Pierre Senges | Les éléments de l’ébahissement
Cherchant les influences maîtresses, majeures, dans ce pied-de-nez aux dogmatismes, on remonte, remonte, passe et repasse et s’arrête chez l’aveugle :
Les éléments de l’ébahissement
Borges, je crois : je suis tombé assez tôt sur ce personnage, tel qu’en lui-même, mythologique, lointain, déjà sphynx et monument, j’ai trouvé dans ses nouvelles ce que je cherchais peut-être sans le savoir depuis pas mal de temps (tout ceci se déroule à l’adolescence, si pleine de l’idée de Bildungsroman), c’est-à-dire un concentré d’intelligence. La preuve est faite qu’une œuvre d’art irréfutable en tant qu’œuvre d’art (et en tant qu’émotion) peut naître de la raison pure, pour ainsi dire. Enfin, pouvoir faire l’éloge de la spéculation, pour reprendre ce terme de Borges lui-même, un terme parfait puisqu’il évoque à la fois les aventures épiques et lyrique se déroulant sous un crâne et les effets d’illusion des miroirs (car Borges, pour qui le découvre, c’est les jeux de la logique et cette façon de savoir s’abandonner comme spectateur aux images qui ont apparemment le moins recours à la raison : palais des Mille et une nuits, tigres, déserts, spadassins, sorciers, magiciens, fantômes).
La lecture de Borges intervient souvent comme une rupture dans le cours d’une culture classique : les livres de Borges supposent cette culture et l’ouvrent en deux, comme on ouvre en deux le sanglier rôti pour en faire sortir toute une farce de cuisine de Rabelais dans le Satyricon de Fellini ; mais ça fonctionne également y compris quand on n’a pas encore totalement acquis cette culture classique, ce qui était mon cas : le lectures ultérieures sont curieusement empreintes de borgesisme, le regard et la raison s’en trouvent certainement dévoyés.
Chez Borges (et voilà ce qui sert d’exemple), les éléments de la culture la plus pointue ne sont plus prétexte à thèses, à gravité, à pédantisme, ni même à simple disputatio, mais s’assemblent comme des motifs de récit (comme on assemblerait une jouvencelle et un monstre pour créer le suspens). Ils sont aussi les éléments de l’ébahissement : ce n’est pas nouveau, puisque l’érudition est déjà chez Schwob, ou Flaubert, ou Jean Paul Richter une forme d’enchantement, qui suscite la réflexion, mais ça l’est de façon pus intense, ou bien on a l’impression qu’en la matière Borges fait autorité, et représente maintenant à lui seul l’érudition comme conte de fées. Les héritiers de cette conception sont nombreux, et bien sûr je fais partie de ce très grand nombre, mais une grande part de cet encyclopédisme-comme-livret-d’opéra vient aussi d’un auteur qui n’a rien de Borgesien (puisqu’il le précède de beaucoup), Szentkuthy. (C’est de lui, par exemple, que vient l’idée (évoquée plus haut ?) de mythologie moderne remplaçant Mercure et Zeus par Frédéric II et Charlemagne.)
D’autres éléments d’une grande importance trouvés chez Borges (mais provenant également d’ailleurs), la réconciliation avec le récit et avec le plaisir du texte (ou plaisir de la narration, sans complaisance mais sans mépris) et l’humour. L’humour, qui se trouve à chaque ligne de ses essais de façon intense, est l’équivalent de cette élévation au carré que Borges narrateur ne cesse de pratiquer dans ses nouvelles : il s’agit dans les deux cas de recul, d’écart, de prise de distance, que ce soit une formidable spirale narrative à la fin de « la Loterie à Babylone »’ (ou « la Quête d’Averroès ») ou l’incessant commentaire du commentaire des articles théoriques.
Autre chose : Borges, qui s’était senti incapable d’écrire un récit, justement, a feint d’écrire un essai pour sournoisement composer un récit, d’où est née cette manière si particulière de fiction indiscernable de l’essai et vice-versa. D’autres sauront s’y prendre de la même façon, mais encore une fois Borges se pose en patron inévitable. Voilà aussi qui sert diablement de leçon.
Pour ce qui concerne plus précisément la fiction de France Culture (une remarquable spirale narrative produite pour une « fiction du samedi », intitulée « Ombre et le ver luisant ») , Borges était tapis derrière, mais aussi ses disciples plus ou moins directs, comme Casares (Morel évidemment), Cortazar et Saer, tous argentins. La fiction, à mon avis, n’est pas à la hauteur de ces modèles, mais son sujet (Borges aurait dit « son argument ») l’est encore.
On continue de remonter, reproduisant le mouvement de lecture du jardinier de « Ruines-de-Rome ». On déterre jusqu’aux racines pour voir, on gratte jusque sous les pieds du bureau : continue donc à relire l’entretien dans le sens inverse, qui avait débuté ainsi :
Il n’y a donc pas de commencement déterminé : autrement dit, on ne peut déterminer de commencement, mais cette indétermination n’est pas celle du commencement du temps, avant lequel il n’y a rien, elle évoque plutôt la séparation du jaune au bleu, introuvable dans un halo verdâtre. Il y a pourtant eu un jour où, consciemment (voir plus haut) j’ai décidé de consacrer un intervalle de temps, le matin, à l’exercice d’écriture : mais ce jour-là est oublié (en faveur d’un progressif glissement de la non-écriture à l’écriture complète, ceci dit avec un peu d’emphase). Longtemps, l’exercice d’écriture n’est associé en aucune manière à l’idée (ou l’ambition, ou même l’angoisse) de publication : le mot d’écrivain est le dernier que je prononcerai sur mon lit de mort, et encore, j’espère que je trouverai mieux.
Tout alors oui recommencé, reprend, car, le texte appelant le texte, il y en un de nouveau, arrivé à la table de travail (sur le azertyuiopqdfg clavier, c’est gênant), en cours de rédaction de cet article. Pour une nouvelle collection de textes et d’images, « On se demande comment de tels livres arrivent entre les mains du public » (de son vrai nom), menée par les complices de R de Réel, Pierre Senges a collaboré à distance avec l’étonnant dessinateur Killoffer (un des fondateurs de l’association). Le livre formé par cette union est un bel objet, rectangle et divagant, confrontation amusée de deux regards lointains, sur ce qui, au pied de la lettre, réunit les hommes : la ville.
Un dessin de Killoffer pour le livre géométries dans la poussière
A propos de Géométrie dans la poussière : la règle du jeu inventé par les directeurs de la collection Raphaël Meltz et Laetitia Bianchi consiste, précisément, à ne pas illustrer un texte ni légender une image.
Concrètement, j’ai reçu une première salve de dessins killofferiens en juin de l’année dernière, que j’ai volontairement entraperçus, de même que l’on perçoit en ville, dans des reflets de vitrines, des spectacles immédiatement perdus. J’ai été frappé par ces fresques sur papier, puis je les ai rangées dans l’enveloppe, d’où je les retirais de temps à autre très brièvement et très rarement, histoire de me laisser surprendre à nouveau. Le thème du texte étant celui de la ville, j’ai écrit une série de chapitres inspirés ou non par le souvenir que j’avais des images de Killoffer (des trognes, du mouvement, du chaos, des lignes brisées, des enchevêtrements - et puis quelques détails, comme ce bol de cacahuètes). Les textes ont été envoyés à Killoffer, qui a poursuivi son travail de dessinateur après avoir lu l’ensemble. Mais je ne sais pas dans quelle mesure la lecture des pages lui ont inspiré des croquis.
Le texte lui garde son mystère et ne trace aucune ligne trop droite, s’attarde sur des détails qu’il sait rendre essentiel, entre insomniaques et cacahuètes. Comment alors ne pas finir sur un morceau de la presque fin de ce livre :
"Nous pourrons nous contenter de mourir en toute simplicité, à tel endroit déterminé de ta capitale, après une logue agonie qui aura le style capiteux des fins de règne (un style tendu et paresseux, plongé dans une sérénité que personne ne cherchera à définir précisément de peur de la perdre — une fin de règne porteuse pourtant de débuts d’intrigues, comme les germes d’un temps à venir). Nous ne jouerons plus aux échecs, nous nous tiendrons de chaque côté d’un échiquier, sans bouger ni le petit doigt, ni le fou, ni la tour — et tous tes secrétaires auront l’ordre de ne pas nous déranger tant que dure cette immobilité."
Un autre dessin de Killoffer pour le livre « Géométries dans la poussière »