"Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur"
A partir des Jardins de Morgante
Une étude d’Annie Clément-Perrier (II)
Il y a des livres que l’on aimerait ne jamais terminer ou qui nous font nous précipiter à la recherche de tout ce que leur auteur a pu écrire. Je partais à rebours dans le temps de l’oeuvre pour remarquer d’abord qu’elle s’inaugurait dans un double constat déchirant et jubilatoire, je veux parler du pouvoir poétique des premiers titres : Le Montreur d’Ombres, Le Triomphe du temps, La Fable des jours, Lamentations des ténèbres, qui instaurent d’emblée un rapport au Temps et à la mort avec ce qui nous en sauve, c’est-à dire la musique, la littérature, l’art. Les ombres portées sur le mur, ces ombres cernées d’un trait, qui gardent l’illusion de ce qui est perdu, la fable qui raconte, la musique des lamentations, celle de la remémoration, étaient déjà des façons, dans cette oeuvre si grave, de lutter contre les ténèbres, de triompher du temps.
Lamentations des ténèbres occupe une place charnière dans le mouvement de l’oeuvre pour l’éclairage qu’il projette sur les trois livres précédents, et ceux à venir (la trilogie des "Champs de fouilles"), et j’aime à considérer les trois premiers romans comme un grand roman de formation, tels qu’il s’en écrivait au temps des romantiques allemands. Et pour une part, je pense ici à ce grand Bildungsroman qu’est L’Arrière-saison d’Adalbert Stifter (écrivain, peintre, géologue), et à son narrateur pour qui l’apprentissage de la vie passe par l’enquête menée sur le mystère du monde et ses étrangetés, l’énumération amoureuse de ses richesses, l’énigme de leur formation ; par la réflexion sur l’histoire de la terre "qui conserve elle-même en son sein, comme en un cabinet d’archives" l’histoire de ses propres sources consignées "dans des milliers de documents qu’il convient que nous apprenions à lire" en parcourant le pays, à pied, lentement, en s’arrêtant aux choses de la nature et à celle des hommes, pour pénétrer leur énigme. Car, écrit le narrateur, "il me parut enfin ridicule qu’on voulût créer sans avoir rien appris". Dans la démarche qui guidait les pas des narrateurs successifs (ou du narrateur unique ?) des premiers romans de Jean-Paul Goux, j’ai aimé retrouver celle des personnages arpentant sans fin les jardins, Maren la main liée à celle de Chaunes, ou Thubert avec son sac en bandoulière et son trépied. Et je savais désormais une chose : le désir qu’ils avaient de vouloir retrouver le secret de leurs aménagements anciens et leur principe d’origine, les découvertes faites au hasard de leurs randonnées, entraient désormais dans une poétique des traces lisible dans tous les romans.
La lecture des tout premiers m’apportait un surcroît d’émotion, celui d’assister à la naissance de ces impressionnantes images fondatrices qui allaient déployer des pans de rêverie autour du temps et dessiner en même temps que l’univers imaginaire de l’auteur, sa géographie intérieure. Les romans s’éclairaient mutuellement. Matisse disait qu’un peintre est tout entier contenu dans ses premiers tableaux. Je découvrais combien cet écrivain était déjà tout entier dans ses premiers romans. Combien les puissantes images de l’exhumation, du palimpseste, de la stratification, de l’enfouissement dans l’héritage de la langue et du passé, ces "images-forces [...] élues depuis toujours" qui avaient permis à Chaunes de modeler toute son esthétique des jardins, avaient aussi permis à l’écrivain de modeler son esthétique romanesque. Comme je l’avais vérifié dans l’oeuvre de Claude Simon, ce sont les métaphores et leurs réseaux d’analogies, ce sont ces "images agissantes", matérielles, concrètes, et merveilleusement allusives, qui portent la marque de leur auteur et disent la relation qu’il entretient avec le monde, la manière unique de donner à voir ce qui nous entoure.
Et si on peut rapprocher l’espace de recherche dans lequel elle se déploie de celui d’un Berio en musique (le temps, la mémoire, l’origine de la musique, les voix), j’aime aussi à rapprocher la démarche de Jean-Paul Goux de celle d’un Dubuffet dans la manière dont ce peintre donne à lire le dessin intérieur des choses sous l’apparence (le sol comme un grimoire dans lequel il y aurait à lire sans fin) et son goût des textures (Pâtes battues, Matériologies, Texturologies, Empreintes), ou encore, de celle de Tàpies donnant à voir et à lire une matière corrodée par le temps. Leurs démarches sont des équivalents picturaux de la vision géologique scripturale des temps emmêlés et successifs, lisibles dans le "territoire" du roman (un mot si souvent employé par l’auteur lorsqu’il parle de son travail), dans les "terrains de mémoire" (Dubuffet) que sont jardins et maisons, dans le "site unique d’une vie" (La Maison forte), dans le paysage intérieur de chaque conscience. Ces images agissantes donnent à cette oeuvre sa continuité, son unité et sa cohérence. Elles en chantent la "basse continue", elles en forment la charpente, elles en sont l’armature ; arc-boutées sur le Temps, elles établissent des échos immédiatement sensibles entre la démarche scripturale et la part rêveuse qui la soutient.
Cet écrivain a sa vision comme un peintre. Elle est à lire dans la métaphore centrale et combien mélancolique du palimpseste cachant sous les écritures du présent l’immémoriale mémoire des choses. Une image élue entre toutes, qui rassemble et fait prendre, une figure organisatrice qui permet de donner forme à l’informe, au désordre des sensations, des sentiments, des pensées, à celui du monde. Une image capable de lier ensemble des lieux et des temps éloignés, de rassembler "sur une même page ce qui est pour l’instant épars, disséminé dans quelques centaines de feuillets, morcelé et dispersé comme les pierres d’un temple démembré" (Lamentations des ténèbres). Elle est métaphore et thème central, façon unique de donner à lire ce qui court dans l’oeuvre tout entière : comment savoir ce que l’on est sans avoir éclairci quelques énigmes afin de trouver sa propre voie ? Si l’on est jeté au monde, plongé dans la complexité de l’existence sans savoir où l’on va, du moins peut-on essayer de savoir d’où l’on vient, à partir de quel héritage trouver son propre chemin, quelles voix écouter (les grandes voix tutélaires disséminées dans les romans) ou conjurer (la "mort symbolique" du Montreur d’ombres, les figures symboliques et la mort du vieil écrivain, de l’oncle, du père) dans cette exhumation du passé.
Cette métaphore traverse l’oeuvre sous les formes multiples qu’elle emprunte (de la trace, de l’écran, du secret, de l’empreinte, de la révélation, etc...), elle est lisible dans le patient travail de fouilles mené par le narrateur-écrivain du Montreur d’ombres, "perdu sous les lignes des textes lointains comme une route autrefois animée". Dans la quête identitaire et romantique d’un Je cherchant à "savoir ce qu’il y a derrière l’horizon" (Le Triomphe du temps), ou dans d’explicites chaînes lexicales (p. 124) cherchant à "ranimer, abluer, décaper, transposer, déchiffrer, décoller, retrouver, exhumer, restituer, détacher, faire revenir, soulever, arracher" la "chair indurée du temps", pour retrouver sous la croûte épaisse recouvrant la représentation des choses, la Vérité et l’essence de la littérature, de l’écriture, des mots ; une vérité que le narrateur-écrivain tente de lire sous les signes sensibles ou dans le tissu vivant des énigmes que dispense de façon si mystérieuse la nature, à travers les métaphores du rideau de brume qui se déchire, des nuages, du brouillard laiteux qui cache le paysage, de l’orage qui le lave, des voiles retirés un à un, du papier de soie cachant la photographie que l’on découvre, de la "trace recouverte ou brouillée" à abluer (mot emblématique chez Jean-Paul Goux).
Elle est lisible, cette métaphore, dans les jardins-palimpsestes de Chaunes ; dans les archives familiales et les journaux parcourus par Maren et Wilhem (La Commémoration) ; dans l’accumulation de photographies aériennes de la maison forte et de ses paysages, prises jour après jour, par tous les temps et toutes les saisons, de façon obsessionnelle, et qui rendent visibles, non pas les vestiges de ces fouilles, mais "la trace de ce qui bouge sur le fond apparemment immobile des choses-" (La Maison forte). Elle est lisible dans le travail poétique de l’auteur s’enfonçant dans l’héritage de la langue et dans l’épaisseur des mots qu’il doit ex-humer (les mots oubliés, rares ou précieux), ou laver de toutes leurs couches d’usages antérieurs. Et dans la démarche même de l’écriture qui est voile et brouillage (par la syntaxe), conduisant à la compréhension des choses, à la révélation, à la découverte de ce qui fait écran entre soi et le monde (les empilements culturels, les effets de réel et d’irréel, l’indétermination), entre soi et les autres (l’exhumation de ce que l’on ne sait pas de soi - "Une part inconnue de moi" dira Maren), et qui incarne au plus près la démarche explorante du roman et son avancée. Si l’écriture est baroque (par le déploiement, l’expansion, le fuego romanesque et les voix), l’imaginaire de l’écrivain l’est aussi qui lit le temps en marche dans l’épaisseur infinie et les couches immémoriales de la matière, préfère le pouvoir interrogateur et irradiant de la pensée métaphorique aux concepts définitifs, et voit l’écriture comme une masse mouvante, une "pâte prise dans les durées qu’elle mêle en en rendant sensibles les profondeurs" .
"Qu’est-ce que le temps ?" demande Hans Castorp dans La Montagne magique. "L’espace, nous le percevons par nos sens, par la vue et le toucher. Parfait ! Mais quel est celui de nos sens qui perçoit le temps ? Veux-tu me le dire, s’il te plaît ? [...] Mais comment pourrions-nous mesurer quelque chose dont nous ne saurions même pas définir un seul caractère ?" Le Temps, que nous n’appréhendons que par ce qu’il contient d’angoissant, d’inéluctable, ce temps invisible et irréversible, voici qu’il nous est rendu presque palpable dans l’oeuvre de Jean-Paul Goux, voici qu’il acquiert une épaisseur dans ses romans qui semblent garder un peu de ce que l’écrivain appelle les "propriétés d’une rêverie prolongée" . Une rêverie qui montre le livre comme ombiliqué, attaché encore au manuscrit et permet au lecteur d’éprouver ce que fut le temps de gestation du livre, les rêveries, les fantasmes et les désirs qui l’ont accompagné et tous les mouvements de la vie qui l’ont fait croître. Qu’est-ce que cette méditation du narrateur du Triomphe du temps (que l’on retrouvera chez Chaunes arpentant ses jardins) marchant dans les rues de la ville, imaginant les époques emmêlées et les strates archéologiques de son histoire comme un livre dont il tournerait les pages ? Qu’est-ce que cette impression de "traverser une prodigieuse épaisseur de temps - un peu comme on feuillette un livre déjà lu", enrichi des échos de lectures antérieures ou de souvenirs qui s’y rattachent, sinon une rêverie d’écrivain devant le volumen, le livre dans son épaisseur, son volume ? une rêverie devant les pages qui contiennent non seulement les traces linéaires, graphiques, déposées feuille après feuille, page après page, au fil du temps et de l’écriture, mais aussi la lecture en profondeur qu’appelle la matière vivante, mystérieuse et mouvante de la prose travaillée par ce que l’écrivain nomme le "temps biographique de l’élaboration" du livre, par l’épaisseur sémantique de la langue, par les échos infinis qu’elle ouvre dans l’espace romanesque du livre et le travail de la mémoire ?
Il y a le volume de l’écriture, le livre feuilleté dans son épaisseur (le Livre du Temps), il y a son mouvement (l’image du volume de l’eau traversée dans sa masse, dans sa profondeur, par le navire qui se déplace). Retenons ces notions d’épaisseur et de mouvement, de linéarité et de profondeur, car elles sont capitales dans cette oeuvre. Et si je m’arrête sur ces images, c’est qu’elles contiennent en elles l’idée de la forme continue de la vie, que mime l’écriture. Il y a là une première image concrète de la densité et de la compacité de cette prose (la nappe d’écriture, la pâte, la coulée) que Jean-Paul Goux aime à définir comme une masse de mercure, ou encore une masse symphonique en mouvement, dans laquelle travail formel de la langue, travail conscient (et inconscient) de la mémoire et de la vie, images, conjuguent leur dynamisme pour "tracter" l’écriture. Une image qui est rêverie sur le Temps, livre ou fleuve, que l’on retrouve dans un petit texte écrit à la même époque (1978), disant la sensation ample et magnifique d’être porté "par une vague très profonde" tirant "avec elle d’énormes masses d’eau" que donne la capacité d’écrire une phrase toute gonflée d’une multitude d’incidentes. Ou l’eau comme analogon sensible de la langue, qui sait en dire les mouvements contraires, les flux et les influx, le "courant de la langue" tout chargé des courants et des flux de la pensée, qui parle aussi d’un autre temps, le "temps intérieur" épaissi des expériences de la vie : dans La Jeune fille en bleu, c’est à l’eau du fleuve de mettre en mouvement la rêverie du narrateur regardant des petits bouleaux immergés luttant "contre les eaux" qui semblent lui faire signe ("comme si, me suis-je dit, ils me parlaient de ma propre vie, m’en révélaient un des sens cachés"), lui faisant prendre la mesure du temps, en remonter le cours, relier des choses jusque-là éparses, les relire à la lumière de l’expérience. Dans l’image de l’eau, court aussi la métaphore de l’art du roman "grossi lentement par le limon des jours" (Le Triomphe du temps), par tous les dépôts fluviatiles que dépose de livre en livre la marée de l’écriture. Cette dernière métaphore, je ne l’utilise pas au hasard. Elle est, à l’instar du palimpseste, une autre métaphore du travail de cet écrivain, dont l’art relève autant de la fouille, de la recherche, de la mise au jour d’événements disparus dans les couches géologiques de la mémoire et du temps, que de la maîtrise de l’immaîtrisable, du multiple de la langue et du monde, des flux intérieurs de la conscience dans leur perpétuelle métamorphose.
Qu’y a-t-il de si puissant et si profondément inspirant à penser, dans ces images qui parlent de l’écriture du temps et de la vie (la bio-graphie) dans leurs élaborations et leurs strates enchevêtrées, dans leur mouvement invisible et leurs transformations infinies, enrichies du travail créateur de la mémoire ? dans cette rêverie de l’en-dessous ou du dedans des choses qui cherche à saisir le lent mouvement de métamorphose invisible et obscur sous l’enveloppe, sous la "chair indurée" de la ville dans laquelle le narrateur se promène, ou sous la "chair fragile" du corps humain ? elles renvoient, ces images mêlées, à une autre lecture palimpseste, à une autre lecture, verticale et en profondeur, à une lecture intime (la référence au corps), à ce qui lie à soi-même et au monde, au départ des choses, à l’enfance. Le désir de créer qui prend appui sur une mémoire-palimpseste (le stock d’images et de signes enterrés sous les traces multiples "d’usages antérieurs", Le Triomphe du temps) qui l’a rendu nécessaire et qu’il faut exhumer, est indissociable du regard sur soi qui demande à l’écrivain de remonter vers un commencement. De s’engager "sur une piste aux ramifications multipliées comme on laisserait derrière soi les affluents successifs d’un cours d’eau en remontant jusqu’à sa source" (La Commémoration) pour aller au départ des images, en saisir la puissance de création. C’est avec Lamentations des Ténèbres que l’écriture effectue son anabase.
Elle est là, la source de l’image du palimpseste, dans les feuillets du "cahier noir" de Lamentations des ténèbres, "avec ses deux écritures concomitantes, celle des dépôts accumulés par le temps et qu’une représentation appropriée rend visibles simultanément, et celle du feuilletage des voix dans le contrepoint". C’est une image venue des fascinations et des émerveillements de l’enfance (Le Secret de la Licorne, le plan électrique et coloré du métro, les "transparents" du dictionnaire montrant l’intérieur du corps humain), qui rend éclairante la composition musicale des Jardins de Morgante, les jeux harmoniques de ses voix, sa composition fuguée. Une image exemplaire parce qu’elle condense toutes les autres, et préférée parce qu’elle est une autre métaphore du livre, ce lieu de rencontre de l’activité d’écriture (les dépôts linéaires et sédimentaires, couche après couche) et de la lecture (le travail de mémoire requis, le travail en profondeur dans la verticalité du texte) unies par le même désir de liaison, de continuité que formule le jeune écrivain-narrateur : "si tu pouvais écrire comme on lit, sans failles ni ruptures, sans ces interruptions ni ces coupures qui laissent une conjonction au bord du vide comme l’escalier d’un palais resté inachevé à la suite d’une disgrâce" (Lamentations des Ténèbres). Où l’on reconnaîtra, sous le désir vital de continu dans l’écriture, le thème crucial de l’escalier "sacrificiel" au pied duquel Chaunes est retrouvé mort dans le roman qui va suivre, Les Jardins de Morgante, dévoré par la hauteur, l’exigence dans lequel il place son art, la solitude dans laquelle il se tient.
Lamentations des Ténèbres, ce très beau et très sombre roman qui touche à la part la plus biographique de l’écriture, qui expose au plus près les strates mouvantes et enchevêtrées du texte en formation, le plus nocturne, est aussi le plus lumineux pour la compréhension en profondeur de l’oeuvre. Celui qui fait appel aux deux bouts de la chaîne de la vie, à travers la figure de l’enfant et celle de l’écrivain trouvé mort. Celui qui va chercher dans "l’enfance retrouvée à volonté" dont parlait Baudelaire, l’origine et la quintessence des émotions, des sensations qui furent premières, et qui sauront infuser leur énergie dynamique et leur force impressive au travail de l’écriture. Mais celui aussi qui traduit l’angoisse devant la création, incarnée par le corps en parturition, le corps mort-né, le corps supplicié et lentement disséqué dans les toutes premières pages. Le livre s’écrit dans cette tension constante. Il évoque les émerveillements, mais aussi les "anciennes peurs de l’enfance" dont se souviendra également Maren dans La Maison forte. La terreur de l’enfant de Lamentations des Ténèbres qui sent son corps se dissoudre dans la boue informe, son soulagement lorsqu’il prend conscience de la forme de sa main qu’il dégage du "magma stagnant", sont des moments qui aident à comprendre à partir de quoi se constituent les images paralysantes de l’angoisse de ne pouvoir écrire, de la terreur de se dissoudre dans la masse gélatineuse et infecte de l’informe, ce magma sans nom des choses immobiles dans la masse des jours, ou bien les images dynamisantes qui savent donner forme à ce qui est diffus, éparpillé dans le temps et sur les pages, même si l’énergie qu’elles dispensent leur a été conférée "après coup". Ce sont des images que l’on retrouve dans le "côté incurable des choses" qu’éprouve Chaunes "lourd du poids de sa vie", qu’il oppose au "côté conciliant et guérissable" de Wilhem ouvrant, lui, "les voies de sa propre vie avec la légèreté et la gaieté, l’allègre éclat sonore d’une fine étrave dans la mer" (La Maison forte). Et cette tension, cette lutte de deux forces antagonistes, de la vie et de la mort en lutte dans l’écriture, l’oeuvre tout entière la reflète, qui va puiser son énergie dans le dynamisme et la mobilité des éléments, qui fait de l’eau et de l’air les intercesseurs d’une rêverie capable de désancrer la lourde pâte des mots et de lui faire prendre le large, d’aérer le texte, de souffler sur la pétrification de "tous ces débris et ces fragments des jours et des histoires" (La Fable des jours), de leur insuffler légèreté, fluidité, mouvement, de donner aux phrases "un rythme plus ample que le vol des grands aigles, comme une longue phrase qui parle du vent, des ciels et des plaines et le lecteur se lève et fait avec le bras de grands mouvements comme s’il se réveillait en pleine nuit et qu’il voulût sentir le poids des eaux que déplaçait la mer dans ses rêves" (Le Triomphe du temps).
Qui dira si la chambre de la tour avec ses "claquements de toile, comme un voilier balloté par la houle" dans laquelle Chaunes tente de fixer sur sa toile les effets fugitifs de la lumière et ceux des nuages dans une sorte de sublimation désespérée, est chambre marine ou chambre aérienne ? et qui, de cet étrange mariage de la terre, de l’air et de l’eau, a entraîné la rêverie au début de La Commémoration, ce roman où l’on entend la "rumeur marine" violente ou lointaine du vent comme un "bruit de mer qu’on oublie par moments", et dans lequel les phrases appareillent telles un navire : "sur ces forêts à perte de vue grises et terreuses, et ces herbages éteints d’un jaune vert embruni, le ciel surprenait par sa présence vivante, par son étroite proximité, comme une mer bruyante qui vous saute à la figure derrière l’épaulement d’une dune. Dans la pâte lourde des nuages, des courants puissants charriaient d’immenses convois"...?
A l’origine de la main qui écrit, il y a l’appel à la toute-puissance de l’enfant qui a pouvoir magique sur le monde, l’enferme et le cadre dans sa main, lui donne forme et dialogue avec lui. Ainsi de "l’heure crème" de l’après-midi, "celle où l’univers de la chambre, toutes les choses, les couleurs et les matières, arrivent, convergent dans la coupe de ta main, celle où tu peux tout tenir dans ta main, sous ton regard, où la main pèse son poids et le poids des choses qu’elle contient : [...] il faut que tu t’adresses à elle, que tu lui parles, [...] il faut que tu draines dans le flux de ta voix ces forces qui s’accumulent alors en toi, dont la pression deviendrait presque douloureuse si tu ne leur permettais de s’échapper" (Lamentations des ténèbres). Quelque chose me touchait là profondément dans l’évocation de l’enfant qui pense l’espace de sa chambre dans la coupe de sa main dressée, quelque chose qui m’émouvait parce que s’y fait entendre, sous l’incantation magique, l’exhortation au travail mené sur la matière de la langue, inséparable de l’expérience sensible de l’écrivain (la main, le regard, la voix, le flux des forces, des énergies à libérer). Et si le narrateur-écrivain de Lamentations s’adressant à l’enfant qu’il était ("tu sentais sans le comprendre ce que j’essaye de comprendre sans plus le sentir"), laisse entendre la difficulté qu’il y a à délivrer "la vérité" qui habitait les jours vécus "et qui est maintenant insaisissable" (La Fable des Jours), il laisse entendre aussi la perte ou l’effet de brouillage qu’induit la langue dans sa traduction du sensible ou de la vie sensitive dans ses premiers mouvements. Un brouillage fascinant en ce que l’énigme et la singularité de la littérature réside peut-être dans cet écart et cette perte qu’elle s’impose et qu’elle se voit imposer, et qui fonde son essence même, dans la tension qu’impose la recherche d’une forme sur l’informe, dans le dynamisme de la syntaxe qui donne son ordre au livre et "vient brouiller la vue" , faisant ainsi écran, obstacle à la précipitation, à la rapidité de lecture qu’instaure une trop grande transparence. Lamentations des ténèbres met ainsi en abyme ce que l’on trouve dans l’oeuvre entière : les petits matins allègres, le frémissement des alertes, les départs qui s’amorcent, les aubes légères, tous ces instants parfaits et féconds, nécessaires au processus d’écriture, ne font jamais oublier la terreur qu’il y aurait à rester pétrifié dans "tout ce fatras de vieilles images, de nostalgies, d’angoisses répétitives" (La Fable), à imaginer toujours ("car écrire est sans fin") "ces failles et ces ruptures, ces interruptions et ces coupures qui laissent une conjonction au bord du vide comme l’escalier d’un palais resté inachevé à la suite d’une disgrâce" (image insistante, au début et à la fin de Lamentations), à éprouver l’atroce sensation d’impuissance à lier entre eux "les morceaux épars des corps que tu avais méthodiquement mis en lambeaux" pour en former le corps d’une oeuvre (l’image finale du narrateur penché sur le montage de photographies, reproductions, images qu’il découpe et assemble en vain).