Pierre Senges | Tracer des lettres et autres versions

« Tracer des lettres »

"1 – Il existe plusieurs versions d’une même épreuve – celle que les veuves prennent sous ma dictée (pas toutes en même temps mais l’une après l’autre, et le plus souvent c’est à la veuve favorite de s’y mettre), celle qui finalement demeure, est sans doute la moins improbable, c’est-à-dire aussi la plus crédible – il ne m’est pas permis d’en juger.

2 – Au commencement : au commencement, je pouvais tenir moi-même le crayon, puisque je savais me servir de mes dix doigts ; plus tard, perdre l’usage d’un index ne m’a pas empêché de tracer des lettres, cela vaut également pour la perte d’un pouce, et quand une main vient à manquer on se fait volontiers ambidextre. Par la suite, histoire de pousser plus loin ce type de raisonnement, se priver de bras n’est pas un obstacle aux lignes d’écriture, à la calligraphie, quand bien même les déliés prennent du plomb dans l’aile – mais on a vu des clercs chinois mutilés jusqu’au tronc (si on ne les a pas vus, on se les imagine) poursuivre leurs tâches de secrétaires à l’aide d’on ne sait quelle gymnastique, achever avec le zèle des subalternes le rapport ou le Code ou la Chronique dont l’Etat les avait chargés, déléguant l’office précis de son scribe à une partie d’eux-mêmes encore vivace, tenace – incapable de lâcher la plume ou le pinceau. »

Les deux premiers paragraphes, deux premières séquences, des 499 qui composent le livre « Veuves au maquillage », premier roman de Pierre Senges, paru en 2000 aux éditions Verticales, introductives donc à cette œuvre en cours et épaissie de puis de trois autres ouvrages, annoncent quelques-unes des couleurs : d’entrée le texte est joueur, manœuvre habile et « ouvreur de portes ». Entamé comme la confession d’un copiste, d’un plagiaire (joueur, puisque le texte choisit de presque commencer par le « Au commencement » qui commence Le texte fondateur, la Bible), ce récit va sans cesse diverger, de par ces commentaires et digressions raffinés à l’excès, qui sont le nerf et le sel même du travail de Pierre Senges — « histoire de pousser plus loin le raisonnement ».

« Histoire de pousser plus loin le raisonnement »

— « Histoire de pousser plus loin le raisonnement ».— tout est là, suppose-t-on, de l’art du lettré Senges :

Il m’aurait été impossible d’écrire quoi que ce soit si écrire consistait tout bonnement à narrer : si la prose, comme bien souvent par nécessité ou paresse, consistait à composer le synopsis d’une opérette sans musique. (La musique, justement, implique que la proposition de Joyce, à la mode il y a des années, un peu effacée maintenant : « ce n’est pas à propos de quelque chose, c’est quelque chose », est une évidence.) A la lecture de certains textes, j’ai pu constater la monumentale supériorité du commentaire sur la narration (et je ne dis pas monumentale au hasard : pensons à la Somme Théologique).

Donc : ne pas décrire une situation, la commenter ; ne pas narrer, caricaturer sans se priver de nuances ; ne pas décrire un objet, le définir (exactitude et exagération) ; ne pas écrire un livre, le considérer comme déjà fait et composer dans ses marges. Voilà pourquoi l’adjectif et l’adverbe ne sont pas de l’ornement, mais un jugement, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus important. Vermeer ne peignait pas la matière, mais la lumière déposée comme la poussière sur la matière ; beaucoup de livres ne décrivent pas un piéton dans la rue, mais donnent un avis, ou cinquante avis différents (concile de Trente, foire d’empoigne), sur le même piéton, qui se rend peut-être compte de l’attention qu’on lui porte. Evidemment, l’ironie est indispensable ; elle est précisément ce jugement qui se déplie comme un long phylactère.

L’ironie, donc, et l’humour qui va avec, Veuves au maquillage les déploie aussi dans ce qui est raconté, d’une haute excentricité : ce copiste de génie décide de se suicider, et choisit, pourquoi faire simple, de faire exécuter par d’autres ce qu’il ne saurait faire lui-même (multiplication des brouillons et épreuves : complexe du copiste ?). La solution choisie par l’assidu des cours d’assises et procès-verbaux : le mariage avec une veuve assassine : « Trop timoré pour me pendre, trop charnellement voué aux raisonnements pour passer à l’acte sans me perdre en d’infinis préliminaires, en tergiversations, à ce point désireux d’en finir avec une vie esseulée que je refuse de faire de ma mort, recluse, autonome, le comble de la solitude : je comptais sur la veuve pour m’étrangler avec ferveur, ou me faire tâter de son talon aiguille ». Ce narrateur fantasme sa vie, pourquoi pas alors sa mort, la fiction contamine — comment ne pas confondre quand toute production personnelle est apocryphe ? Par goût de la copie, autant qu’effort pour multiplier les chances de réussite du crime parfait, il décide de ne pas se contenter d’une assurément future tueuse, mais d’en conquérir sept, toutes veuves, toutes assassines : « Une seule veuve ne m’a pas suffi : si j’en ai courtisé d’autres par la suite, ce n’est pas seulement parce que la favorite m’a épargné (c’était sa façon de se montrer tendre) mais parce que j’avais pris goût aux recherches, aux archives, aux fichiers de la police, aux chroniques judiciaires et à la figure de la Veuve Homicide innocentée, qui est un type éternel, au même titre que le vamp, la femme-enfant, la mère-courage , la passionaria, la précieuse. »

On le voit, le récit comme le texte est tout au commentaire de ce qui a été écrit un jour par d’autres (« j’avais pris goût aux recherches, aux archives »). Si c’est l’originalité de l’intrigue, cet exercice de mystère, parodique, qui ont excité la critique enthousiaste à la sortie de l’ouvrage ; c’est bien cette profonde excentricité (à entendre dans la géométrie comme dans l’exubérance) du texte de Senges qui entraîne le lecteur dans ce récit polychrome et sans cesse variant : c’est, très vite, absolument, inrésumable. Et la phrase va avec, longue, sinueuse, étrangement coupée de nombreux «  : ». Ce qui compte est plus les possibles de l’histoire, que l’histoire ; plus l’échappée naturelle de tout raisonnement (et la poésie de ce déploiement) que son point d’arrivée.

La référence au « c’est quelque chose » de Joyce est là pour réaffirmer que la narration (le « ’narratif tout sec » comme le dit à peu près Cingria) ne suffit pas, si tant est qu’elle existe « en soi ». L’idée qu’il existe quelque part dans les limbes (ou : la réalité) un personnage X et une situation Y que l’auteur serait chargé de coucher fidèlement par écrit, en prenant garde que ses mots prennent exactement le contour des choses, cette idée est fausse, elle est tout juste une erreur de journaliste soucieux de rendre compte d’un événement. Une sorte de platonisme bricolé sur le plancher des vaches : ou ce que malheureusement Stendhal a appelé le miroir sur le bord de la route. (Il aurait mieux fait de se casser une jambe, ce jour-là.) Quand Joyce utilise la formule « à propos de quelque chose », il suppose (à mon avis — je me trompe peut-être) un morceau de prose « à propos » d’un morceau de réalité. Quand il évoque ’quelque chose’, il définit le morceau de prose comme morceau de prose, recelant sa propre valeur sans prétendre à la mimesis. A ce titre, la littérature comme commentaire n’est pas vraiment « à propos que quelque chose », si ce quelque chose désigne une réalité (bien entendue postulée par erreur). La littérature comme second degré de la narration suppose que le récitatif n’est pas son problème, puisqu’il existe d’ores et déjà, dans l’esprit commun au lecteur et à l’auteur. (Je crois d’ailleurs que cette évolution de l’écriture est un fait de la lecture, et une invention de lecteur : c’est une maturité de lecteur qui ne se contente plus du récitatif, qui s’exclame en quelque sorte « j’ai compris, allons, allons, je sais que ton satané personnage doit ouvrir une porte avant d’entrer dans sa chambre, et je sais très bien de quels gestes se compose un accouplement ordinaire ».)

L’image du texte préexistant au texte écrit est pratique, elle est parfois matériellement exacte (le cas du « Vaillant Tailleur » de Éric Chevillard, par exemple ; il y a d’autres exemples concrets) ; mais cela suppose surtout que l’auteur au moment d’écrire sa phrase verse dans le second degré du commentaire, de l’ironie, du jugement, de la caricature, ou de l’autoparodie, en court-circuitant le passage par le récit de degré zéro (qui, de toute évidence, n’existe pas purement). Une phrase de Flaubert est déjà un commentaire de l’attitude de ses héros, et une façon de les tourner en dérision ; les habitudes modernes de lecture et les inventions de quelques auteurs, non des moindres, obligent à exagérer encore ce principe. Il faut le réaffirmer, en dépit du fait que Flaubert nous est un modèle évident (et bien d’autres avec lui - Nabokov, etc.), car le récitatif tout sec et décervelé (sans jugement) envahit les librairies au nom du naturalisme, du réalisme, de la crudité puritaine (sic). Je n’ai rien contre le récitatif (Jules Verne est bien souvent récitatif, pas toujours), mais que cela ne passe pas pour ce que ce n’est pas.

Donc le commentaire est quelque chose parce qu’il ne prétend pas être à propos d’une réalité indépendante de l’auteur (du type : modèle vivant sur le sofa de la Récamier). Borges cite la phrase : « Si je veux dire qu’un petit vent frais souffle du côté de la rivière, je dois écrire un petit vent frais souffle du côté de la rivière. » Il commente habilement cette fausse proposition ; il suffit de poser comme principe que tant que la phrase « un petit vent… » n’est pas écrite, le petit vent n’existe pas ; Il n’existe pas davantage en dehors de la phrase après son écriture, et la phrase ne le fait pas exister autrement que comme petit vent de phrase. La proposition citée par Borges est fallacieuse en cela qu’elle installe une tautologie rassurante : une parfaite superposition terme à terme du « vouloir dire » et de l’écrire. Fallacieuse, parce qu’il n’y a pas de différence, ni de délais, entre l’un et l’autre, et qu’ils sont un même mouvement. De plus, le choix de l’exemple (un petit vent, une rivière), n’est pas innocent, volontairement ou non, il fait référence de façon très nette à un naturalisme, à la fois simpliste, précis par pauvreté, et naïf (presque pastoral) : c’est l’adamisme appliqué à la lettre. Ce vent et cette rivière laissent entendre à nouveau que la prose n’est que le compte rendu d’une réalité agrémentée comme un sous bois.

L’image d’un commentaire marginal est peut-être mal choisie ; elle est en tout cas un procédé efficace (donc une illusion efficace). L’un des fondateurs de l’écriture moderne (presque tous les mots de cette phrase sont douteux), Borges, justement, disait préférer par paresse écrire le résumé d’un livre qu’il rêverait d’écrire plutôt que se lancer dans la rédaction de 600 pages d’un roman à la Conrad.

Chez Pierre Senges, s’il y a affirmation, louange parfois de la paresse (dans le roman suivant, Ruines-de-rome notamment), c’est un trompe-l’œil (lard et cochon, chèvre et chou). Car, loin des 600 pages d’un roman à la Conrad, ce système excentrique montre sa force centripète : le commentaire produit reproduit du nouveau commentaire et le récit se gonfle de protubérances, de péripéties nouvelles, en même temps que la phrase diverge en précisions, en précisions oui : car il y a une forme, transversale, d’ascèse dans cette « histoire de pousser plus loin le raisonnement » : on ne sera jamais VRAI ni juste (recelant sa propre valeur sans prétendre à la mimesis), la beauté, l’intérêt du jeu, consistent à s’en approcher, en asymptote, glanant des détails où tout le sens se miroite : cette même ascèse paradoxale dans cette prolifération de phrases et de phrases dans les phrases, longues et pourtant coupées au cordeau. Découpées. Le texte encore une fois miroir, puisque coupé en 499 morceaux (quand son narrateur l’est aussi, par la veuve — méthode d’élimination la plus pratique et discrète trouvée en chemin) ; cette histoire donc fort « originale » — divergente, excentrique — l’est autant par cette façon d’imposer à ses divergences un cadre aussi serré.

Guénaël Boutouillet

25 mars 2004
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