Pièce #7 :« Sécession »
Sécession
1. Le livre comme forme de communauté dissidente et discrète.
2. la traduction comme langue-des-langues d’un commun fracturé, écartelé.
J’aimerais que vous imaginiez ceci :
Quelque chose est dit. Discrètement.
Quelque chose est dit dans un murmure.
Loin des bruits médiatiques.
Loin des théâtres rongés de la politique.
Quelque chose se murmure, loin des parlements et des partis.
Quelque chose se pense et s’écrit – à distance des discours et des institutions.
It is a voice of voices. Une voix des voix.
Una voce delle voce.
Et personne, d’abord, ne veut les entendre, ces voix.
Les gens disent : Wir verstehen das nicht. We can’t hear anything.
Nous n’entendons pas.
Quelque chose se murmure.
Nous sommes au début du XXIe siècle et des voix, en plusieurs langues,
jaillissent d’histoires croisées de l’exil, de l’hybridation.
Des voix inventent ou cherchent à inventer d’autres formes de l’art,
d’autres lieux pour la parole et pour la politique.
Puis, imaginez ça encore.
Sans qu’aucune voix l’emporte, elles se rejoignent, toujours, dans un murmure,
elles sont entendues par quelques-uns.
Ce sont des voix accentuées que nous ne comprenons pas,
mais qui finissent par former un Chœur.
Un chœur in between las lenguas, entre les langues,
qui soudainement vient frapper à la porte de cette affreuse
caricature paranoïaque et fonctionnaliste de l’Europe de Bruxelles.
(Mais je devrais dire aussi, pas seulement à la porte :
frapper Bruxelles, la frapper de stupeur,
par la jonction de toutes ces voix
entre elles.
Un Chœur parle en plusieurs langues.
Des traducteurs vont et viennent entre les voix du Chœur.
Ou mieux : les voix du Chœur sont des voix de traducteurs.
Et ces voix traduites ou en traductions,
frappent un beau jour – dans dix, vingt, trente ans –
à la porte de nos institutions nationales et européennes,
en disant :
Vous Allemagne ! Vous France ! Vous Espagne, Suède, Lituanie, Pologne, vous Turquie, vous Hongrie, Finlande, vous nations, jeunes ou vieilles, arrogantes ou modestes,
votre temps est passé.
Vos vieux mythes nationaux, nous n’en voulons plus.
Wir sind les enfants d’un exil, d’une soft déportation.
Nous sommes les filles et hijos de l’hybridation, de l’artifice et de la coupure.
We, judéo-arabes, africains-européens,
é-immigrés, pris entre deux ou trois langues, deux ou trois mémoires,
we, noï, nous sommes des êtres brassés, touillés par l’Histoire,
par la nécessité.
Nous, désireux de rappeler en nous les langues oubliées,
refoulées, mortes ou proscrites par les ordonnances des nations
et l’orthodoxie de nos écoles.
Nous ne voulons plus de vos frontières, de votre hystérie identitaire.
Nous ne voulons plus de vos fièvres nationales.
Ce que nous construisons est un Chœur polyglotte,
où des enfants, bientôt, auront dissout vos vieilles obsessions,
triomphé de votre paranoïa.
Ou s’ils n’y parviennent pas, au moins se seront-ils construit un refuge.
Un lieu dans l’entre-lieux auquel vous refusez un droit.
Ils auront construit une poétique et une politique, prêtes à prendre la relève,
dans l’antre. In betweeen las lenguas.
Car nous sommes au commencement, ce babil d’enfant
capable d’accueillir et d’apprendre
toutes les langues du monde,
un enfant du passage, volant entre toutes les langues,
inassignable.
Voici dans quel esprit nous avons créé, il y a trois ans,
la Société européenne des Auteurs.
Pour que ce lieu de l’entre existe.
Pour réfléchir à une poétique et une politique du passage.
Une citoyenneté de l’entre, de la trans.
Une citoyenneté qui pourrait, nous l’espérons, un jour,
remplacer ou s’opposer à l’Europe tel qu’elle a été
conçue, bâtie et transformée par l’obsession matérielle,
l’omniprésence des choses, et la compétition
de tous contre tous.
S’opposer à l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui.
Paranoïaque, réactionnaire.{}
Europe où poussent à nouveau les grands mots infâmes.
Europe où les mots « culture », « civilisation »,
ont fini par être synonymes de « réaction », d’enfermement.
Europe qui a perdu le sens d’un mot : « esprit », et qui devrait
en apprendre un autre : « nahda ».
Mot que j’ai appris à apprendre et qui désigne une renaissance
dont nous aurions tant besoin.
Une « nahda » qui partirait d’une grande œuvre de traductions.
Un mouvement intellectuel et populaire,
capable de relancer une passion pour l’étude, le savoir,
Un désir de métamorphose.
Une Europe comme une place vibrante,
insurgée.
Mais je reviens à cette Europe telle qu’elle est aujourd’hui.
Europe où des lobbyistes forcenés veulent inscrire dans la Constitution
des « origines » chrétiennes. Rien que ce mot, « origines », devrait
faire rougir de honte ceux qui l’emploient.
Celui qui grandit dans la compagnie
des livres sait qu’il n’y a d’origine que le vertige.
Vertige d’un texte sans auteur, d’une histoire non écrite,
d’une image oubliée, d’un souvenir sans trace.
Comprenez que tout le reste, communauté, nation, État,
famille, généalogie, lignée, religion,
tout le reste n’est que consolation.
Aujourd’hui, l’Europe est un lieu-sans-âme,
où des hommes sans imagination, sans savoir, s’agitent.
Ils font s’arrêter l’histoire à Athènes, à Rome, en étendant parfois leur horizon
d’un air gêné, jusqu’à Jérusalem.
L’Europe ne comprend pas ce que fut Tolède, l’Espagne des trois religions,
la pensée traductrice et polyglotte d’Al-Andalus.
L’Europe refuse de voir, de saisir ce qu’a laissé comme traces,
comme mémoires, comme silhouettes, la présence ottomane
in el mitteleuropa, jusqu’à l’Ukraine,
jusqu’à la mer Noire.
L’Europe et ses nations refusent de reconnaître que les idées qu’elles ressassent
sont caduques : des récits mythiques – des mythèmes anachroniques –
qui excluent la réalité profonde du brassage, de la confusion des langues,
et l’assaut incessant que mènent les hommes contre les frontières.
L’Europe, petit à petit, chavire dans une forme sophistiquée,
technocratique de pouvoir, où les peuples, les aspirations des peuples,
sont ignorés ou refoulés, et ce, avec la complicité de tant d’experts,
de savants, de femmes et d’hommes démocratiquement élus.
C’est contre cet état des choses
que nous avons créé la Société européenne
des Auteurs.
Entre les langues.
Nous la concevons comme un Chœur
où le traducteur sort des coulisses et se hisse sur l’avant-scène.
Voyez ! je, tu, il, nous sommes de cette trempe-là,
des êtres inassignables, parlant plusieurs langues à la fois.
Et dans cette assemblée, il n’y a plus d’arrogance :
Comprenez ! de cette vilaine arrogance de la langue-mère,
de celui qui parle la langue-mère, patrie,
et croit avoir, ainsi, un pouvoir
sur les choses.
Chacun, dans ce Chœur, apprend l’humilité d’être du côté de la faute,
de la disorthographie, du petit-nègre, comme on disait avec mépris,
au temps d’Anatole France, avant qu’Aimé Césaire et plus tard Glissant
nous réapprennent à ouvrir les langues,
à les hybrider.
Sono il uomo Juif.
Sono il uomo fame, the injury-Mann, l’hombre-torture,
Un homme-faim.
Dans cette Société, chacun apprend à passer du côté de l’autre –
du côté du traducteur, comme aurait pu écrire un Proust arraché à sa langue, imaginez ! Du côté de Guermantes in translation… Guermàntès !
Chacun doit passer du côté de l’homme-faim.
El hombre, ombre, ambre, ambrè,
faim.
Savez-vous ce que dit le traducteur Google de la phrase de la Bible :
Flesh is weak ? Le traducteur humain traduit « La chair est faible ».
Mais la machine, elle pense : flesh = viande. Weak = molle.
La machine traduit : La viande est molle.
Le flesh is weak de la Bible devient la viande est molle.
C’est drôle.
Drôle und vivante wie ein langue qui se réinvente.
Comme une langue qui s’arrache aux mots morts,
aux momorts, et s’hybride, si hybridè.
La Société européenne dei Autori est une société entre les langues.
Une société vivante, qui a besoin de l’esprit et de la sensibilité humaine,
pour corriger les machines.
C’est une société où la politique est une poétique.
Au contraire, dans nos sociétés réactionnaires, monolingues,
où la langue, croit-on, coïncide avec un territoire,
la politique use d’une langue morte.
Les médias dupliquent cette langue morte.
Et ainsi, la langue morte s’étend sur les peuples,
elle étouffe le monde.
Prenez quelques titres :
Le patron du FMI. El presidente del Fondo Monetario Internacional.
L’Union européenne. La dette grecque. Bégaiement
d’un sens clos, d’une actualité morte, éternellement présente et envahissante.
Répitition, ânonnement, mais pour quel sens ?
Pour quel sens humain ?
In las sociedades monolinguales, chaque mot est épuisé, usé,
tant et si bien que nous ne les entendons plus.
C’est une langue transparente que quelques rares poètes und Schriftstellers
tentent de réanimer, comme ils peuvent, en la poussant vers les marges,
vers les frontières. Ils y arrivent souvent.
Les poètes, les écrivains nous sauvent
quotidiennement de l’emprise
de la langue morte.
Et c’est donc avec eux,
afin d’inventer cet entre-langues,
afin de mettre le traducteur au cœur d’une nouvelle poétique,
que nous avons créé la Société européenne des Auteurs.
Afin de lancer, contre la langue morte,
une po-éthique nouvelle, avec ce h au cœur, h qui a pris tant d’importance,
au fil des ans. H de la hantise européenne.
H d’un âge mémoriel, empêché, de l’envoûtement.
H de la coupure, de la Hache qui fend le crâne de l’homme.
H de l’Histoire qui coupe entre le père et la fille,
la mère et le fils.
S’astreindre à penser dans l’entre des langues,{}
c’est mesurer l’étendue d’un illisible.
C’est connaître la timidité et l’impuissance où nous sommes,
lorsque nous ne possédons plus les mots pour dire,
lorsque se dissout le pouvoir rassurant
que nous donne une langue-mère-patrie –
when non cè piu palabras por dirse,
quando, we are dispossessed,
sans mot.
Dans l’entre des langues, quelque chose naît
que nous pouvons appeler « sens de l’accueil » ou « compassion »,
ou encore « éthique de l’ignorance ».
Nous entrons dans le corps du migrant
et vivons l’expérience de l’exil.
Le non-lieu de la traduction est une po-éthique
et une poé-li-tique du XXIe siècle.
L’arrogance identitaire que la possession d’un langage, parfois,
confère n’a, à proprement parler, plus de lieu,
si le non-lieu de l’entre des langues
devient le seuil sur lequel nous construisons
nostra società.
Nous passons du côté de l’incompris.
Nous sommes mis à l’école d’humilité
qu’est la traduction.
Nous apprenons en accomplissant ce geste politique et poétique d’accueil,
conscients qu’à chaque mot traduit, quelque chose est niée de l’autre.
La traduction est le nom que nous donnons à une citoyenneté nouvelle
de l’entre des langues.
La traduction est une école de l’autre et c’est en cela
qu’elle doit devenir l’école
des enfants à naître.
C’est cet espoir en une société de citoyens-traducteurs
qui a présidé à la création de la Société européenne des Auteurs.
C’est aussi cette école de l’autre que nous aimerions bâtir.
Nicht comme une Église,
but more like une école de bègues.
In between las lenguas.
L’Europe, depuis la chute du mur de Berlin,
est entrée dans un cycle de réaction.
Elle est devenue une machine réactionnaire.
Nous pouvons ignorer cette réalité. Dire :
Regardez, il y a encore des droits, des lois, de la tolérance en Europe.
Nous pouvons nous réconforter en voyant que bien des gens se battent
tous les jours contre cet ordre réactionnaire.
Cependant, depuis plus de vingt ans, les États,
les institutions, et le zeitgeist européen – zeitgeist qui permet toujours
de voir dans quelle direction pointe la flèche du temps –,
tout, hélas, dérive dans le même sens.
Réaction et répression sont les deux grands R que nous respirons.
Et face à cela, les protestations ne suffisent pas.
L’indignation est impuissante.
La critique peine à être entendue.
Il faut une idée !
Abbiamo bisogno di eine Idee !
Une idée capable d’infléchir
le siècle.
Il faut une idée capable de contrer ce cycle de réaction.
Un horizon auquel nous puissions croire.
Où les enfants à naître – los coming niños – the peoples to be born,
tous se reconnaîtront et pourront dire :
Oui, en effet, c’est comme ça.
Nous sommes ainsi faits.
Filles et fils de l’hybridation,
résidents provisoires d’une réalité del vertigo.
Et cet horizon-là, l’horizon politique et poétique
où nous apprenons à être les traducteurs de nos propres vies,
les traducteurs de nos mères, de nos pères, les traducteurs quotidiens
de nos émotions, de nos sensations divisées,
cet horizon-là, nous nous y reconnaissons
et nous le désirons.
Si nous parvenons à formuler cette idée, si elle est entendue,
si cette idée est comprise et reprise et développée
par les enfants à naître de l’Europe,
alors, seulement, quelque chose changera.
Alors, nous aurons réussi.
J’aimerais encore vous dire un mot de cette éthique du traduire
sur laquelle s’appuie notre foi.
Parce que c’est bien de là que nous voulons partir.
À partir de ce modèle de compagnonnage,
dans l’entre-des-langues.
L’histoire littéraire, nous le savons, est un assaut contre la frontière.
Pensez à Walter Benjamin. Il tente de gagner l’Espagne, un manuscrit sous le bras,
Un manuscrit dont il dit qu’il est plus important que sa vie.
Il est perdu, dans les Pyrénées…
Il tente de passer. Une première fois.
Il marche, souffre, espère.
Combien connaissent alors Benjamin ?
Qui, à cet instant, pense à lui ? Ils sont peut-être une dizaine.
Une vingtaine de compagnons dispersés
dans une Europe désolée, aux prises
avec l’extermination.
Benjamin meurt, mais vingt ans, trente ans après, nous le lisons.
De plus en plus, nous le lisons.
Qui a permis ça ? Quelle société a sauvé Benjamin de l’oubli ?
Et Kafka ? Qui connaît Kafka lorsqu’il meurt ?
Petit à petit. Les livres passent de main en main.
De langue en langue.
Les livres construisent des sociétés, par-delà les langues.
Ils exigent l’exil.{}
C’est leur pulsion, leur appel.
Chaque livre est, en cela, une forme de sécession.{}
Sécession par rapport à l’ordre des choses.{}
Sécession poétique, émotionnelle, par rapport à l’ordre politique du monde.
Un livre est un contre-monde. Un contre-État.
Un lien entre des lecteurs, par-delà les frontières.
Un livre est un code secret que certaines personnes parviennent à déchiffrer.
Il est le trait d’union d’un peuple de lecteurs qui ne parlent pas la même langue
et pourtant vibrent à l’écoute d’une voix des voix.
Una voce delle voce. Voix fantôme,
spectrale, qui h-ante (encore ce h) par les voix des traducteurs,
ce qu’il reste de nous.
C’est pour cette raison que la première manifestation de la
Société européenne des Auteurs avait pour titre :
Comment les livres passent les frontières ?
C’est pour ça que nous nous étions intéressés au Docteur Jivago,
roman russe publié pour la première fois en italien
et passé sous le manteau, contre la censure,
d’une langue à l’autre.
Le livre est le modèle d’une société polyglotte du passage, du croisement.
Il nous aide à penser une société où le commun – ce qui nous relie –
est en plusieurs langues, où le traducteur est le relieur et
la reliure des livres et des textes
qui nous relient.{}
C’est cette sécession et ce compagnonnage qui inspirent
la Société européenne des Auteurs.
C’est cette histoire du livre dont nous voulons
être les continuateurs.
C’est donc une tâche de longue haleine que nous nous sommes assignée.
Elle est si vaste, si démesurée – changer le temps de l’Europe –
que nous pouvons en rire.
Souvent, d’ailleurs, nous en rions.
Comme Sancho Panza rit de son maître.
Nous sommes Sancho Panza riant de voir son maître combattre des moulins.
Nous savons que ces moulins sont des châteaux, des forteresses :
États européens, vieilles nations, vieux démons.{}
Voilà pourquoi, c’est à moitié en riant
(mais je vous laisse juger de quoi est faite l’autre moitié),
– que nous employons, encore une fois,
ce mot de toutes les langues.
Secession*. [1]
[1] *Acte consistant, pour la population d’un territoire ou de plusieurs territoires déterminés, à se séparer officiellement et volontairement du reste de l’État ou de la fédération à laquelle elle appartenait jusqu’alors.