Portraits d’Amérique de Jonathan Williams
Portraits d’Amérique de Jonathan Williams, traduits et édités par Jacques Demarcq, avec une introduction de Rachel Stella, éditions NOUS, collection NOW, 96 pages, paru le 30 octobre en 2013 (« pour l’anniversaire d’Ezra Pound »), 12 euros.
Bruno Fern sur remue.
Dans son intéressante préface, Rachel Stella rappelle que J. Williams partait de principes dont la pertinence demeure salutaire : « J’aime attraper au vol les …˜…˜poèmes’’ prononcés par des gens qui n’ont jamais entendu parler de …˜…˜poètes’’. Ç’a été mon boulot, comme d’autres (William Carlos Williams, Louis Zukofsky, Lorine Niedecker), de tenter d’élever le …˜…˜commun’’ à la grâce, en prêtant une attention particulière au terrestre. Je n’écris pas plus pour le commun que pour les beaux esprits. Je fais des poèmes pour ceux qui en veulent. » Par conséquent, c’est loin des sentiers battus que l’on découvre ces artistes sous des angles souvent insolites, des plus connus (Ezra Pound, Henry Miller, Allen Ginsberg, etc.) aux parfaitement inconnus (il est vrai que quelques-uns avaient choisi de mener une vie très en dehors des mondanités), tous y gagnant au passage tant l’auteur, qui les a parfois fréquentés de près, sait les montrer avec justesse.
Parmi eux, je retiendrai le visage à la fois offert et refermé sur lui-même de Lorine Niedecker (1903-1970) et cette phrase à son sujet : « Miss Niedecker est aussi fidèle au rendez-vous, aussi belle et familière que mon parterre de pivoines préféré » ; le colossal Charles Olson (1910-1970), torse nu, en train d’écrire dans une évidente tension (au moins musculaire !), lui dont J. Williams précise à quel point il fut pour lui « une source d’énergie » ; Paul Metcalf (1917-1999) dans la pose d’un fermier souriant, toutes dents dehors derrière celles de sa fourche, « un écrivain des plus solides quoique sensible » ; Denise Levertov (1923-1997) aussi souriante que grave dans sa robe mexicaine, elle qui « accorde à la poétique comme à la politique un intérêt personnel qui accroît la profondeur avec laquelle elle les aborde l’une et l’autre ».
Cela dit, l’auteur ne cache pas les zones diversement sombres de certains d’entre eux, l’estime pour l’œuvre et l’humour fréquent n’enlevant rien à la lucidité. Par exemple, à propos d’Ezra Pound : « À l’hôpital St-Elizabeth, il avait écrit dans une lettre : …˜…˜Olson m’a sauvé la vie’’. Un jour de 1956 où je lui rendais visite avec Creeley, il a déclaré devant nous à deux épigones racistes : …˜…˜MÉFIEZ-VOUS DES YOUPINS ET D’OLSON !’’ Ainsi. Vont… » ou d’Edward Dahlberg : « Il me reste de lui deux cents lettres injurieuses m’intimant de m’exprimer en bon anglais ou de me changer en limace à la mode. »
Enfin, figurent en supplément quelques textes des auteurs présentés et de Jonathan Williams lui-même, tel ce tétraphore [2] :
POÈME COMMENÇANT PAR 3 MOTS
DE GERARD MANLEY HOPKINSgloire à dieu pour
jesse helms qui hait
les pédés les nègres
et l’art moderne jesse
quand on y pense
est comme la plupart
des gens en caroline
ou ailleurs ce qu’il
aime c’est la beauté
et la beauté c’est
ce qui te mord
les fesses sans te
laisser de suçon alors
soyons gentils avec jesse
helms faut ralentir pour
le vieux sénateur républicain [3]
de caroline du nord
il représente la loi
avec son serpent à
sornettes mais que lui
ralentisse pour nous vipères
d’artistes c’est une autre
affaire merci jésus merci
Ce livre dresse donc le portrait d’une Amérique, « peu nombreuse, mais qui subsiste sous la merde » de celle, hélas, toujours d’actualité.
[1] Sa 3e facette était celle de directeur, à partir de 1951, des éditions Jargon qui, prétendait-il, n’intéressaient que 1420 personnes aux Etats-Unis : « Peu m’importe de savoir ce qui se vend, qui est le dernier petit génie, qui va décrocher le prix Bollingen ou être enterré vivant dans les caves de l’American Academy. Princeton était un club, Black Mountain aussi. Je me suis éloigné des deux. » Pour ceux que ça intéresserait, le n° 13 de la revue Fusées a consacré un dossier, déjà concocté par Rachel Stella et Jacques Demarcq, à la Jargon Society.
[2] « La seule « règle » est que chaque ligne compte quatre mots, simples, composés ou précédés d’une élision.
[3] De 1973 à 2003 – une longévité qui prouve la satisfaction de ses chers électeurs…