Michèle Gazier, Nathalie Sarraute : une aventurière intérieure

Les archives et dossiers du site Télérama sont régulièrement renouvelées - pour être sûr que ce portrait de Nathalie Sarraute par Michèle Gazier reste accessible en ligne, je me permets de le reprendre ici, tout en renvoyant bien sûr au site Livres de Télérama : c’est sans nul doute le portrait de Sarraute le plus vif et le plus attentif qu’on puisse écrire...


Dans les bistrots, elle écrivait à l’oreille, déclamant ses textes à mi-voix.

Petite, menue, le regard d’un noir vif, elle vous recevait entourée de couvertures chaudes et légères. Dès que vous aviez franchi le seuil de son bureau, dont elle fermait la porte avec précaution, elle sautait sur son canapé. Elle s’y installait à la manière des adolescents, mi-assise, mi-couchée, toujours prête à bondir vers le téléphone - on l’appelait du monde entier - , à rebondir sur le moindre de vos propos, à rire de tout ce que le monde nous offre de ridicule ou de cocasse. Parfois, l’hiver, lorsque le jour tombait trop tôt, elle se laissait envahir par une mélancolie profonde dont on ne savait trop si elle était née de son âme russe ou de sa mémoire juive. Et là, dans la pénombre grise de ces fins d’après-midi qu’on aurait aimé voir s’attarder sans fin, elle vous racontait des histoires en buvant un whisky-Perrier et en fumant des cigarettes blondes.

Elle parlait de tout avec grâce et humour : de ses souvenirs d’enfance, de ses rencontres d’écrivain, des très nombreux étudiants croisés dans les universités du monde, de ses voyages en Russie... ; de cette peur qu’elle éprouvait toujours à l’heure de l’écriture, de la publication. "On ne guérit jamais de son inquiétude, le doute ne s’estompe jamais", disait-elle, évoquant avec une envie non dénuée d’espièglerie et de tendresse, la sérénité d’une Marguerite Duras, si sûre de son art, ou l’éternelle coquetterie de son presque jumeau Julien Green que l’âge, jusqu’à sa mort, n’avait pas tatoué de rides, peut-être parce qu’il avait moins aimé rire qu’elle. Nathalie Sarraute est née en Russie avec le siècle, le 18 juillet 1900. Elle est arrivée en France à l’âge de deux ans.

Les rapports compliqués de ses parents divorcés l’ont conduite à faire quelques allers-retours entre Paris et son pays natal. De cette enfance bousculée, elle a gardé le meilleur : une parfaite connaissance des deux langues et une curiosité infinie pour les deux littératures, russe et française. Un goût des mots en somme, de leur musique, de leur richesse cachée, de leur malice. C’est parce qu’elle aimait les mots qu’elle a étudié le droit et s’est destinée à la carrière d’avocate : en toute naïveté, elle pensait alors que le barreau se résumait à cet art du langage qu’est la plaidoirie. A défaut d’avoir fait une belle carrière juridique, elle a rencontré sur les bancs de la faculté de droit l’homme de sa vie, Raymond Sarraute, dont elle a eu trois filles.

Elle aimait se souvenir de ce temps lointain des conférences de stage qui fut le meilleur de sa courte carrière juridique. Elle disait : "Elles m’ont appris à m’arracher à la langue écrite, à entrer dans la langue parlée, la seule à pouvoir exprimer ce frémissement des êtres qui m’intéresse dans l’écriture."

Le temps fut pourtant long entre celui de la vie étudiante, des apprentissages, et celui de l’écriture et de la publication. Nathalie Sarraute était de ces écrivains qui, parce qu’ils voient loin, ont du mal à rencontrer tout de suite leurs contemporains. Elle termine en 1937 son premier livre, Tropismes, qu’elle ne publie chez Denoël que deux ans plus tard, après avoir essuyé de nombreux refus. Portrait d’un inconnu, son deuxième ouvrage préfacé par Jean-Paul Sartre, qui faisait alors autorité, est refusé chez Gallimard en 1947 et ne sera publié que l’année suivante chez Robert Marin. Le livre se vend à 400 exemplaires. Il ne sera republié que dix ans plus tard chez Gallimard. Douloureuse expérience qui, disait-elle, l’avait contrainte à se faire "une peau d’éléphant".

Les années aidant, la pionnière Nathalie Sarraute, qui refuse les romans psychologiques, les histoires sociales et s’attache à exprimer les "mouvements aux limites de la conscience qui sont sous le langage, ce qui est sous le monologue intérieur", est rejointe par quelques écrivains qui, comme elle, cherchent de nouvelles voies pour le roman, un roman trop ancré dans le XIXe siècle, selon eux, et qui ne reflète plus l’époque d’aujourd’hui...

Une photo, désormais célèbre, où l’on voit Nathalie Sarraute devant le siège des éditions de Minuit en compagnie de Jérôme Lindon, maître des lieux, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, Robert Pinget, Claude Ollier, Samuel Beckett et Claude Mauriac, plus la mention de "nouveau roman" dans un article du critique Emile Henriot consacré à quelques-uns de ces auteurs, et voilà que l’opinion publique fonde une nouvelle école.

Lorsqu’on demandait à Nathalie Sarraute ce qu’était pour elle le nouveau roman, elle vous regardait sans bouger et vous aviez pourtant l’impression qu’elle avait haussé les épaules. Puis, elle disait : "Le nouveau roman... on nous a aussi dit que nous formions l’école du regard. Notre seul point commun était le refus du personnage et de l’intrigue que nous trouvions dépassés. Pour le reste... Rien à voir entre l’extériorité revendiquée de Robbe-Grillet et ma démarche très intérieure..."

Exit donc l’idée de groupe, de complicité, de débat littéraire. Sarraute était une solitaire qui préférait aller à la rencontre de livres, de lecteurs, de comédiens, de metteurs en scène et de spectateurs que débattre vainement avec ses confrères en écriture. Dans le fond, elle se sentait plus de la famille de Flaubert ou de Dostoïevski que de celle de ces jeunes "nouveaux romanciers" qui étaient, pour la plupart d’entre eux, de vingt ans ses cadets.

Mais elle brisait volontiers sa solitude d’écrivain en se consacrant au théâtre. Bonheur du texte dit, de l’écoute du phrasé simple, de la musique particulière de ses textes à la limite du monologue intérieur, du dialogue et de la parole errante. Seuls ceux qui n’ont pas vu jouer des œuvres comme C’est beau, Elle est là ou Pour un oui pour un non ignorent encore le talent comique de la grande dame des lettres françaises que l’on taxe encore - ô combien à tort ! - d’austère, voire difficile.

Sarraute avait l’art de saisir l’instant, de pointer droit au ridicule, de rendre le tremblé d’une hésitation, la drôlerie d’un embarras. Seuls ceux qui n’ont pas enten- du, lues par elle ou par l’irrésistible Roland Bertin, des pages de Tropismes, ignorent que Nathalie Sarraute peut faire rire aux larmes ses auditeurs, et tant pis pour les rides...

Certes, elle n’aimait pas tous ceux qui se piquaient de la mettre en scène. Elle s’énervait lorsqu’un comédien lui parlait de la "psychologie de ses personnages", mais elle adorait se glisser dans la salle obscure, à l’heure des répétitions, et écouter ces mots qu’elle avait écrits dits à voix haute. Car, pour Nathalie Sarraute, la frontière entre le roman et le théâtre n’a jamais été étanche. Pas plus que ne l’était celle qui, en principe, sépare la lecture de l’écriture. Lectrice passionnée, insomniaque dévoreuse de livres, elle savourait les oeuvres d’autrui en les parcourant lentement, en les lisant avec la voix et pas simplement avec les yeux. De la même manière, elle écrivait à l’oreille, n’hésitant pas à déclamer ses phrases à mi-voix. Et tant pis pour les voisins des quelques bistrots où un demi-siècle durant elle a eu ses habitudes d’écrivain.

En octobre 1996, ses Oeuvres [dites] complètes paraissaient en Pléiade, éditées par Jean-Yves Tadié. Elle s’était réjouie de ce volume qui la consacrait de son vivant. Mais, parce qu’elle avait l’esprit de contradiction et un irrépressible appétit d’écrire, elle avait poursuivi son chemin d’écrivain, publiant un court texte sur les mots : Ouvrez ! Enfermés derrière une cloison, les mots y frappent et veulent sortir, monter jusqu’à la conscience, vibrer dans les cordes vocales. Ils plaident pour leur vie. Tout l’univers littéraire de Sarraute est là, à la limite du silence et de la parole intérieure, dans ce périmètre riche et circonscrit où "on ne sent pas encore si on a de la sympathie ou de l’antipathie pour quelqu’un".

Nathalie Sarraute pensait souvent à la mort. Elle en parlait à ses amis. Elle s’amusait non sans angoisse de l’expression "mourir de vieillesse". Elle avait peur de s’endormir et de ne pas se réveiller. Mais comme elle aimait mettre en phrases ses craintes les plus intimes, pour en un sens avoir le dernier mot, elle imaginait en riant qu’on écrirait d’elle : "Au terme d’une longue vie, elle s’éteignit doucement."

Michèle Gazier
26 février 2002
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