Poils de Cairote

Directeur du centre culturel français du Caire, durant quatre ans Paul Fournel a repris le flambeau de l’exercice oulipien du "voyage d’hiver" déjà réalisé par Perec et par Calvino : une brève de quelques lignes, pour cent privilégiés, chaque matin ou presque, par e-mail, numérotée. Paul Fournel revenu en France, l’expérience s’arrête, et les brèves seront publiés sous le titre Poils de Cairote.
Expérience d’écriture complète, si violents ont parfois été ces billets, entre deux cultures, du mendiant au directeur d’opéra croisés parfois dans la même journée, secoués par le 11 septembre (Paul Fournel seul à cheval parmi les pyramides...) ou la guerre à l’Irak, et surtout, dans la plus haute tradition littéraire, où Perec et Roubaud avaient cependant déjà mené l’Oulipo, dans une mise à nu du sens et de l’humain parfois toute flaubertienne.
Dans le compagnonnage quotidien de ces envois, qu’on commentait ensuite discrètement (n’est-ce pas, Jacques Neefs, Jacques Roubaud, Jacques Jouet, Marcel Benabou, François Caradec, Alain Viala dans notre communauté provisoire !), on se familiarisait, même en cinq lignes, avec les personnages récurrents (la mendiante du feu rouge, le gardien d’immeuble), ou des paysages (excursions cyclistes dans le désert, ou simplement les autoroutes), sur fond constant d’une réflexion d’un enjeu immense sur le croisement et l’acceptation d’une société musulmane en rapide devenir, et dont la représentation qu’on a depuis l’Europe est si simplifiée. On se permet donc, discrètement, de vous proposer quelques-uns des derniers "Poil de cairote", comme une poignée de main à l’auteur. FB


Poil de cairote 513 et dernier

La maison souffle le vide. Les souvenirs sont dans les cartons et voguent. Déjà le vent du désert talque les meubles vernis. Le temps de se retourner et l’on devine leur fantôme.
Soad, dans son théâtre, pleure. Saïd, dans son théâtre, me répète que je ne dois pas partir. Tous deux voudraient que dans mon théâtre, je promette de revenir. Mon temps est fait.
Abbas s’empêtre dans les sangles de mes valises.
Dehors, la ville klaxonne et brûle selon ses habitudes. Il devrait encore faire beau au Caire aujourd’hui.

Poil de cairote 511
Une conférence très courageuse s’est tenue sur l’excision. Des femmes sont venues témoigner, des autorités religieuses ont affirmé le caractère barbare et non prescrit de la pratique, des politiques ont reconnus que la loi qui interdisait l’excision se révélait inopérante, des médecins sont venus constater l’ambiguïté de leur rôle : ne pas pratiquer l’excision médicalisée c’est exposer les femmes aux infections et aux méthodes radicales des exciseuses, des statisticiens sont venus répéter que 97% des femmes de la campagne étaient excisées et que 60% d’entre elles avaient perdu totalement leur capacité au plaisir...
Certains se sont réjouis de voir changer les mentalités et pensent que les pratiques suivront.
La formulation de la conclusion à cette conférence n’en sonne pas moins comme une singulière hardiesse :
« Tous les efforts devraient tenter, avant tout, de favoriser par tous les moyens l’accès des femmes à l’information, à la connaissance des droits de l’homme et à la connaissance des moyens de jouir de ces droits. »

Poil de cairote 510
Inexorablement, les maisons se construisent sur les terres agricoles. Inexorablement l’étroite surface cultivable se réduit encore.
L’indignation n’y fait rien, le bon sens et la force de l’évidence non plus, personne de qualité n’accepterait de construire au désert. Alors l’idée a germé de planter sur les toits. On monte la terre sur les terrasses et on y fait pousser les fruits, au plus près du soleil. Bientôt, de l’avion, on ne verra plus que la campagne et la grande ville sera camouflée sous son verger.

Poil de cairote 508
Le taxi que je prends me demande à être payé d’avance. Je refuse. Il insiste et me demande de lui donner au moins une partie du prix de la course. Je lui donne deux livres. Il démarre pour s’arrêter aussitôt à la prochaine station-service. Il achète deux litres d’essence. Nous n’irons pas au bout du Caire.

Poil de cairote 506
Pour réussir le concours de médecine, il faut passer un examen de diagnostic. L’étudiant est placé devant un malade et doit décrire la maladie dont il souffre.
Un réseau de malades « professionnels » vient d’être démantelé : d’authentiques patients très au fait de l’affection dont ils s’efforcent de ne pas guérir, vendent leurs symptômes aux candidats contre de la bonne monnaie glissée sous l’oreiller. Leur seul souci ensuite, est de ne pas respecter la prescription jusqu’à la prochaine session.

Poil de cairote 504
Les commerçants qui vendent des tissus dorés, argentés ou pailletés, suspendent au-dessus de leur marchandise des lampes piriformes qui ont la vertu de faire tout briller. On reconnaît de loin leurs échoppes à ce qu’elles brillent dans un monde de froid néon ou de trop douces fanous. Ces ampoules ont tapé dans l’oeil des poissonniers et désormais les écailles brillent comme l’oeil.

Poil de cairote 503
Le Prophète est assis sous un arbre, à l’ombre. Un paysan qui vient au marché et tire sa chamelle au bout d’une longe, s’approche de lui.
« Que dois-je faire, demande-t-il, dois-je attacher ma chamelle ou faire confiance à Dieu pour la retrouver ? »
Le Prophète réfléchit un instant et lui conseille :
« Attache ta chamelle et fais confiance à Dieu. »
« Fais confiance à Dieu » est ce qui est gravé sur la bague que j’ai achetée dans le souk de Damas. On m’assure que modèle « attache ta chamelle » n’existe pas.

Poil de cairote 453
Le dernier chic pour les commerçants du Caire consiste à planter devant leur boutique un palmier en plastique. Un palmier de trois mètres de haut, bien complet de son tronc, de ses palmes et de ses fruits.
Ces palmiers viennent de Chine et ont pour particularité de s’éclairer de belles couleurs orange qui clignotent lorsque tombe la nuit. Les commerçants assurent qu’ils attirent le chaland. On veut bien les croire, il y a toujours un étonnement légitime à voir ce que peut faire le faux quand, dans son jardin, on possède le vrai.

Poil de cairote 438
Chez Hardee’s (cette chaîne de fast-food que l’on connaît en Californie sous le nom de « Carl’s junior »), à travers la vitrine, je vois Aragoz. C’est à l’occasion de l’anniversaire d’une petite fille que l’on a fait venir les marionnettes dans le restaurant.
Le manipulateur est assis sur une chaise derrière un simple paravent. Il tient deux marionnettes en bois peint et mal vernis. Elles sont anciennes et en mauvais état. L’une est Aragoz avec son chapeau pointu et son pompon fixé à l’extrémité d’une cordelette, l’autre est une sorte de curieux mélange de policier et de Pére-Noël sans doute la trace de rôles anciens qu’elle à dû tenir.
La manipulation est minimale dans un espace très réduit. Dans les passages chantés, elle est simplement parallèle et les deux marionnettes exécutent la même danse.
A côté du paravent, un joueur de darbouka marque le rythme et donne le boniment s’adressant alternativement aux marionnettes et aux enfants. Il repousse doucement du pied ceux qui s’approchent trop.
Lorsqu’Aragoz entonne le « happy birthday to you », je m’éloigne. Je vais aller voir la vitrine du marchand de tapis.

Poil de cairote 436
La lourde charrette des poubelles du quartier de Mounira est tirée par trois ânes. Celui de droite est beaucoup plus petit que les deux autres. En outre, il est blessé par sa sangle à la patte arrière droite et sa chair est à vif. Il peine à trouver ses appuis et finit par se laisser tomber sur le sol. Le charretier fouette les deux autres qui tirent maintenant au trot, leur charrette puante et leur collègue blessé.

Poil de cairote 430
Le spectacle du delta du Nil que les touristes boudent est un des plus colorés d’Egypte. Sur le fond vert vif des petits champs rectangulaires, les galabeyas blanches des hommes se détachent comme des oiseaux géants fidèlement suivis par le pointillé blanc des ibis. Sur les chemins rectilignes bordés de bananiers, les ânes gris galopent. Aux abords des villages, les femmes rouges et violettes se fondent sur les murs de terre roses des hameaux. Il y a grand’monde dans cet univers de campagne et les bufflonnes noires qui mâchouillent dans les coins d’ombre n’ont pas même un regard pour mon train d’argent.

Poil de cairote 408.
Jean-Marie Le Clézio qui est ici pour quelques jours, est trop grand pour les pyramides. Là où n’importe qui se plie en deux pour se hisser dans le boyau, il doit se plier en trois. Marcher lorsque l’on est plié en trois n’est pas tâche facile. Je vois, derrière moi, sa tête blonde qui fore dans le noir. Descendre dans la pyramide de Kéfren ou monter dans Kéops, c’est d’abord se plier devant la grandeur de Pharaon. C’est ensuite éprouver l’épaisseur inquiétante et le silence lourd des tonnes de pierres. C’est aussi très vite sentir dans l’atmosphère confinée et carbonique l’excès de vie des touristes qui se pressent. Il fait sueur. Sueur des efforts et sueur de cette espèce de trouille respectueuse qui vous saisit à l’idée que vous pourriez rester là, piégé pour les siècles, à l’idée de rencontrer au détour d’un boyau un plus grand que vous, à l’idée que pour jamais vous êtes plié. Vous vous redressez enfin dans la chambre mortuaire pour constater qu’il n‚y a rien à voir : une auge en pierre noire et son couvercle incliné sur le côté. Une envie immédiate et urgente de redescendre. Le Clézio a décidé de faire le voyage retour en ticheurte, son paquetage roulé sous le coude. Et nous voilà recourbés. Ce n’est qu’au dehors sous le ciel bleu, pendant que l’on enfile les pulls dans le vent frais, que nous comprenons que l’attrait de la visite des pyramides tient non pas à ce que l’on peut y voir, mais à cette gamme bien particulière de terreurs fondamentales que l’on y expérimente.

1er mars 2005
T T+