Pierre Garnier substantif, linéaire et non-linéaire
Je crois me souvenir que la poésie est pour moi devenue une merveille à la mort de ma grand-mère ; c’était au début de la guerre, j’avais onze ans à l’époque — aussitôt que la terre a été refermée sur elle, peut-être à ce moment précis, j’ai compris que ce monde était une merveille — qu’il y avait quelque chose et soudain plus rien et soudain à nouveau quelque chose. À cet instant, j’ai commencé à enfermer dans ma mémoire les poésies que j’avais apprises par cœur à l’école primaire ; j’ai compris alors que ces poésies faisaient partie de la « merveille monde ». Et quand plus tard, j’ai écrit des poèmes, j’étais dans cet état — ni plus ni moins qu’un arbre produit feuilles, fleurs, fruits ; ni plus ni moins que l’abeille ramenant le pollen ; il y a, au fond de moi, l’obscure idée que je suis du monde avant d’être de l’humanité — et c’est d’abord pour le monde que j’écris, pour l’abeille, le saule ou l’étoile.
Lettre à Jean-Pierre Depétris du 3 juillet 2001, revue en libre téléchargement À Travers Champs n°11, automne 2001 où l’on peut aussi lire regarder des poèmes spatiaux d’Ilse et Pierre Garnier.
Sa radicalité et ses recherches viennent de là.
Cette expérience de la vie et de la non-vie d’un seul tenant nourrit tous ses écrits, elle le rendait disponible aux ruptures et aux fidélités.
Sa découverte de la poésie telle qu’elle s’écrit, dans son adolescence, est liée à celle de la langue allemande.
[…] sans doute ne serais-je jamais devenu poète si mon professeur d’allemand ne nous avait fait apprendre par cœur, en quatrième (j’avais treize ans) le Erlkönig et la Lorelei – et lire en troisième (j’avais quatorze ans) la nouvelle de Storm Immensee, des poèmes de Eichendorff – et en seconde le Taugenichts ; j’ai gardé de cette époque (c’était l’occupation) un éblouissement pour la poésie allemande – et, bien sûr, pour la poésie, car, quelque temps après, nos professeurs de français nous faisaient découvrir et Nerval et Rimbaud ; c’est vrai, j’ai vécu cette adolescence avec deux langues allemandes : celle de la caserne (pas très loin de la maison), celle de la radio – et celle du lycée, la riche claire langue de la poésie allemande.
Toute ma poésie vient de la Fleur bleue – et même plus tard le Monolog de Novalis a joué un grand rôle dans la création de la « poésie spatiale ».
Plus tard encore j’ai connu Gottfried Benn ; j’ai écrit un ouvrage sur lui [1] et j’ai traduit en français tous ses poèmes ; il a exercé sur moi, avant sa mort, une grande influence, par sa poésie bien sûr, mais aussi par ses essais et par son insistance à souligner le rôle et la force du substantif, qui m’a conduit à essayer les premiers poèmes faits exclusivement de substantifs placés sous tension dans l’espace de la page ; ce qui devait conduire, à partir de 1960, à l’élaboration de la « poésie spatiale », en parallèle avec la poésie concrète et de nombreuses poésies matérielles qui naissaient partout de par le monde.
Depuis j’ai poursuivi dans ces deux voies : la poésie linéaire [...] et la poésie spatiale souvent en collaboration avec ma femme Ilse.
Préface de Poèmes / Gedichte (traduction vers l’allemand de Rüdiger Fischer), Éditions En Forêt / Verlag Im Wald, Dönning, Allemagne, 2006.
Cette insistance sur le substantif ouvre la pensée et l’imagination à des créations sans adjectif ni verbe, à des variations sur le mot seul et même sur la lettre seule. Elle a aussi de profondes incidences philosophiques : une attention au monde tel qu’il est, par lui-même, un objectivisme éloigné de tous les subjectivismes qui sous-tendent la poétique la plus courante et une sorte de tautologie - le monde est ce qu’il est est ce qu’il est, etc. - portée fièrement et, pour le monde qui n’est plus, bouvreuils, lièvres, cailles des blés et abeilles disparus, mélancoliquement.
Ses premières rencontres d’écrivains, dans ces années 1950, il les fait au sein du Cercle des Jeunes Poètes réunis par Elsa Triolet. Puis il fréquente d’autres poètes, indépendants, du côté de la Tour de feu, la revue anarchiste et internationaliste de Pierre Boujut, tonnelier à Jarnac, et de l’école de Rochefort : une tradition humaniste, élégiaque. Mais il n’est pas et ne peut pas être satisfait : quelle écriture répondrait de son sens du monde objectif, substantif ?
La rencontre d’Henri Chopin, un des créateurs de la poésie sonore, vers 1958, ouvre la voie qu’il cherchait.
Nous piétinons. L’esprit tourne. La poésie piétine. Avec lassitude nous prenons connaissance de nos propres plaquettes. […] Henri Chopin et la revue Cinquième saison lancent, à la suite de longues recherches, la poésie phonique et la poésie objective. Partant du même refus, mais à la suite d’autres essais et d’autres recherches, je propose la poésie visuelle et la poésie phonique.
Pierre Garnier, « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique », in Œuvres poétiques, tome 1, Éditions des Vanneaux, p. 77. Cité par Lucien Wasselin dans « Des signes dans l’espace ».
Ces explorations sont dans l’esprit de ce début des années 1960 où s’inventent l’op’art, la musique électro-acoustique, etc.
La poésie visuelle, spatiale, « consiste [2] à mettre en rapport et sous tension quelques mots dans l’espace de la page qui [ont] la force du poème ».
Lui-même n’a pas vécu, semble-t-il, la création du spatialisme comme une rupture. Il écrit en juillet 2002 [3] :
Contrairement aux mouvements poétiques révolutionnaires du début du siècle, il s’agissait avant tout d’adapter la poésie aux nouvelles sociétés, d’un accomplissement dans la sérénité, une poésie objective faite avec le matériau linguistique du souffle, du cri, aux mots, aux lettres, aux phrases, aux signes. Faire dire à la langue tout ce qu’elle a à dire en poésie, et créer de nouvelles figures poétiques et de nouvelles sensations spirituelles ; il s’agissait d’une extension, d’une expansion de la langue et de la poésie qui ne niait pas le domaine poétique qui l’avait précédée. Il s’agissait de la continuation et dans une certaine mesure de la conclusion de cette période romantique qui tient depuis deux siècles la poésie européenne, avec toutes les possibilités offertes par les langues et les écritures.
Son chant le plus personnel, peut-être, est l’ensemble formé par les trois livres traduits par Rüdiger Fischer [4] et publiés par lui en édition bilingue : Car nous vivons et mourons si peu (Une chronique), 1999 ; L’immaculée conception (Litanie), 2001 ; Viola tricolor (Poèmes), 2004. Y sont reliés par une seule arche ses enfances, sa grand-mère, sa mère qui chantait Le temps des cerises, la Picardie, les êtres animaux, végétaux et célestes - et sa propre vieillesse.
La dernière suite de Viola tricolor évoque « Der alte Dichter », le vieux poète.
Le dernier poème de cette suite ne peut pas s’oublier :
il y a bien longtemps que la mort est venue, pense-t-il
et il palpe ses os
plus tard il atteint ce pays
où il n’y a que l’être
où on ne distingue pas la primevère de l’homme
où c’est à nouveau le ciel
il regarde une fois encore la louve
qui à petits pas de soldate
traverse la route
Pierre Garnier, Viola tricolor, Poèmes / Gedichte ; traductions de Rüdiger Fischer ; éditions En Forêt / Verlag Im Wald, Rimbach (Allemagne), 2004.
Une édition des Œuvres complètes est en cours aux éditions des Vanneaux.
Ilse et Pierre Garnier, Poésie spatiale : une anthologie (préface d’Isabelle Maunet-Saillet), Al Dante, Marseille, 2012.
Bibliographie détaillée sur wikipedia.
Une partie des archives littéraires de Pierre Garnier est conservée à la Bibliothèque universitaire d’Angers.
Hommage de Jean-Louis Rambour sur remue.
Hommage de François Huglo sur sitaudis.
Hommage de Lucien Suel : « Pierre Garnier a vécu la disparition des bouvreuils, a vécu la disparition ».
Hommage de Lucien Wasselin qui reprend un entretien concis et essentiel de Pierre Garnier avec l’auteur, d’avril 2013, sur le site recours au poème ; sur ce même site, un choix de poèmes (spatialistes et linéaires) ; une étude de Lucien Wasselin, « Des signes dans l’espace » ; une étude de Martial Lengellé, « La spatialisation du texte poétique dans quelques ouvrages significatifs de Pierre Garnier ».
Lucien Wasselin a écrit la postface (« Une écriture toujours neuve ») à (louanges) la forêt - la terre - la Somme - mon « …¯Pays des mines…¯ » publié aux éditions L’Herbe qui tremble. Cette même maison a publié, de Pierre Garnier : Minipoèmes (textes concrets pour enfants) ; Merveilles (poésie spatiale) ; depuis qu’il n’y a plus de papillons sur terre / il n’y a plus d’anges musiciens dans le ciel.
Lire la chronique de Henri-Floris Jespers sur Le Poète Yu / Der Dichter Yu, Bielefeld, Aisthesis Verlag [5] issu d’une longue coopération avec le poète Seiichi Niikuni (poésie concrète, spatiale, sonore).
Véronique Perriol : La poésie spatiale de Pierre et Ilse Garnier, revue Le chasseur abstrait n°11, septembre 2001.
Un dossier comprenant de nombreux documents et des vidéos d’Ilse et de Pierre Garnier est visible sur le site du CRDP d’Amiens.
[1] Gottfried Benn : Un demi-siècle vécu par un poète allemand, éd. A. Silvaire, 1961.
[2] Pierre Garnier raconte à des lycéens ce qu’est la poésie spatiale dans une vidéo (« Le “i” c’est ça la poésie ») de la web-TV des Picards. Voir aussi un choix de poèmes spatiaux sur Picardia (encyclopédie picarde).
[3] « Pourquoi écrire de la poésie ? » : Pierre Garnier, le parcours d’un poète, catalogue de l’exposition de la bibliothèque départementale de la Somme sous la direction de Françoise Racine, 2002, pp. 12-13.
[4] Pierre Garnier rend hommage à son traducteur et éditeur dans un poème spatial publié sur leur site par les éditions L’Herbe qui tremble.
[5] Tomes 1 à 3 : Le poète Yu / der Dichter Yu, 2006, 520 p. ; tome 4 : Le poète Yu écrit son Livre de Chants / Der Dichter Yu schreibt sein Buch der Lieder, 2009, 132 p. ; tome 5 : Il était une fois la forêt / Es war einmal der Wald, 2010, 169 p. ; tome 6 : Les Chants du Cercle. Une Épopée / Kreislieder. Ein Epos, 2011, 116 p.