Maryse Vuillermet | Itinéraires chantés
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Et j’ai repensé à ce que raconte Bruce Chatwin dans son roman Le Chant des pistes. Les Aborigènes ont en tête d’innombrables itinéraires chantés, qui traversent toute l’Australie. Leurs chants sont à la fois des poèmes transmis dans des cérémonies d’initiation, des champs d’appartenance à une tribu, des topo-guides pour trouver et suivre les itinéraires. Et en même temps, le fait de les décrire par le chant, de les nommer les fait exister et les fait appartenir aux clans des hommes qui les ont chantés. De temps en temps, ils partent sur ces chemins, on dit qu’ils partent en walkabout.
« Un chant était à la fois une carte et un topo-guide. Pour peu que vous connaissiez le chant, vous pouviez toujours vous repérer sur le terrain.
— Est-ce qu’un homme parti en walkabout suivait toujours ces itinéraires chantés ?
— Jadis, oui, approuva-t-il. De nos jours, ils voyagent en train ou en voiture.
— Et qu’arrivait-t-il si un homme déviait de sa route ?
— Il se retrouvait en territoire interdit et pouvait fort bien être tué à coups de flèches pour cela.
— Mais tant qu’il restait sur sa piste, il trouvait toujours des gens qui partageaient le même rêve ? Qui était en fait ses frères ?
— Oui.
— Et qui lui devaient l’hospitalité ?
— Et vice-versa.
— Ainsi le chant est une sorte de passeport et de ticket-repas ?
— En théorie du moins, la totalité de l’Australie pouvait être lue comme une partition musicale. Il n’y avait pratiquement pas de rochers, pas de rivière dans le pays qui ne pouvait être ou n’avait pas été chanté. On devrait peut-être se représenter les Song lines sous la forme d’un plat de spaghettis composés de plusieurs Iliades et de plusieurs Odyssées entremêlées en tous sens, dans lequel chaque épisode pouvait recevoir une interprétation d’ordre géologique. »
Mon grand-père valdotain, Louis Vuillermet, a pris l’itinéraire bien connu, bien tracé, vers la France, ils est parti de Mascogne en mars 33. Mes grand-oncle Michel et Henri sont partis vers l’Australie dans les années 1890, à quinze ans. L’un Henri est rentré, il s’est occupé de ses sœurs, a recueilli l’enfant de l’une, a vécu avec l’autre et il aurait été prêt à adopter les huit enfants de son frère mort en France, il parlait anglais et il lisait des livres en anglais, c’est tout ce qui lui était resté de son grand voyage . L’autre est parti travailler dans une mine d’or et on a perdu sa trace. Soit il n’a pas retrouvé le chemin du retour, soit il n’avait pas envie de revenir, soit il est mort. »
Décembre 2012, à mon tour, je pars en Australie, je cherche son chant des pistes, son livre oublié, au fond de moi, dans les immensités australiennes, dans les mines d’or, d’opale, dans les ports et les musées d’immigration, je cherche sa voix lointaine.
On dit que les Aborigènes gardent en mémoire tous les itinéraires chantés et leurs sites sacrés mais parfois eux aussi, ils les perdent. On raconte que sur la montagne sacrée de Wallaga, au sud de Sydney, des métis ayant perdu le savoir ancestral passent des heures à méditer. Ils iraient chercher en Asie des sources spirituelles qui leur permettraient de retrouver la force spirituelle qui les a abandonnés. Une théorie contemporaine suppose que les Aborigènes seraient venus d’Asie du Sud-Est, il y a plus de quarante mille ans, du temps où les récifs permettaient de franchir la mer en barque. Un cinéaste australien a même eu l’idée d’embarquer des Aborigènes sur un bateau dans l’espoir qu’ils se remémoreraient alors, en rêve, leur migration supposée.
Je cherche. Ce n’est ni une chronique, ni une saga, ni un journal de voyage, encore moins des mémoires ou un roman d’aventures, c’est un livre enfoui, pas très loin de la surface. Il pourrait affleurer si la tempête de sable soufflait plus fort, il pourrait arriver par la plage dans un drôle d’esquif, il pourrait être tatoué sur des épaules musclées, il pourrait se trouver au fond de la librairie de Broken Hill, ou de Dubbo, m’attendant.
Je ne sais ni son titre, ni sa date d’édition, ni s’il a été jamais publié, peut-être c’est juste quelques feuillets manuscrits, une couverture en cuir, des lacets de corde ou de flax, peut-être est-ce un bulletin municipal de 1895, un registre d’état civil, un compte rendu de contremaître, signalant que la nuit du 15 juillet à 1h 15, un des six mineurs de la galerie 10 ne s’est pas sauvé à temps après avoir introduit la poudre dans les trous creusés à la barre à mine, et que les blocs se sont effondrés sur lui, Il était italien, mais d’après ses camarades, parlait patois et français, il était là depuis peu.
Ce peut être un entrefilet du Daily Mirror de l’Outback : un trou de White Cliff s’est effondré ce matin, les autres mineurs sont venus pour aider le malheureux mais ils ont mis plus d’une heure à déblayer le dug out, et le malheureux était déjà mort, le dos brisé. C’était un Italien catholique, sans famille en Australie, les autres mineurs se sont cotisés pour lui offrir une sépulture digne.
Ce peut être une photographie intitulée Enterrement d’un mineur en 1895. J’ai vu cette photographie dans une mine-musée, la foule en noir, le cercueil en bois recouvert d’un drap noir porté bien haut par six d’entre eux, derrière la galerie et les boutiques blanches.
Mais le livre ne dit pas que l’accident. Il pourrait dire l’avant aussi qui n’est pas aussi triste, loin de là.
Le voyage, l’incroyable voyage de cinquante-quatre jours dans les châlits en bois qui ressemblaient aux lits clos des chalets de Mascogne, le jeu de la morte où il gagnait souvent, de l’argent, des verres à boire, une chemise, il avait sa mascotte, un tout petit sabot de bois que son père lui avait taillé et gravé à son nom, minuscule et poli, il le portait au cou, en médaillon. Le jeu de la morte se joue à deux, c’est le plus rapide et le plus chanceux qui l’emporte. Et eux, ils sont partis à deux, ils étaient plus forts, ils étaient frères.
À l’arrivée à Melbourne, la bouffée d’air chaud et sec, les premiers pas titubants sur la jetée, la quarantaine encore pour certains, pas pour eux, le quartier italien de Carlton, toutes sortes d’Italiens qu’ils ne connaissent pas, les petits Napolitains, les Vénitiens à la peau claire, et les Calabrais noirs comme des raisins secs, manger des pâtes à la tomate, eux qui ne connaissent que la semoule de blé dur, les petits travaux, les dortoirs au-dessus des pubs, et le départ vers le Nord.
Et puis, dans les collines, parfois, l’odeur camphrée des immenses eucalyptus qui craquent de chaleur, leurs troncs dont l’écorce s’arrache en grands lambeaux qui pleurent, les orages secs, le vent, les tempêtes de sable, ils savent déjà qu’ils ne pourront pas raconter tout ça, les pythons rouges et blancs, les kangourous qui sautent comme des elfes, partout le hurlement des cacatoès le soir, quand ils s’abattent sur le sommet des frondaisons, les fleurs...
Au début essayer, chercher les mots pour dire, traduire ce qu’ils voient, penser à comment ils vont l’expliquer, la place dans les villes, les rues larges comme un pâturage, tant qu’on ne voit même pas, d’un côté de la rue, le fond de la galerie d’en face, noire d’ombre, la poussière, le plat, comment le dire à ceux qui habitent à flanc de montagne, dans un hameau dont les toits se touchent et recouvrent la ruelle.
Comment dire la plaine, les troupeaux de milliers de moutons, dont on ne voit jamais le commencement ni la fin à eux là-haut qui ont trois ou quatre vaches, le cri du butcherbird, l’oiseau boucher, on l’appelle comme ça parce que son chant ressemble à un chevreau ou à un porcelet qu’on égorge et comment dire les maisons de bois qu’ils déplacent, en suivant les filons d’or ou le travail, à ceux de là-haut qui ont des maisons aux fondations de pierre de trois cents ans.
Qu’ici, les chaussettes de laine grasse tricotées par la mère sont trop chaudes, que l’hiver n’existe presque pas, pas de neige, pas de gel, juste du vent glacial !
Et puis peu à peu, oublier de vouloir tout raconter, impossible.
Alors, l’histoire se perd et le livre est oublié.
Le père avait dit : « Partez et vous reviendrez quand vous serez riches ! »
Une phrase du père, un peu bravache, un peu solennelle, qui veut dire quoi ? Riches de quoi ? De combien ? Revenir pour les voir et repartir ? S’installer ici ?
Ils l’avaient tournée souvent dans leurs têtes, puis ils avaient arrêté. Les nouvelles du pays arrivaient avec des mois de retard, une de leurs sœurs était malade, elle avait pris froid à la fontaine, il fait si froid à la fontaine ? Laquelle ? Quel âge avait-elle ?
Ils avaient pris goût à l’immensité, au mouvement de ce pays, là-haut, ils savaient qu’ils se seraient cognés aux murs, qu’ils étaient devenus si grands qu’ils se seraient cognés au plafond, ils avaient la plaine et bientôt l’or !
Les frères se sont séparés…
Henri a refusé de partir vers le nord, vers Kalgoorlie, Ballarat et Broken Hill. Il avait vu les mines de schiste de Blue Montains, les galeries qui s’enfonçaient droit dans le sol, les huttes des mineurs au milieu de cette forêt humide et impénétrable, de ces lianes qui couraient comme des serpents, de ces fougères qui poussaient à vue d’œil, il avait conduit les attelages de poneys, aidé à la construction du petit train à crémaillère, si abrupt, si vertigineux, sur une pente à 70%, pour remonter le minerai noir, non, il ne pourrait jamais vivre comme un rat dans des galeries, à quatre pattes dans le noir, respirer la poussière…
Son frère se moquait de lui…
Henri préférait conduire les attelages de mules, il participait à la construction de la ligne de chemin de fer qui partait d’Adélaïde dans le sud et qui un jour ferait la jonction avec Darwin dans le nord, 8000 kilomètres de voie ferrée, pour traverser un continent. Il aimait conduire les bêtes, les soigner le soir, ça lui rappelait leur troupeau de vaches, il aimait aller de leur pas, charger les pierres aux carrières, équilibrer le chargement et puis marcher, faire siffler le fouet de temps en temps, parler à ses bêtes, éviter sur la piste les mares de sable où les bêtes peineraient, trouver les gués, croiser d’autres attelages qui revenaient, échanger des nouvelles, arriver au chantier, décharger, discuter, faire boire les bêtes, les nourrir. Pendant le trajet, regarder autour de lui, la forme des collines parfois, mais le plus souvent la plaine, les buissons, le ciel si pur. Bien sûr, quand la tempête soufflait, il fallait trouver un abri, calmer les mules, quand il faisait chaud, les mouches, les sunflies les suivaient, énervaient les bêtes… il avait soif et faim quand les étapes étaient longues… mais il était dehors, il organisait son travail.
Son frère avait un autre tempérament, fougueux, impatient, bagarreur et surtout, il aimait la ville, les pubs et le jeu, il aimait l’excitation, les paris et l’alcool, il n’aimait pas se coucher tôt, se lever à l’aube, s’occuper des animaux, il fréquentait les convicts, les chercheurs d’or, les aventuriers… Il aimait écouter leurs histoires, leurs exploits, toujours la plus belle pépite, le plus belle opale, la meilleure mine.
1893, juin exactement, Patrick Hannan a découvert à Kalgoorlie sa première pépite au Mount Charlotte, alors de l’autre bout de la terre, des Flanningan, des Radavic, des Matorosso, dans toutes les soutes des vieux cargos, payant leur voyage en travaillant sur le rafiot, ils arrivent. Et tous ceux qui sont dans le Sud vont prendre la route.
Ensuite plus au sud à trois miles, deux Irlandais en trouvent une plus grosse encore, on appelle cet endroit The Golden Mile. La ruée se déclenche, à pied, en chameau, à cheval, certains déjà en voiture, tous ils arrivent. Il n’y a pas de ville, seulement des baraques, des tentes. Des compagnies gèrent les magots.
Il aurait pu être chercheur d’or ou simple mineur embauché par un patron. Mais dans les deux cas, le digger doit creuser la roche à la pioche, à deux, toujours, l’un tient la barre à mine et l’autre tape, à la lueur de la bougie, celui qui tape ne doit pas faire une erreur , sinon il brise le coude ou le poignet de celui qui tient. Quand ils ont fait une dizaine de trous en cercle dans la veine, ils mettent la poudre d’explosifs dans les trous très délicatement, ils allument et ils s’enfuient pendant l’explosion et la descente de pierres. Après, ils déblaient la roche et la lavent. Le problème, c’est l’eau, si on a l’or sans eau on n’a rien. On raconte qu’au début à Kalogoorlie, le seau d’eau de 50 litres valait deux livres, le désert n’a pas envie de livrer son or sans résistance. Un Irlandais a créé un pipeline d’eau depuis Perth, 563 kilomètres de canalisations pour amener l’eau, mais il s’est suicidé avant d’en voir une goutte.
On raconte aussi que bien plus au nord à Tenant Creek, ils sont tous venus aussi pour l’or, 600 kilomètres à pied, à cheval, en vélo pour ceux qui venaient d’Alice Springs, et comme il n’y avait pas d’eau, ils sont repartis. Un plus malin, il s’appelait Henri Chapmann, est arrivé après les autres avec une vieille machine qui ressemblait à une horloge. Il a regardé partir les derniers assis au-dessus de la source souterraine qu’il avait trouvée. Et après, il a commencé à exploiter le filon avec son fils, il a installé un broyeur et tout, et il est devenu l’homme le plus riche de la ville.
Au fond des galeries, la chaleur est horrible, les hommes sont nus et dégoulinants, ils respirent la poussière à pleins poumons, la silicose arrive très vite et après, ils ne peuvent plus s’allonger car leurs poumons sont malades et se remplissent de liquide et ils s’asphyxient, alors ils dorment assis, j’ai vu plein de gravures où l’on voit les mineurs assis, la pipe d’opium à la main, le seul remède, le plus puissant contre la douleur, les Chinois l’ont apporté et tous les mineurs s’en procurent facilement. Mais ils gagnent beaucoup d’argent, du mineur au directeur de la mine, du chercheur au boucher, boulanger, brasseur de bière, forgeron, tous gagnent des salaires de rêve, alors ils viennent, et Michel ne pourra pas résister longtemps.
Il a tout essayé pour convaincre son frère, à deux, ils seraient forts et pourraient acheter une concession, trouver le filon, revenir riches comme le père l’a dit, à deux, ce serait tellement plus simple, mais Henri ne veut pas descendre sous la terre et ne veut pas vivre dans les bars et jouer tous les soirs l’argent gagné au jeu de la mourre. Il n’aime pas son frère quand il a trop bu, ses yeux deviennent noirs, sa voix coupante, des éclats, il a peur, Michel dit n’importe quoi, ressort des vieilles rancunes, des histoires du village, il s’agrippe aux autres hommes, les embrasse, les appelle « mon frère » ou au contraire, les traite de bastard et les cogne. Il ne s’arrête jamais de boire avant de s’écrouler sur la table. Alors quand il est ivre-mort, les autres reviennent et s’amusent à lui prendre son chapeau, lui volent son argent bien sûr, ses papiers, ils chient dans son chapeau et lui remettent sur la tête, ils l’attachent avec une corde à sa chaise, enfin ce qu’il leur passe par la tête et Henri parfois pris de remords revient le chercher dans le pub, et le ramène au dortoir, et le couche, il est aussi lourd qu’un cadavre et parfois l’abandonne là mais il dort mal.
Et là-haut, ce sera pire, l’Outback, un désert peuplé de repris de justice, de bagnards, des réprouvés, des tatoués, ceux qui seraient en prison partout ailleurs dans le monde, les méchants, les fous, ils ont déjà tué, ils recommenceront, sortent les couteaux au moindre mot mal compris, ils vous poussent dans un trou la nuit, une vie ne compte pas, les hommes disparaissent, comme des animaux. Le matin, on trouve des cadavres dans la rue, on en sort des galeries de mine qui ne sont pas morts écrasés par des pierres, jamais d’enquête, il en part un, il en revient d’autres, non, Henri ne veut pas aller là-haut.
Alors les deux frères se sont séparés.
Chaque printemps, la plaine se couvrait de fleurs roses et jaunes. Il revoyait les cacatoès blancs à huppe mais la phrase ne venait pas, au fond de lui, il n’y avait plus de mots. Le temps passait, il ne disait pas la phrase, il ne disait rien, la parole avec lui-même était coupée, il ne se parlait pas, il ne se connaissait plus.
Des mots anglais lui venaient, go straight, straight away, tape, à droite, be careful…
Il aurait pu aller à White Cliffs, ou à Coober Pedy, chercher l’opale, rencontrer deux jumeaux suisses qu’on appelle là-bas les twins, les jumeaux, ou les froggys, les grenouilles parce qu’ils disent qu’ils sont français, les meilleurs pour le sexe et les femmes, ils creusent ensemble leur dug out, leur trou, leur mine, ils cherchent l’orange, « Orange, encore de l’orange, quand tu grattes la terre, tu l’attends, ça explose comme un éclair à côté du jaune et du bleu. Il lui faut de l’orange ça veut dire qu’elle a pris le boum, comme il fallait, personne ne sait pourquoi elle serait là et pas ailleurs. Ça s’est passé il y a des millions d’années, la terre a pété de partout et le feu est resté quelque part. C’est ça qu’on va chercher en bas. » La pierre multicolore, la seule qui a de la valeur, celle qui brille pour lui au fond de l’argile, qui l’attend là depuis des millions d’années.
En quelques minutes, au fond d’un trou, à la lueur d’une bougie, elle peut se donner et tu deviens riche, tu payes à boire à tout le pub, et tu files à la banque à moins qu’en buvant trop le même soir, tu dises où tu l’as trouvée et quand tu es bien saoul, les autres te la volent ou descendent dans ton trou et finissent de creuser la veine et te volent les suivantes.
Alors, tu restes, tu ne peux même pas aller à la banque ou la vendre aux Chinois parce que tu as peur, tu finis par habiter ton dug out, par toujours creuser.
Et tu ne peux plus t…˜arrêter car même si tu as fouillé des années, retourné, pioché partout, avant de fermer le trou avec la terre, tu veux regarder une dernière fois, et tu y reviens quand même, juste encore un peu, si c’était le moment ! La big one, elle luit, regarde, elle a l’orange, elle t’attend, vas-y !
C’est pour ça qu’à deux, on est les rois du monde, comme les twins. Si, Henri, cette mule avait voulu !
L’un part dans les mines, l’autre reste dans le Sud à conduire les attelages.
Dans le Nord, les Chinois sont venus, ils se sont battus pour garder les concessions, il a cogné, la police est venue, les paysans, les settlers ont aidé la police.
Il a trouvé des pépites, il les a vendues à l’agent, il a jeté les billets sur le comptoir, la bière a coulé, des litres et des litres et même du chianti, et les filles se sont approchées, il a caressé Rose et a mis les billets dans son corset.
Straight on, hold high man, only one day more, keep clear, les mots venaient dans l’autre langue, il avait oublié les autres mots.
Le lendemain, il redescendait dans le noir, il n’a pas peur du noir, l’homme.
Parfois, les mots revenaient, eh, man, il faudrait montrer à la mère une belle pépite avant qu’elle meure, et puis il oubliait.
Le vide de l’océan au fond, le vide de l’Outback au nord, les routes vides pour venir des ports, ce pays vous vide la tête.
Seulement le trou noir qu’il faut éclairer, et boum, la dynamite, le vent efface les traces, les explosions bouchent les galeries, qui s’effondrent en poussière.
La petite boule d’opium pour dormir, son goût sucré, le sommeil profond et silencieux, pas de mots, pas de rêve…
Plus de frère, les chercheurs d’or n’ont pas de famille, nulle part, il y a tant de magots sous leurs pieds, juste le petit bruit sec de la pioche contre la roche, le petit rond de lumière, le périmètre éclairé, le désordre dansant de la flamme, son jaune espiègle qui va sourire, la pépite va briller, le sourire de la chance va s’éclairer là, au fond du trou, elle l’attend pour changer all his life.
50 degrés à la surface et au fond, la terre peut pisser de l’or comme de la bière, renvoyez les chameaux, faites boire les chevaux, on reste, ici ne restent que les hommes, la bière et l’or qui les attendent.
À quoi bon se souvenir ? Straight on, man ! One day after one day !
L’autre est revenu, mais ce qu’on a tant rêvé a disparu, le père, la mère sont morts, les petites filles devenues des femmes qui ne sourient pas, le petit frère devenu un homme qui tourne sa moustache entre ses doigts bruns et qui taillent les sabots, pensif, la maison est toute petite, on se cogne aux murs et aux poutres, le chien a aboyé et la mule a changé de nom.
On a imaginé le retour chaque printemps, de prendre le drap de foin au père qui plie et de le porter, léger, vers le rascard, et ça sent l’herbe bien sèche et ensuite de s’asseoir avec lui contre le mur et de boire un verre de grappa à son retour, les chaussettes au sec dans des sabots neufs et de tout lui raconter. On a imaginé le cri des femmes surprises, les yeux au ciel et les mains autour de son cou et sur son visage mais elles sont là, bras ballants, mains blanches sur les tabliers et les épaisses tranches de lard dans le saloir et la polenta fumante.
Les cadeaux étalés sur la table comme des oiseaux morts.
Le froid qui vient de la cheminée mal jointée.
On ne retrouve rien, ni ce qui existait qui n’est plus, ni ce qu’on a rêvé qui n’a jamais existé.
Image : Peinture de John Lewis Tjapangati intitulée Points d’eau à Mina Mina ©.