si j’avais été rive gauche, jamais je n’aurais traversé la Seine.
Moi : Ah ?
P. : Oui... J’adore la rive gauche…
Moi : Je comprends… Mais je traverse, moi, tu vois… Pour le tango, pour les copains, pour le travail souvent… Tout se trouve rive droite, je traverse continuellement…
P. : C’est un destin... On est rive droite ou rive gauche. Ça se fait sans qu’on le veuille, c’est la vie qui choisit… J’ai essayé plus d’une fois de passer rive gauche, ça n’a jamais marché…
J’ai opiné, j’ai dit que moi pareil, essayé, pas marché, etc. Puis un silence. Nous fumions, nous regardions le ciel, le soir venait, nous regardions la cage à oiseau éventrée, le géranium, le linge, un oiseau disparaissant de l’autre côté d’un toit. La musique nous parvenait très assourdie. Je réfléchissais. Je pensais à ceux que je connais, et dont beaucoup se sont toujours tenus du même côté de la Seine. Je me demandais ce qu’une étude approfondie, statistique, pourrait nous faire découvrir à ce sujet. Je me rappelais la Loire à Nantes, avec ses toits de tuiles sur la rive sud, ses toits d’ardoise dur la rive sud. Je rêvais aux pouvoirs irrationnels des fleuves sur nos vies.
Pendant qu’à à côté de moi, sur la chemise de P., au niveau de la poitrine, la tache d’humidité bleu foncé formée par la sueur qui coulait de son front pendant que nous dansions s’évaporait, s’amenuisait, laissait revenir le bleu clair.



9 octobre
Métro. Hier sur la ligne Nation-Dauphine (par Barbès) je suis montée dans une rame rétro, du début du siècle sans doute, dans un compartiment qui m’a faite penser aux dessins de Robida quand il épinglait avec un entrain carnassier les débuts du Métropolitain. Un siècle plus tard on s’y retrouve, on remarque de petits détails émouvants, comme les minuscules porte-bagages au-dessus des sièges, comme les inscriptions fraîchement peintes à la peinture glycérique, encore brillantes, humides à l’œil comme de jeunes pousses de sureaux, et on sourit à ces détails comme à de jeunes enfants facétieux, je ne suis pas la seule, globalement nous voici tous abêtis et charmés. C’est évidemment destiné à charmer d’abord les touristes qui descendent en grappes lourdes des hauteurs du Sacré-Cœur, mais ça ne fait rien, nous les indigènes nous en profitons.
Mais comme j’ai vu avant-hier, sur la ligne Nation-Dauphine (par Denfert) s’arrêter devant moi une rame tout entière fardée en publicité pour SAMSUNG, il advient que dans ma fragile cervelle de Parisienne fatiguée les deux rames si différentes se croisent maintenant sur la même ligne. Et au bout du compte je me dis : voilà peut-être une suggestion à faire à la RATP : les faire réellement se croiser sur la même ligne… Pour le contraste, pour le pittoresque, pour le frémissement dialectique… Mais après réflexion je me dis non, attention, réfléchis un peu, ça ne serait pas bien pris…



10 octobre
Retour au métro Anvers, et avant mon rendez-vous je m’accorde un arrêt bref rue d’Orsel pour manipuler quelques cotonnades à la devanture d’un magasin de tissus. Ce qui me rappelle soudain le mot d’un vendeur, l’hiver dernier, dans un des magasins proches, dans ce même quartier. Je sortais avec une amie d’une exposition à la Halle Saint-Pierre. Nous étions allées voir si nous trouvions quelque chose de bien pour ses rideaux qu’elle voulait refaire. Le vendeur, nous voyant tâter ça et là de façon erratique, s’était approché de nous et enquis de ce que nous cherchions. De là, très vite, un mot poussant l’autre à partir de l’affaire des rideaux, il avait réussi à nous faire énoncer nos situations de famille respectives, pour elle célibataire, pour moi divorcée, et sans homme à la maison… Alors lui, avec cette grande candeur du machisme non coupable qu’on accueille désormais comme un phénomène naturel :
— Belles comme vous êtes ! Mais c’est de votre faute, alors ! C’est que vous le voulez bien !
Je lui avais répliqué, pour le démonter, qu’il n’était pas non plus trop mal de sa personne, très longs points de suspension, et que je sentais bien, pourtant, qu’il avait dû connaître, au moins une fois dans sa vie, la déception amoureuse, la solitude…
Sans calcul, sur un seul souffle, il m’avait répondu : Vous avez raison, Madame… J’ai connu ça… Et pas seulement une fois … Mais toujours… Je n’ai jamais connu que ça, au fond… Quarante combats, quarante défaites…
Avec un sourire. Un sourire très tendre. Tendresse pour le combat ou tendresse pour la défaite, je ne sais pas, peut-être tendresse pour les deux.



14 octobre
Le Barbizon. J’ai bien fait de profiter à fond, pendant quatre ans, du petit plaisir du I penché de son enseigne, puisque ce plaisir se ternit aujourd’hui, et sans doute définitivement.
Tout à l’heure, je vois tendue sur la façade une banderole : LE BARBIZON EN DANGER. J’entre et demande à une des responsables de l’association ce qui se passe, elle me raconte : Eric, le SDF chauve et barbu qui habite dans le coin droit de l’entrée, a vu hier un homme prendre les mesures de la façade. Il lui a demandé ce qu’il faisait, l’homme a répondu que ce n’était pas sa faute, qu’il était maçon, qu’il ne faisait que son travail, que ce travail avait été commandé par la Préfecture de Paris…
L’association s’attend donc à ce que la façade du Barbizon soit murée, ce qui mettra un terme à la procédure d’expulsion entamée quelques mois plus tôt… Je demande si c’est le propriétaire qui est responsable de cette expulsion, et qui il est. On me répond oui à la première question, et que ce propriétaire est une société de Hong-Kong qui ne paraît pas claire – un prête-nom, une couverture, on ne sait pas… Les courriers adressés par l’association ont été systématiquement retournés barrés de la mention n’habite pas à l’adresse indiquée
On se sent arrivé dans une impasse. On espère beaucoup de la Mairie, qui a pris officiellement le parti de l’Association. Mais on ne sait pas du tout dans quelle mesure la Mairie aura le pouvoir de s’opposer à la Préfecture.



17 octobre
Plaisirs de l’automne parisien : la lumière littéralement rose ce matin tôt dans ma cour, de ce rose orangé qui est d’ici seulement ; les gros champignons sur une pelouse bordant des immeubles de la rue Ricault, si gros et si ronds qu’ils font penser à des champignons de Walt Disney ; et vers dix heures, alors que je viens de sortir au métro Champs-Elysées Clémenceau et que je me dirige vers le Théâtre du Rond-Point, une odeur que je mets quelques secondes à identifier, mais je finis par y arriver : c’est une odeur de bouse. Bouse de vache ou bouse de cheval, qu’est-ce que ça fait ici, dans le trafic parisien ?
Et puis je me dis : l’homme des poneys du Luxembourg a dû passer par là avec son cortège. Et à l’heure qu’il est, dix heures, il doit être arrivé. Mais un peu partout dans Paris, et légèrement différente de ce qu’elle serait en pleine campagne, cette odeur de bouse. Remarquée au passage, ça et là, par d’autres, certainement, et je n’ai pas dû être la seule à en retirer du plaisir.



18 octobre
Le Barbizon, suite. Ce matin en revenant du supermarché, vu un car et une voiture de police, avec huit policiers en faction pour veiller à la sécurité du maçon occupé à murer l’entrée du vieux cinéma. Le maçon avait presque fini, manquaient environ huit briques dans l’angle supérieur gauche. Sur le trottoir d’en face un petit groupe de personnes. Une femme est passée vite, un enfant dans chaque main, pas le temps de s’arrêter mais quand même le temps de murmurer : C’est triste…
Une voix de vieille dame dans mon dos a répété C’est triste une minute plus tard, et ajouté : Ah le Barbizon ! le Barbizon ! C’était quelque chose, dans le temps ! Avant le centre commercial, on n’avait que ça, dans le quartier, c’était le seul cinéma ! Trente ans que je le connais, moi, Le Barbizon !
Je me suis retournée, je l’ai découverte juste derrière moi, très petite, très vieille, une mise en plis mauve, je lui ai souri. Malgré les tristes circonstances j’étais toute disposée à en entendre plus au sujet de ce vieux temps qu’elle avait bien connu… Mais elle : C’est triste, triste ! Les Chinois, hein ! Les Chinois dans le quartier c’est incroyable, incroyable, le pouvoir qu’ils ont !…
Je lui ai fait observer que c’était aussi la Préfecture de Paris, que l’affaire de la société de Hong-Kong n’était pas claire, que la Préfecture aurait donc pu enquêter davantage avant de faire murer le Barbizon. Mais elle m’a répliqué qu’à la mairie du treizième « ils » tiraient parti de certains accord avec « eux »… Que c’était la raison pour laquelle « ils » rampaient devant « eux »…
Manifestation ordinaire de xénophobie, il fallait bien que ça se fasse entendre ici aussi, pas de raison pour qu’on y échappe.




21 octobre
Évolution du parc de Choisy : les marronniers ont roussi et se dénudent les premiers ; on voit au ras des pelouses des bouquets de fins champignons, hauts sur tige et à chapeaux coniques, qui ressemblent à des psilocybes ; et comme chaque année la disparition du groupe des SDF de la pointe nord du parc coïncide avec l’apparition de la tente des poneys – LE CHEVAL A PARIS.
Près de l’entrée du parc, côté avenue de Choisy, sur le trottoir, retour du seul SDF qui préfère passer là l’hiver, debout devant la grille du matin jusqu’au soir, son gros sac près de lui. Il est arrivé là pendant l’hiver 2004-2005. Il paraissait quarante-cinq ans, il était encore beau. Il en paraît dix de plus maintenant, les nourritures du hasard et les froids endurés ont attaqué le corps, la musculature s’est délitée. Il ne bougera plus jusqu’au printemps prochain. On voit dans son regard son inquiétude à l’approche de l’hiver.

à suivre

15 novembre 2006
T T+