Photos d’avant

une photo

Au début une photo, noir et blanc - elle regarde évidemment -, visage décevant parce que féminin, visage rassurant, ce n’est pas ce qu’elle aurait imaginé, sourire de la photo bouche fermée, pas face à l’objectif, quelque chose d’une gentillesse timide - le voyait, comment dire, plus âpre. Bon. N’oublie pas ces yeux fendus, clairs d’après la photo, qui s’allongent à l’horizontal dans le sourire, ce visage plein, et la bouche bien dessinée, le sourire qui ne dit rien.

Sensation de reconnaître un autre visage, et à y penser c’est idiot, même tête penchée, cheveux abondants, yeux plissés, visage figé aussi par la photographie, plus distant en image sur papier qu’autrement, plus lointain, disons. Ce visage-là très familier étonne - trop gentil aussi. C’est donc moi, se dit-elle. Se détourne de la photo, s’aime mieux de l’intérieur, se voudrait plus dure, plus grave. Oublie. Se voit autrement, moins souriante, d’une autre timidité, plus retenue.

Rencontre involontaire, c’est après la photo, le visage est connu.
Il parle, elle entend, le voit, se sent complètement à l’intérieur de son corps, difficulté de la main qui veut faire un geste, elle fait le geste, mais il pèse, elle entend sa voix quand elle parle, il la voit, c’est sûr, elle voudrait se voir aussi, elle a toutes les sensations, sauf celle-ci, se voir elle-même, qui lui manque parce que, lui, la voit. Alors elle le regarde aussi - reconnaît tout tout de suite, le visage qui se crispe, les joues qui remontent quand les yeux s’allongent dans l’effort de la concentration, la bouche qui s’arrondit avant que ne vienne la parole, les mains qu’il pose sur lui-même, main droite sur l’épaule gauche, les deux mains paume à paume à l’horizontal devant le visage et les deux index qui pincent doucement la partie centrale de la lèvre supérieure, mouvement pour mettre sur l’épaule la bandoulière d’un sac, la démarche aussi - rien à faire, on voudrait ne pas être vu, on a la démarche large.

Oui, c’est cela, c’est bien, les yeux plantés dans les yeux, sans sourire, sans faiblir, immobiles longtemps - et longtemps, c’est longtemps dans ce lieu public, soutenir le regard ferme - elle a des boucles d’oreille, des bagues, un parfum de femme, il a une chemise ouverte sur un torse d’homme, ils ne se ressemblent pas.

Elle pense qu’elle a été folle - moins maladroite dans la démarche, plus lente dans sa tête, moins visible. Il n’a rien vu, c’est mieux, moins embarrassant. Ils n’ont jamais rien dit.

Il ne veut pas qu’elle lui parle.
Ils n’ont pas dit :
  C’est donc cela. Que faire ? J’ai bien une idée de transposition - elle ment, elle tue ma voix dans le chagrin.
  Tant pis. Laisse-moi.
  Oui. Et c’est certitude aussi que les efforts sont inutiles pour parler pour rien quand il n’y avait pourtant aucun effort à faire avec toi. C’était simple.
  Non.
  Parce que parler, c’est autre chose ?
  Oui.
  Oui, mais si c’est vrai, ça passera, dans le temps, la confidence. Le temps que le cœur puisse battre moins vite. Je crois cela, ce qui va vite ce sont ces mots dans ma tête. Te dire
  Tu sais ce que j’ai dans la tête ?
  Non. Elle ment. Mais si tu le disais, je le saurai aussitôt.

Ils sont ou il est d’elle ce qui échappe, de lui - de toi, pense-t-elle - et qu’elle reconnaît immédiatement - de toi, de moi ce que je. C’est insoutenable les mots.

Quitter les théâtres, aller vers les arbres qui tard le soir se couvrent d’ombres et se balancent - ombres de la vie qui remue, tout petit vent qui rend perceptibles les battements du cœur, chemin sous les arbres et qui monte pour parvenir en hauteur à un espace pour les yeux, les lumières de la ville sont orange comme dans un port au loin.

Chantal Hibou Anglade

17 novembre 2006
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