Maryse Vuillermet | Mais de quelle main tient-elle le fil ?

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Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue.
Dans sa maison sombre, la voix tambourine et claque, une grêle sur la vitre, le café poivré fume sur la toile cirée, le grand rire éclate plus fort que le bruit pénible de la télévision.
Elle a bientôt quatre-vingt-dix ans, elle est vive, elle est gaie, sa main coupée, quatre doigts manquent à sa main, restés dans la presse à injection de matière plastique, sa main coupée repose sur sa jupe en laine.
J’ai déjà écrit un livre sur elle, elle m’a aidée avec son cahier de souvenirs en français estropié, elle m’a beaucoup aidée.
J’ai son cahier, et une lettre du grand-père à son arrivée en France, elle m’a déjà beaucoup donné.
Je monte avec elle l’escalier de bois. Je n’ai jamais de toute ma vie, de toute mon enfance, monté cet escalier, jamais dormi dans cette maison, maison de ma grand-mère qu’elle a reprise à sa mort, elle, la fille aînée, ma tante. Maison de ma grand-mère repliée sur sa tristesse, qui ne m’a jamais parlé, jamais regardée, jamais gardée, moi la fille du cinquième fils, cinquième sur huit, un de plus, qu’elle n’arrivait pas à aimer, à regarder, ni lui, ni sa femme, ni ses enfants.
Chambres froides, escaliers de sapin blanc, édredons rouges, couvertures piquées, lourdes. Dans le mur, un placard en bois. Elle l’ouvre.
« Je tricote toujours, des chaussettes, des pulls. » Les mots claquent, tambourinent dans l’humide de la pièce. « Je tricote par habitude. »
Et je pense à sa main coupée, au tricot des Italiennes qui tiennent le fil de la main gauche, qui vont plus vite que les Françaises, à la jalousie de ma mère quand on le lui faisait remarquer.
Mais comment Santine tient-elle le fil ? De quelle main tient-elle le fil : la main entière ou la main coupée ?
« Je tricote toujours et personne ne veut de mes pulls, regarde celui-ci et celui-là, tout neufs, jamais portés, tricotés avec de la laine grasse. »
Je tends la main vers un pull bleu glacier, un gros pull gris de ciel triste. Un pull d’hiver.
« Tu vois, c’est chaud, il y a pas plus chaud qu’un pull tricoté à la main ! »
Oui, je le sais, j’ai encore des pulls tricotés par ma mère quand j’avais dix-sept ans. Je sais, la couleur est horrible, mais de quelle main tient-elle le fil ?
Je l’ai vue tricoter tous les dimanches, toutes les tantes tricotaient, serrées autour de la mère et nous, mon père, le cinquième celui de trop, sa femme et ses six enfants, nous montions tous les dimanches en étrangers pour voir à la télévision Belle et Sébastien. Je les ai vues toutes tricoter et jamais je n’ai observé comment elle faisait. De quelle main tient-elle le fil ?
« Je te le donne, si tu veux. Si tu en as l’utilité, prends-le, il est à toi. »
J’en ai l’utilité. Il est dans mon placard, je ne l’ai jamais porté, il est raide, le bleu est toujours aussi glaçant et terne. Il tient beaucoup de place.
Mais j’en ai l’utilité de ce gros vilain pull tricoté d’une main. La main est coupée mais le fil, le fil des tricoteuses italiennes, de la plus belle, de l’aînée, de celle qui parlait le plus fort, qui se tenait le plus près de la mère, qui a fermé les yeux du père, c’est moi qui l’ai, pour toujours, le fil.
Je tricote toujours, moi aussi, j’écris toujours et personne ne veut de mes textes tricotés à la main !
Je suis un tapis, mille nœuds, mille liens, enfants, parents, jardin, maison, élèves, les cordes sont solides, les amarres indestructibles.
Ville natale, quartiers d’usines, arrivoirs, immenses navires échoués au bord de la rivière vidés des ouvriers, vidés du travail, mes pas reviennent toujours à ces rives. Ma tête est lourde de passé, mon corps lourd de tant d’eux.
Mais le fil, je le garde, je le déroule, je l’enroule, je le travaille et le file !
Tout au bout, tout en haut, Toi, le Primo, tu es parti de ton hameau des Alpes italiennes, vers l’Australie. Ce n’était pas un exploit, beaucoup étaient déjà partis vers Levallois-Perret, vers la Suisse et vers les Alpes françaises. Toi avec ton frère, tu es parti vers un pays neuf. Qu’as-tu emmené Primo dans ton baluchon, quel morceau du rascard, des sabots de bois, quelle odeur de vaches, et de polenta grasse, quel rêve d’or qui brillait à travers la lourde toile de jute ?
Ton frère et toi vous n’avez jamais écrit mais lui, quinze ans plus tard, il est revenu. Il n’a pas parlé, a repris la ferme familiale avec sa sœur restée célibataire, et il lisait l’anglais, on l’appelait l’Américain. Le soir, il s’asseyait sur le banc au soleil et il lisait des livres en anglais. Pour ne pas oublier la langue de là-bas, il voulait repartir, il n’a pas pu. Et toi, personne ne sait où tu as vécu, où tu es mort : sous quel bloc de roche dans une mine d’or, sur quelle route, sous quel sabot de cheval ?
Certains disent qu’on n’a pas envie de retrouver la toute petite maison dix fois déjà divisée, les champs en pente, d’autres, que si l’on n’est pas riches on ne peut pas revenir.
Toi, le Primo, fais un signe à travers l’espace et le temps, un petit signe déchiffrable, ton nom sur une liste de mineurs, sur un registre d’état civil. Il y a dans ton village natal un généalogiste appelé Dante, si je lui demande ta trace, te fera-t-il revenir de l’Enfer des oubliés ?
J’ai cherché sur Internet, rien, ta dernière trace d’existence est au fond de mon cerveau. Seuls mes mots te raccrochent au vivant mais, je te le dis, je le tiens le fil, tu n’es pas parti pour rien, tu nous as tracé une route audacieuse, donné un goût d’or lointain, de villes surgies de terre, on a perdu ton poids sur la terre mais l’impulsion, la force du coup de pied qui éloigne la barque du quai, qui claque la porte sur la maison trop sombre, l’impulsion, tu nous l’as donnée.


Mais de quelle main tient-elle le fil ?

Et le fil, le fil des Italiennes, c’est moi qui l’ai le fil !
Il passe par tes pieds, il t’entrave, le sabotier, qui viens vers moi, tout seul, au pas de la montagne, tu marches dans la neige, et eux, les petits, s’agrippent à tes pieds, se pendent à tes jambes de velours et t’empêchent d’avancer et elle avec son ventre plein s’accroche à ton ventre et les petits assoiffés de ton courage et elle, si lourde ! Ne les lâche pas, marche avec eux sur ton dos !
Ne le lâche pas, boxeur ! Frappe, puisque tu ne sens rien, tu me l’as dit, les autres souffraient, moi, je ne sentais rien, j’étais dur comme un chien !
Frappe les gitans et les ferrailleurs, les Bergamasques, et les harkis, frappe les petits Siciliens et les grands Noirs, frappe le soir après le travail, ne raccroche pas tes gants, frappe les arcades et les nez, frappe le malheur et la peur !
Et vous les petits bonnes, au dos droit et aux mains sales, vous revenez. Vous courez rue de la Guillotière et place Croix-Paquet, vous courez au marché sur le quai Saint-Antoine, un instant assises sur le banc de devant, à l’église du dimanche et sur le banc du parc, revenez les courageuses au dos droit ! Un billet pour là-bas, un billet pour les chaussures, vous rêvez les petites bonnes, vous comptez les petites bonnes au grand matin, les pièces de monnaie, les jours de la semaine pour le dimanche, les semaines pour la semaine là-bas au grand soleil des collines, et les années, pour le grand trousseau.
Et toi la fille, frappe sur le clavier, ne lâche pas, ne raccroche pas les gants, tiens bon la fille ! Parle pour eux, tiens bon la tante, tricote la tante, tes vilains pulls, j’en ai l’utilité !
Les mots, c’est pour le Primo, le disparu, le sabotier, le boxeur et les petites bonnes !


Photo de Gérard Benoit-à-la-Guillaume ©

11 avril 2011
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