Monika Fagerholm, Noire magie
Tout ce que j’aime en littérature se trouvait rassemblé : amour de l’adolescence - cet âge des passages et des vertiges -, mystère, caractère obsessionnel, présence du mal, sens du merveilleux, bouleversement du temps et de la mémoire, désir de liberté, chansons. L’histoire (l’intrigue, mot auquel je préfèrerais l’anglicisme plot, qui signifie aussi complot, ce qui sous-entend une certaine complexité) ne s’y trouvait pas opposée à l’inventivité des formes narratives.
Je lus dans la foulée son premier roman publié, Femmes merveilleuses au bord de l’eau, puis, en 2011, La Scène à paillettes, suite de La Fille américaine.
Aujourd’hui paraît un nouveau livre, Lola à l’envers, dans la collection Noire qu’inaugurent les éditions du Mercure de France.
Cela va certainement offrir à Monika Fagerholm un nouveau public de lecteurs, mais cette grande écrivaine échappe aux genres, pour ce livre comme pour les précédents.
Lola à l’envers est une excellente porte d’entrée dans son univers, les énigmes sont élucidées, c’était moins évident par exemple dans La Scène à paillettes, roman de bout en bout fascinant, labyrinthique, s’étirant sur plusieurs décennies, mettant en scène des personnages dont les identités demeuraient parfois floues (sans doute n’ai-je pas tout suivi ni compris). Je ne crois pas qu’on lise Monika Fagerholm pour connaître le fin mot de l’histoire. On la lit parce qu’elle nous immerge dans un univers aux frontières du thriller et du conte de fées, parce qu’elle nous déroute, nous étonne et nous fascine.
Dans La Scène à paillettes, on comptait tant d’ombres, de mensonges, de fausses identités et de méprises qu’on refermait le livre (le double livre puisque La Fille américaine en était le premier volet) avec la sensation de n’en avoir jamais fini. Sensation à la fois troublante et délicieuse. La vérité existe-telle vraiment ?
Dans Lola à l’envers, les meurtres sont résolus, et l’histoire prend ainsi clairement fin. Résolus à la façon de Fagerholm, c’est-à-dire sans règles de causalité ou de logique raisonnables - rien d’un thriller classique donc, ni même d’un roman noir psychologique à la Patricia Highsmith. Il faut des tours et des détours pour que la résolution se dévoile, et il est impossible de la prévoir.
Ce sont ces tours et détours qui font le charme unique des romans de l’autrice finlandaise (de langue suédoise), et l’envoûtement qu’elle produit sur ses lecteurs.
Ses livres sont complexes, font environ cinq cents pages, et se divisent en parties très longues ou très brèves aux titres aussi étranges qu’attirants « Le bonheur est un visionnaire », « 19 ans et Fucked Up », « La lune argentée déploie un pont par-dessus la mer », « Ka dans la fumée », etc. Mais c’est le chamboulement constant de l’espace spatio-temporel qui en forme la clef de voûte : un temps rétractable et étirable à l’infini, aux accélérations comme des poussées de fièvre et aux stases où l’on s’abandonne en rêvant.
La désorientation de nos repères est presque totale. Désormais, Monika Fagerholm énonce la liste de ses personnages en ouverture, ainsi que le font les auteurs de théâtre. C’est un théâtre en effet – monde de l’artifice, de l’onirisme et du réalisme mêlés –, un jeu machiavélique de personnages qui vont s’aimer, se déchirer, s’éliminer ou se soutenir sans relâche. Les liaisons les plus dangereuses ne sont jamais celles qu’on imagine ! Les époques se percutent constamment, car, même à l’intérieur d’une période donnée, les veilles et les lendemains sont rarement dans l’ordre. Et pourtant on s’y retrouve. Le travail de construction est admirable. Et même lorsque l’on se perd - ce fut mon cas dans La Scène à paillettes -, on finit par se retrouver, ainsi que cela arrive en randonnée après que les balises ont soudainement disparu et qu’on a erré ici et là. L’errance, ici, est évidemment concertée, elle permet de voir autre chose que l’immédiatement visible, de vivre une aventure au lieu de suivre le chemin le plus court et d’agir de façon efficace et programmée.
Dans Lola à l’envers on se perd moins que dans les précédents romans de Monika Fagerholm. J’en viendrais presque à trouver le livre trop clair (!), si ce n’était la magie renouvelée de la construction et du style. Il n’y a pas une histoire unique chez Fagerholm, mais une constellation d’histoires (petites et grandes) qui vrillent autour d’une énigme principale. En 2004, à Flatnäs, « petite ville idyllique, genre », le meurtre d’un jeune homme est commis. C’est une adolescente, Jana Marton, qui le retrouve. Personnage excentré ou décentré (plus jeune que les autres, nouvellement arrivée, vivant le plus souvent aux abords de la ville, fondue de course à pied), elle est la narratrice principale, l’observatrice des faits. Elle est aussi notre représentante, lecteurs curieux de ce qui a lieu et qui nous échappe, tentés de démêler les fils qui se croisent et s’enlacent entre tous les personnages.
En filigrane, Monika Fagerholm raconte aussi une histoire d’initiation : Jana ne fait pas partie de la bande des filles (plus âgées et plus riches) qui animent les nuits d’été de la petite ville, et les faits se déroulent le temps du passage de l’été à l’automne. La brutalité des meurtres en opposition à l’apparence de paisibilité bourgeoise et au destin a priori tout-beau-tout-rose pour la jeunesse dorée des beaux quartiers, marque Jana et l’ensemble des protagonistes. Dix-sept ans plus tard, Jana revient, invitée à une fête organisée par l’une des filles, devenue l’épouse d’un des garçons les mieux dotés de Flatnäs. Une fête qui se changera en cauchemar, comme ce fut le cas en 1994, sauf que, cette fois, les meurtres ne seront pas réels mais symboliques.
La symbolique est à l’œuvre dans le monde de Monika Fagerholm. Elle est le point de concordance entre l’univers féérique et le roman noir. Nous y sommes plongés dès la première scène qui a lieu en 2011. Jana revient à Flatnäs et elle tombe sur « Lola à l’envers », poupée mythique, au ventre farci de secrets. Emblématique, la poupée donne son titre au livre.
Des métaphores, on en trouve d’autres dans le roman. L’une des plus belles est liée à un personnage irrésistible qui « veut être quelqu’un que le vent traverse », une jeune fille, Ka(tharina) Bäck.
Ka apprend à marcher sur un fil dans un hangar à bateaux. « Un sentiment : l’utopie était fragile. Elle tenait à un fil. Équilibre. Si on tombait – on se retrouvait dans la folie. Il faut que tu apprennes à marcher sur le fil, petite. »
Des phrases comme celle-là, qui reviennent et nous hantent, il y en a plein le livre. Des phrases obscures et pleines de sens. Comme celles qu’on trouve écrites sur les tee-shirts des filles (le tee-shirt « La solitude et la peur » de Solveig et Sandra dans La Fille américaine et, ici, celui qu’Anna donna à Ka « International chaos tag »), slogans ou formules magiques pour affronter le monde. La morgue des adolescents est l’envers de leur vulnérabilité.
Tout aussi symboliques sont l’obscurité, la beauté hallucinatoire de la baie, son archipel d’îlots, la forêt tout autour, les villas aux architectures excentriques (il y en avait une, déjà, dans La Fille américaine), et l’été finlandais trop court qu’on vit à fond quand on a dix-sept ans.
Pas de roman de Monika Fagerholm sans adolescents. Ils sont le cœur trépidant de ses livres. Avec leurs alliances et leurs pactes. Leurs trahisons et leurs reniements. Et, en perspective, les deux pôles de l’amour et de la mort. Autour d’eux, des adultes, moins acteurs que conducteurs de l’histoire, et des enfants, futurs ados, qui se déplacent comme des oiseaux, moqueurs, fragiles et un peu sorciers.
Pour le reste, impossible de résumer l’histoire. Elle déborde, elle entraîne chacun au-delà de la limite. Son débordement, c’est l’enjeu même du travail de Monika Fagerholm, nous embarquer dans un univers inconnu, nous faire tanguer au gré des flux et des reflux, nous laisser perdre pied, nous ramener in fine à la maison. Bref, faire un grand voyage. Un saut en terre inconnue. Le bonheur de la littérature.
Et cela dans un style éblouissant, alors je veux saluer Anna Gibson, qui traduit tous ses livres. J’ignore quel est le degré de difficulté auquel elle fait face, mais je ne crois pas que nous perdions une miette du plaisir que les lecteurs finlandais et suédois trouvent dans la lecture de leur compatriote.
Ce style combine et agence plusieurs valeurs (comme on le dirait en peinture) dont les principales sont peut-être la langue du corps et le mouvement.
En 2007, Monika Fagerholm raconte dans un entretien qu’elle a été nourrie par les contes de fées que sa mère leur lisait. Et par autre chose : « Je me souviens très précisément de la sensualité qui entourait ces lectures. Ma mère portait une robe de cocktail et avant d’entrer en scène, elle mettait de la laque dans ses cheveux. Nous n’avions pas le droit de toucher mais nous insistions jusqu’à ce qu’elle nous permette d’y poser la main. Et j’ai encore au bout des doigts la sensation de ces cheveux laqués. »
Sensations, sensualité, c’est autour de cette émotion très physique que l’écriture de Fagerholm s’enroule et se déroule. Atmosphère dont la balance entre réalité et irréalité tremble en permanence, choix attentif des lieux - petite ville en bout de baie, maisons, lac, cabanes, tous inquiétants et très beaux -, circulation du désir entre des jeunes gens qui se dévorent les uns les autres, cartographie très mobile dans un périmètre pourtant restreint (on se déplace sans arrêt chez Monika Fagerholm), temporalité déréglée. Il est impossible de reconstituer les allées et venues des uns et des autres, comme la mémoire que l’on a des faits, quand tant d’événements et d’émotions se vivent sur un laps de temps resserré, dans des endroits symboliquement chargés, avec des partenaires multiples. SI on imagine une toile en réseau et des lignes qui relient les personnages entre eux, il y aura beaucoup de lignes qui partent d’une seule personne vers plusieurs autres mais ces autres croient qu’ils sont l’interlocuteur/trice unique de leur partenaire. Une drôlerie se dégage d’ailleurs de ces effets scopiques. Monika Fagerholm approche sa caméra au plus près puis s’éloigne en redessinant une vue d’ensemble. De très près, ça grince dans tous les sens, de loin, Flatnäs, petite ville paisible, semble une image de magazine.
L’écriture, une langue du corps, de corps en mouvement, rapides, sensuels. Et lorsqu’il y a une exception - Anita enfermée dans sa chambre, atteinte d’une maladie paralysante -, les yeux et le cerveau compensent le manque physique. Anita voit tout, sait tout, manipule (presque) tout.
Globalement, c’est une écriture dense, complexe, extrêmement structurée, usant du flash-back comme du flash-forward. Dans le détail, ça va vite. Souvent un chapitre commence avec une phrase nominale. La phrase suivante, une incise (tirets, voire parenthèses) s’étire sur plusieurs lignes. Les dialogues et le récit s’articulent constamment en se désagrégeant les uns les autres parfois. La mobilité des corps et la volubilité de la langue vont de pair, On passe sans transition d’une scène d’extérieur à une scène d’intérieur, d’un duo à l’apparition successive d’un, deux, voire plusieurs nouveaux personnages qui créent un tourbillon. L’auteure excelle dans tous les genres de narration, aime couper cut, puis décrire, ouvrir une parenthèse, laisser en plan l’intrigue principale pour nous entraîner dans une scène qui ouvre d’autres abimes.
Tous les personnages sont singuliers, plus ou moins insolites ou extravagants, tous ont des secrets, qui s’emboitent les uns dans les autres. « La vérité ou un gage », c’est un jeu inventé par Anita.
Le crime du jeune homme va entraîner d’autres morts. En cet automne 2004, des filles et des garçons vont laisser tomber les oripeaux de l’enfance, jouir au maximum de leur sentiment d’impunité et d’éternité, s’effondrer ou s’efforcer de devenir autres et d’oublier.
Il y a de l’héroïsme et de la tragédie dans ces destins. Dernière métaphore que je citerai ici, un navire renversé par la tempête, des centaines de morts au large de Flatnäs. « Je ne peux pas vous promettre qu’il y aura un lendemain », dit la Pasteure (qui revêt aussi d’autres identités dans le roman). Durant cet automne meurtrier où une quarantaine de personnages s’agitent en vase clos, le monde vient en écho déposer son lot de cauchemars. Entre réalité et imaginaire, les ponts sont multiples. Entre ce que nous sommes et ce que nous voulons être, entre ce que nous réalisons et ce que nous rêvons d’accomplir, entre ce que nous savons des autres, ce qu’ils nous montrent et ce qu’ils nous cachent, il y a des mondes ou des romans possibles. C’est cette immensité des possibles que Monika Fagerholm explore jusqu’au ravissement.
Au Mercure de France dans la nouvelle collection Mercure Noir :
Lola à l’envers.
Aux éditions Gallimard :
Femmes merveilleuses au bord de l’eau (un roman sur les frères et sœurs).
Aux éditions Stock :
La Fille américaine
La Scène à paillettes (les deux ont paru en Poche).
Interview de Monika Fagerholm
dans « L’Humeur vagabonde » sur France-Inter.