Penser sur de la tôle ondulée
penser sur de la tôle ondulée sans trouver nuit ni jour la vitesse qui mettrait fin aux tremblements intérieurs
ce jour-là : retourner dans le café de Montreuil, poser la main sur la poignée de la porte vitrée, appuyer et pousser d’un coup sec, entrer
reconnaître le comptoir en arc de cercle, les tables en Formica, la paume en fer-blanc suspendue à un clou, les verres à thé aux larmes rouges et aux arabesques dorées, le transistor noir, le paquet de cigarettes et le briquet près du cendrier, la pendulette aux aiguilles bleues, le patron
qui penche la tête pour te dire qu’il t’a reconnu, qu’il se souvient de toi mais que non, en tout cas pas encore
t’asseoir à angle droit de la porte, ne penser à rien, à personne, ralentir ton souffle, desserrer les poings, abaisser les épaules, respirer par la bouche, fermer les yeux sur des étincelles, les rouvrir, te relever, demander un verre d’eau, fixer le robinet, la transparence, rapporter le verre à la table, te rasseoir, adoucir l’amertume de l’eau avec du sucre, attendre, observer la partie de dominos en cours à la table voisine, refuser d’évoquer qui t’appelait ainsi, ne garder confiance que dans l’erreur, ne regarder aucun visage, aucun miroir, croiser, décroiser les jambes, écouter pleurer les gazelles du Guadalquivir, tendre le cou, tourner la tête, attendre presque avec espoir, mais le voir entrer en sachant déjà que c’est lui, s’approcher du comptoir, s’adresser au patron qui te désignera d’un geste, s’asseoir en face de toi
baisser les paupières, ne pas entendre ce qu’il t’apprend alors
écarter la table
sortir
perdre l’équilibre
tomber à genoux sur le trottoir
plus tard : sortir la viande du réfrigérateur, l’en arracher, la découper, la déchiqueter, la taillader en dépit du bon sens, aboutir à une vraie boucherie, n’aboutir qu’à ça
lâcher le couteau
reculer
perdre l’équilibre
tomber à genoux sur le carrelage
plus tard : sortir la viande du réfrigérateur, n’aboutir qu’à ça, une odeur de terreau et de feuilles mortes, et t’en débarrasser dans le couloir où commencent les tremblements intérieurs qui t’apprennent ce que tu as su avant de l’avoir entendu
tordre tes chevilles
serrer tes coudes
raidir ton dos
plus tard : ouvrir la porte du réfrigérateur vide, t’en assurer mais ne pas le croire, ne pas y croire, toujours pas
ne plus distinguer le proche du lointain
comprendre que l’erreur est une métaphore sommée de se mesurer à autre chose qu’elle-même, qu’elle s’est bagarrée bravement jusqu’au petit matin pour avoir droit à un jugement d’existence comme n’importe quelle vérité qui trouve toujours un objet à quoi s’attribuer
je m’en satisferai, dis-tu sans savoir si tu parles de l’erreur ou de la vérité, je la chérirai comme si c’était mon père ou ma fille
mais comme il n’en est rien ; comme une belle dame blanche et rouge fait une entrée aérienne entre les rideaux qu’écartent devant elle les hommes en livrée et de fière allure ; comme le directeur, quêtant dévotement son regard, ne respire que pour l’accueillir avec une humilité d’animal ; comme il la hisse sur le cheval blanc pommelé avec autant de précautions que si c’était la petite fille qu’il aimait plus que tout au monde et qui partait pour un voyage périlleux ; comme il ne peut se résoudre à donner le signal d’un coup de fouet ; comme enfin il prend sur lui et le donne d’un claquement ; court bouche bée à côté du cheval ; suit d’un regard aigu les sauts de l’écuyère ; n’en revient pas de tant de virtuosité ; tente de mettre en garde en criant des mots anglais ; incite rageusement à la plus minutieuse attention les garçons de piste qui tiennent les cerceaux ; les mains tendues, conjure l’orchestre de bien vouloir faire silence au moment du grand saut périlleux ; et pour finir enlève la petite du cheval frémissant, l’embrasse sur les deux joues et n’estime suffisant aucun hommage du public ; tandis qu’elle-même, s’appuyant sur lui, dressée sur la pointe des pieds, auréolée de poussière, les bras grands ouverts et sa petite tête rejetée en arrière, veut partager son bonheur avec le cirque tout entier… comme il en est ainsi, le spectateur du haut des gradins pose le visage sur la balustrade et, sombrant dans la marche finale comme en un rêve pénible, pleure sans le savoir
ce jour-là : sans t’élancer ni fuir hors de la piste, ville, nuit, RER, pont, béton, chantiers, terrains constructibles
plus loin : macadam
plaques d’égout
incrustations de pelures d’orange
plus tard : mains qui tremblent
corps en moins, en trop
désolation où tu rampes debout sous les ailes des oiseaux, le soleil blanc, les arbres nus, le ciel de cendres
savoir, dis-tu d’une voix pas assez douce pour glisser sur chaque mot, pas assez légère pour s’élever à peine un peu au-dessus, savoir, dis-tu, qu’il existe d’autres temps que le présent d’aucune certitude que grammaticale, sur la tôle ondulée où va ta pensée c’est ne pas le savoir
La scène du directeur de cirque et de la jeune écuyère est un passage de « En haut des gradins », nouvelle de Franz Kafka extraite de Dans la colonie pénitentiaire, dans la traduction de Bernard Lortholary.
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Les Petits récits d’écrire et de penser ont été relus en juin 2011 pour les éditions publie.net où ils figurent au catalogue sous le même titre.