Notes de peinture 8
Mardi 9 juin, 15 heures
Débuté l’autoportrait.
Effrayant.
Plus de cheveux, plus d’oreilles, plus de bouche, plus de nez.
Seuls les yeux.
Elle doit sortir de l’ombre celle-là. Oui, celle-là.
Un œil aveugle, l’autre encore sain.
Regarder un polaroïd, c’est prendre la distance.
Bien sûr que les cheveux ça gêne. Bien sûr.
Comment, moi ? Moi là-dessous ? Ah non.
Polaroïd
Je ne peux que regarder le polaroïd parce que ça me fait peur en vrai.
Il n’y a même pas de photo à tenir à la main. Il n’y a qu’à se souvenir de soi-même, ou alors se regarder dans la glace.
Non.
Il n’y a qu’à se souvenir. C’est bien fait comme ça. Se souvenir de soi-même, de qui on était à ce moment-là. Ce moment qui est passé. Passé à l’as peut-être. Peut-être bien.
Y a qu’à. Oui.
Et elle est là sans oreilles, sans cheveux, sans nez, sans bouche avec un œil qui est presque aveugle. Tiens, c’est celle-là.
Si je n’écrivais pas. Si ça devait aller ailleurs. Si ça devait rester enfermé.
Un tas de boue, voilà ce que c’est.
La haine.
Ce n’est pas mes mots. Est-ce que ce sont mes mots ?
Et en plus tu écris, m’a dit A.
Si, ce sont tes mots.
Je sais que je suis celle-là qui est là-dessous. Je le sais.
En bas, à mes pieds : ma mère version 2, Agnès, et les mains.
Mercredi 10 juin
Ceci : que je me mets à peindre dans le même état que lorsque je vais mourir. Une conscience inconsciente. Une conscience libre. Libre de tout. Prête à prendre et à rendre. Un lieu de passage. Un fluide.
Jeudi 11 juin
Fascinée par cet œil qui me fixe, et cette oreille.
Je dois faire ressemblant.
Mais à quoi ? Quoi de moi doit être dit, peint, mis en évidence ?
A. dans sa bouche : la râleuse
P. dans sa bouche : le roquet
JL l’ironie
M. sourire et sourire
Polaroïd.
Mais pour moi quoi ?
À tâtons.
Y aura-t-il des cheveux ? Des mains ?
Que verra-t-on de moi ?
L’autoportrait.
Moi.
Plus une prévision de moi.
15 heures.
Polaroïd.
Je ne suis qu’un regard, un lieu de passage par les yeux et la possibilité de les restituer. Mon visage : lisse de toute émotion. Un simple regard. Un nez, des oreilles, une bouche. Simplement. Ni tristesse, ni pitié, ni joie.
Envie d’écrire seulement.
Au lieu de cela, terminer ce tableau qui clôt la Série.
Samedi 13 juin
Seule.
Passé au blanc les oreilles, l’ébauche de bouche, de nez, en train de supprimer peu à peu tous les cheveux qui ont refait surface.
Restent les yeux.
Je veux que l’on me reconnaisse.
Ça doit être une femme.
Qui me ressemble.
Et n’être qu’un regard froid, sans sentiment, sans tristesse.
Surtout un simple regard.
Pour que ce regard m’appartienne, il faut que je lui associe ma bouche, mon nez, ma forme de visage, mes oreilles, mes cheveux.
A. est bien A. J’ai rendu le sourcil, l’œil, le nez, la bouche.
Ce tout, c’est elle.
Inquiétude.
De ne pas réussir ce tableau-là, celui qui clôt la Série.
Je regarde.
Est-ce que ces yeux peints ont quelque chose à voir avec les miens ?
Ils pourraient prendre leur véracité associés à la bouche et au nez.
Je blanchis, j’enlève, j’épluche.
Je vois ce qui ne va pas.
Dans la glace, regard plus dur que ces yeux peints. Ils restent trop gentils.
Faire un polaroïd de ces yeux.
Dimanche 14 juin, 11h30
Peindre mon propre visage par rapport à peindre celui de quelqu’un d’autre.
Un peu trop sévères ces yeux. Un peu trop expressifs encore.
J’essaie d’attraper le nez, la bouche.
Ce visage m’est familier. Mais familier de quelqu’un d’autre. Ce sera un visage à traits et non pas à ombres. Noir et blanc. Trouver les bonnes lignes, et seulement les lignes. Clair, limpide, blanc, des traits marrons sur fond blanc seulement.
Le rendre féminin.
Il s’agit de silence, de gravité et de réglée comme du papier à musique.
Les yeux expriment quelque chose malgré moi. Ils ont le regard posé sur.
Ce portrait sera central dans la Série ou à la place de celui de Sophie ou à la place de celui du père.
En route quelque part pour le dernier round effrayant.
Exorciser ce qui me pèse par les mots.
Faire un portrait au plus simple.
13 heures.
Difficile d’aller vers le féminin.
Version masculine de moi-même.
Malgré les cheveux, les boucles d’oreilles.
Adoucir, adoucir.
Lundi 15 juin, 10 heures
Je recouvre les cheveux de blanc.
Une oreille ne passe pas.
Ressorti toute la bande sur le mur du fond, dans le désordre.
Et je scrute.
Je scrute le travail déjà fait pour voir comment faire celui qui me reste.
Prête à travailler d’après un polaroïd de moi-même.
Une carte dans ma manche.
Il faut que ce soit fini le 26 juin.
Dans onze jours.
L’autoportrait : celui qui est le plus de face, sans mouvement et sans ombré.
10h30
Le nez est défait.
Des cheveux sont mis.
La même oreille va être blanchie.
Je ne garde que les yeux.
Tout est remis en chantier.
Je travaille à gros traits.
Peinture en gros.
Casser le léché, l’inutile.
Les yeux restent.
J’arrive près de moi.
Faire simplement ce qui est. Sans m’embarrasser d’invention, de thèmes, de projets, d’idées.
Ce qui est suffit bien.
16h30
— Tu te fais sévère, dit Rébecca.
— Y a d’moi ?
— Oui y a d’toi.
Pas la bouche.
Enlevé les reflets dans les yeux. Deux billes noires.
Ce tableau se tient au milieu des autres.
Reste la bouche à trouver.
Ce tableau est presque fini.
20h30
Encore trop de sévérité, de masculinité.
Statue du Commandeur ?
Réduire les yeux.
Je mets ce tableau au milieu des autres.
Pour voir ce qu’il faut faire.
Pas facile de juger de la ressemblance. La distance de la réalité au peint est la même que celle de la photo au peint.
Atténuer les ombres noires, les contrastes.
Aucun de ces portraits n’est égal, régulier. Pas une manière de peindre ces tableaux, mais plusieurs : les cheveux d’une façon, les habits d’une autre, le visage etc.
Atténuer l’effet Commandeur.
Polaroïd.
Repassé la bouche en blanc.
Adouci les noirceurs.
Je le peins au milieu de la Série.
Lui donner sa place dans la Série.
Lettre de D. « …J’aurai les photos de tes tableaux demain. Ce que tu as fait est vraiment bien. Tu les as peints – et maintenant c’est une nouvelle chose qui existe sur terre – qui ne pouvait pas ne pas exister. Une chose nécessaire. Ce sentiment de nécessité : impérieux. La marque que tu as fait ce que tu avais à faire ; ce qu’il y avait à faire. Merci. Et l’autoportrait à faire de façon tout aussi nécessaire. »
Mardi 16 juin, 10 heures
Hier soir, repassé un coup sur la bouche.
Travaillé les ombrés.
Regard sans sévérité.
Abolition de l’aspect Commandeur.
Regard simple, posé sur.
Regard de passage.
Au milieu des autres : le plus contrasté, le plus noir et blanc.
Portrait honnête.
Pas menaçant.
Il s’insère dedans, avec sa particularité.
C’est mon autoportrait, fait d’après miroir.
Et c’est moi qui ai peint les autres.
J’approche du dénouement, de la fin.
Je n’éprouve absolument rien. Aucun soulagement. Aucune joie.
Un an de travail se termine.
Une fin est aussi murmurée qu’un commencement. Aussi secrète.
Mercredi 17 juin, 20 heures
Sophie hier au téléphone : pas le moral.
F. hier : mal dans sa peau.
Moi, après la vallée des larmes tout est simple. Me tenir à cette simplicité.
20h15
Vais-je revenir à la couleur après cette Série ?
20h20
Pas d’ordre dans cette Série.
Elle peut être disposée n’importe comment.
20h25
D. m’a parlé de la signature. Aucune importance.
21 heures
Ce portrait est simple.
De face.
Du sérieux dans le regard, un zeste d’étonnement, il nous regarde.
Je ne pouvais pas faire plus que cela de moi-même.
Je ne me suis pas faite plus que je ne suis. Plus ceci ou cela.
21h15
Je ne suis pas grand-chose.
Je ne sais rien.
La seule chose : c’est que je permets que je peigne.
21h20
La bouche est à faire.
21h30
Ce portrait se tient. Avec ses différences.
21h35
— Dom, viens voir. C’est ressemblant ?
— Ah non pas du tout. Ce n’est absolument pas toi.