Notes de peinture 5
Je dois trouver son visage.
Ce ne sont ni sa bouche, ni son nez, ni ses yeux.
Trouver le point de départ.
Mardi 11 février, 21h30
Agnès.
Travail pour lui éviter de devenir moi.
Travail à partir de la photo.
Travail avec le souvenir.
Distance entre ce qui est peint et la photo.
Chacun a sa place.
Agnès : belle et tragique.
Est-ce bien elle ?
Je trace un trait et je sais que c’est le bon.
Sensation de toucher le visage vivant de la personne que je peins.
Mercredi 12 février, dans l’atelier, côté alimentaire
Parlé hier avec la galeriste de la rue Genty-Magre à Toulouse, Madame Simone Bourdet. Une vieille dame. Repéré par hasard sa galerie. Ce jour, attirée par des toiles d’une femme de cinquante-cinq ans, Jeanine Gilles-Murique : des personnages, avec une belle matière de peinture, de l’huile délavée, des fonds lumineux, des titres à ses tableaux, etc. « Vous peignez ? » et j’ai répondu oui. Je lui ai dit aussi que je voyais depuis très peu de temps. « Je commence juste à voir. » Elle : « Pour moi s’il n’y avait pas la peinture… » Phrase laissée en suspens. (Qu’est-ce qui n’a pas été dit ?) Elle dit encore : « J’ai lancé cette peintre Gilles-Murique. »
Je me retourne et je regarde.
Agnès.
Sans nez, sans bouche.
Ce soir je me rebelle à l’idée de tenir un pinceau.
À un moment, je pose la photo et je travaille sans filet.
Est-ce moi ? Est-ce elle ? C’est…
Dom n’est pas là pour trancher.
Je finis la bouche.
23 heures
En l’état des choses, je ne sais pas dire oui c’est elle, oui c’est moi.
Jeudi 13 février
Des nuages noirs sont accumulés au-dessus de ma tête.
Agnès.
Fé l’a reconnue.
Mais « on dirait un homme ».
Adoucir, adoucir.
Pas dormi cette nuit. Je saborde le travail alimentaire.
18h30
Toute la journée sur ce tableau.
Quelque chose ne passe pas. Je m’arrête.
Je le reprendrai s’il le faut lorsque j’aurai tout fini, y compris mon portrait ; puisqu’il semble que je lui donne malgré moi de mes traits.
Ce visage forme un tout, mais qui est-ce ?
Vendredi 14 février
Ne pas faire ressemblant, c’est trahir la personne que je représente.
Samedi 7 mars
Dernières touches au visage d’Agnès (blanchi en certains points un matin).
Pas tout à fait elle. Mais elle.
Implacable.
Travaillé au doigt.
De plus en plus sec.
Pas de matière, mais de la poudre de peinture.
Intense. Tendue vers. Prête à se briser.
À un moment, quand je passais le pinceau sur le bas du visage : la chair de poule.
Ce portrait : quelqu’un de stupéfait.
C’est ça la vie ? Ça ? Non, mais est-ce que je rêve ? Vous m’avez mise sur terre pour ça ? Ça ?
J’arrête là ce portrait. C’est Agnès. Ma sœur.
Pour ça ?
C’est son regard.
Je suis sur terre pour ça ?
Pierre.
Pour la mort d’un frère ?
Pierre, le prochain portrait.
Je voudrais pleurer, mais c’est bloqué.
Agnès, à gauche dans La Crèche monstrueuse.
Je suis immergée dans le dessin.
C’est fini. C’est fini. Fini.
Ce portrait, sa stupéfaction désespérée, je la prends en plein cœur.
Je la prends.
— Excuse-moi.
Plantée devant. Travail d’osmose.
— Donne.
— Donne-moi.
— Donne-le-moi.
Où vais-je de portrait en portrait ?
Du mal à m’arrêter de reprendre tel ou tel détail.
Du mal à arrêter ce tableau.
Je m’oblige à le laisser tranquille.
Le visage, finement travaillé. Le reste, grossier.
Pas tout à fait la bouche. Le nez, pas tout à fait comme ça. Cet œil… il manque un peu de, etc.
À un moment, il faut savoir s’arrêter.
— Que fais-tu sur terre ? demanda-t-il.
— Moi, je peins.
Lundi 9 mars
Polaroïd.
1 2 3 4 5 de faits.
Jeudi 12 mars
Agnès, une journée que je n’y ai pas touché.
La Série, je continue.
Du mal à me remettre sur le circuit peinture, dessin-peint.
Terminer cette Série.
Et après, l’inconnu.
Des tableaux exercices ?
Dimanche 15 mars
Châssis prêt pour Pierre.
Demandé à mes parents qu’ils m’envoient la bonne photo de Pierre. Celle où il a une veste à carreaux, où il est plus âgé. Hâte de la recevoir. J’entame le compte à rebours de la Série : 4, 3, 2, 1 et.
Vierge familialement de peinture. Seul endroit où rien n’existait en moi.
Lundi 16 mars
Décidé de peindre Stanislas avant Pierre pour ne pas perdre de temps.
Je regarde les photos de Stan, de mon frère Pierre.
À quoi bon tout ça ? Pourquoi le faire ? Pourquoi les peindre ? Pourquoi peindre Stan-aux-mains-noires ? Pourquoi vouloir peindre Pierre ?
Je regarde la photo de ma mère après la cassure.
Et le dernier portrait (le mien), le faire d’après photo, d’après un autoportrait photographique, d’après un miroir ? Qu’est-ce que je cherche pour moi ?
Pour Stan : renforcer les mains noires, les mettre en avant.
Stan-aux-mains-noires.
Stan est mort suicidé avec son amour ; mort par amour pour ne pas laisser son amour mourir seule.
Alors ?
Je reprends cela dans ma main, avec les choses que je ne sais pas.
Le faire, le prendre dans ma main.
Le faire et m’incliner.
Est-ce vraiment cela que je dois faire ?
Submergée par le doute. Vaguement écœurée.
16 heures
Pourquoi Stan ?
Pour arriver au chiffre 9 ? de neuf tableaux ?
17h30
Tracé les premiers traits de Stan : les mains.
Les grossir.
Stan-aux-mains-noires.
Peindre les mains.
Mains noircies.
Et le visage ?
Jeudi 19 mars
Après la Série : décors-peints. Ambiance. Lieux . Et ce sera tout. Du repos-peint.
Je regarde Agnès. Elle est OK.
Ce travail qu’il me reste à faire. Neuf en tout. J’en suis à mon sixième.
Samedi 21 mars
Stan.
Travail sur les mains.
Les mains chez mon père, Jean-Luc, Sophie.
Mains de plus en plus importantes.
Un visage et des mains ?
Mains de Stan énormes, impressionnantes.
L’Homme nu, ses mains.
Dimanche 22 mars
Retour à la peinture en gros.
Les mains de Stan.
Quel visage se tient dessous ?
16 heures
Agnès : OK décidément. Tableau apprivoisé par mes yeux.
Stan, la deuxième main.
Polaroïd.
Lundi 23 mars
Devant ce tableau aux mains noires.
Devant ces mains noires.
Comme des mains appuyées sur du verre, derrière une vitre.
Un signe.
Un au revoir.
Cette personne que je tente de peindre est morte.
Et je ne peins que ses mains ?
L’ordre se découd.
Bâtir un nouveau châssis.
Pour y peindre qui ?
Un nouveau châssis.
Pour ma mère nouvelle version ? Mon frère Pierre ? Moi ?
Ce que ces mains disent n’a rien à voir avec ce qui est sur la photo de Stan-aux-mains-noires.
Pas envie de peindre la jeunesse.
Ou alors ces mains appartiennent à quelqu’un d’autre qui se tient au-dessous et qui appelle au secours, qui tente de se retenir pour ne pas tomber.
Ce tableau me fait peur.
Ou ce ne sont pas les deux mains de la même personne, mais deux personnes qui tendent chacune une main.
Parfois la peinture, c’est terrifiant.
Relier ces mains à la silhouette qui se trouve derrière. Je ne sais pas le faire. Je ne peux pas le faire.
Dom, vaguement mal à l’aise, cherchant autour de lui d’où j’ai bien pu partir pour peindre ces mains : « C’est amusant, ces mains. »
Je les trouve sinistres.
Jeudi 2 avril
Enfermée dans mon atelier, rideaux tirés, silence dans la maison.
Passage brutal de l’harmonie à la débandade.
Châssis. Toile blanche sous les yeux.
Où est-ce que j’habite ?
Premiers traits de ma mère nouvelle version.
À Paris, j’échangerai les photos de Pierre et Stan contre des photos plus récentes.
Impossible de peindre des enfants.
Samedi 4 avril
Ma mère.
Deux fois sur fond de mer.
Les bras et les mains : beau geste, à faire indépendamment (où donc est passée cette photo qu’ils m’avaient donnée ?)
Dimanche 5 avril
Dans la maison de mon enfance. Dans la grande chambre. Je regarde les livres. J’ouvre deux tiroirs . Ma mère me semble petite.
Samedi 11 avril
Monté le tableau de ma mère version 2 de deux crans sur le chevalet — comment dire les rides — à la même hauteur que le premier portrait — la blessure — sur ces deux tableaux : une ligne d’horizon — la couperose ?
Dimanche 12 avril
C’est la bonne photo de Pierre que j’ai, sans être celle que je désirais.
Il a le dos tourné et il tourne la tête vers l’objectif.
Lundi 13 avril
Mère muselée. Yeux implacables. Peinture en gros. C’est bien elle.
Pendant que je peins, je monologue. Des bribes de phrases. Constamment. Depuis le début. Je note.
Mercredi 15 avril
Je regarde ma mère 2. Bâillonnée. Massive.
À la voir, elle m’a semblé si frêle, si petite.
Version 2 : massive.
Je la rêve ainsi ? Je la sens ainsi ? Je veux la pousser à être ainsi ? Est-elle ainsi contrairement à ce qu’on veut me faire croire ? Contrairement à ce qu’elle doit être ?
Je veux la faire passer par mes veines ? Pour qu’elle ressuscite ? Forte ? Ressemblance ma mère / moi, que je veux retourner dans l’autre sens : moi / ma mère ?
Lundi soir D. table ronde Albert Ayme à Beaubourg quinze ans sans couleur quelqu’un a dit : « La non-couleur, le monochrome ne correspondrait-il pas aux grands bouleversements, au renouveau, à quelque chose de nouveau en train de se faire ? » Cf. cubisme au début par exemple.
Je suis dans la non-couleur. Comme si la couleur allait discréditer ce travail comme fioriture superflue.
20 heures
Au travail.
De ses deux portraits, ma mère nous regarde.
Les autres ont les yeux : baissés (mon père), détournés (Jean-Luc), de profil (A., S.).
Ma mère.
Sur fond de mer, avec une ligne d’horizon, et les yeux de face.
Dom : « Tu devrais continuer à faire des portraits comme ça. »
Moi : « Je ne peux rien continuer. Je ne peux faire que ce qui s’impose à moi avec évidence. »
Et si jamais plus rien ne s’impose à moi…
22 heures
La bouche : partie du visage difficile.
Samedi 18 avril
Portrait version 2 de ma mère achevé.
Pour peindre ce portrait de ma mère, j’avais un portrait double : mes deux parents allongés côte à côte sur la plage. J’ai caché avec du papier toute la partie de mon père, pour ne pas la voir quand je peindrais.
Portrait vite fait. Les yeux : plus vrais que le reste.
Avec ma mère ce coup-ci je n’ai pas fait dans la dentelle.
Sur le portrait d’Agnès, la petite touche de lumière sur la lèvre inférieure.
J’approche de la fin. Il me reste Pierre, et moi.
Je vais me peindre d’après photo.
Dimanche 19 avril
Les deux derniers châssis de la Série sont prêts.
Pierre et moi.
Reste à trouver à partir de quoi je vais me peindre.
La bouche de ma mère version 2 pas tout à fait au point.
Les mains de Stan : une lourde et grosse, l’autre fine.
Une : « Non, non, je vous en prie. » L’autre : « Soyez bénis. »
— Ils ont un ordre ?
— Pour moi, oui.
— Si vous voulez changer leur ordre, vous pouvez le faire.
Voilà mon ordre :
Agnès / Stan / M2
Jean-Luc / Sophie / Pierre
P. / M. / moi
On repartira du haut et la dernière rangée sera au-dessus de moi.
Mardi 21 avril
Vu hier La Vérité de Georges-Henri Clouzot (noir et blanc).
Parfait.
Vu la veille Toutes peines confondues de Michel Deville.
Non.
Regardé dimanche des quarts d’heure graphiques d’il y a quelques années. Le n’importe quoi est impossible à défendre. Je sais le voir.
Eu hier Sophie au téléphone, elle repeint. (Je le sens à la voix, à la dynamique du ton.)
Vu il y a quelque temps L’Insoutenable Légèreté de l’être.
Pas parfait.
Vu hier le poulain qui vient de naître en Ariège. Journée toute douce avec Dom.
Aujourd’hui je cherche désespérément ce que je pourrais faire pour gagner trois sous.
Dimanche matin : un rêve.
Après la Série : couture et jardinage à mort.
Vu jeudi dernier des photos de Claude Simon à la Galerie du Château d’eau. La bonne photo n’est jamais décevante. Un régal pour les yeux. Mais à quoi ça sert ?
Entendu jeudi soir de la musique sacrée indienne. Belle musique. Dure à intégrer hors contexte. Du mal avec la musique, à entrer dans la musique, sauf celle dans laquelle j’entre par la danse.
Envoi de D. « S’il n’est pas connaissance, quête de savoir, recherche de la vérité, l’art n’est objectivement parlant rien. Certes, il peut développer des pratiques illustratives et décoratives (l’art devenu officiel des Etats médiatico-culturels contemporains), donner forme à des provocations déconstructives (l’art comme avant-garde mondaine de la critique sociale), refléter des épreuves existentielles pathétiques (l’art comme expression des singularités et des déviances), etc. Mais si le projet de constituer l’objectivité de son expérience lui fait défaut, son sens et sa finalité lui échappent et il se voit dès lors condamné à l’insignifiance. » (Albert Ayme.)