CRUELLEMENT là, de Friederike Mayröcker
CRUELLEMENT là, Friederike Mayröcker, traduit de l’allemand (Autriche) par Lucie Taïeb [1], Atelier de l’agneau éditeur, novembre 2014, 18 €
À lire aussi par ici : 3 extraits de "CRUELLEMENT là", de Friederike Mayröcker, traduits par Lucie Taïeb.
Cela dit, dès les premiers mots, il y a de l’emportement là-dedans, dans ces phrases pour la plupart très longues et non ponctuées aux extrémités [3], à la syntaxe atypique où se retrouve mêlé tout ce qui arrive sans cesse, comme s’il importait de rendre ainsi la simultanéité quasi permanente en nous des différentes strates de notre existence : souvenirs, rêves, pensées conscientes, sensations, etc. – « il s’agit de découpes du monde visible et invisible ». D’ailleurs, ce flux hétérogène, créant parfois des collisions surprenantes (« Pétrarque me demanda si DUFY me plaisait. »), évoque fréquemment des moments de transition entre veille et sommeil : « Or dans une (mon) inconscience j’ai commencé à écrire ce livre, une nuit de juillet à 1 heure, ne pouvant m’endormir » ; « quant à savoir comment écrire, dis-je à Ely, je suis 1 peu somnambule, quelque chose en moi se dessine, quoique l’intellect, je ne dis pas qu’il n’y ait aucune part, j’imaginais des lettres à Rumi ou E.S., en écrivant des lettres sur le lit j’ai dépassé du bord de la feuille et continué à écrire sur le duvet et continué à écrire sur le duvet si bien que sur mon lit des traces de feutre noir... notre lit est notre bureau, dis-je, c’est ici qu’on dort qu’on écrit ».
Un tel choix implique un compas lexical largement ouvert (de Dante à borderline), des références multiples (musicales, picturales, littéraires, philosophiques, etc. – où dominent les figures de Genet et Derrida [4]) et la recherche d’un phrasé qui permette de tenir ce qui est séparé dans l’usage ordinaire de la langue, à travers une voix adressée à certains interlocuteurs dont le principal, Ely, apparaît comme l’homme avec qui est partagée la vie quotidienne : « La ligne de poème transparente, dis-je à Ely, ce sont les lieux avec Ely ». Car ce monologue prend souvent les allures d’un insolite journal intime qui s’étendrait sur une année (des premiers bourgeons de février 2010 jusqu’à leurs successeurs) – par exemple, on peut y suivre l’évolution d’une blessure au doigt ainsi que d’autres enchaînements qui, liés à des lectures ou des rencontres, se déploient sur plusieurs pages, les deux fils les plus présents étant ceux des fleurs (« je parle JAGUAR parle JARGON, le langage des fleurs, oui, dis-je, Muzette ou Maman comprenait le langage des fleurs et elle répondait à leurs questions, exauçait leurs prières ») et des couleurs (« Il s’agit de la teinte : la couleur la casquette lorsqu’en retard pour le colloque de Bielefeld je veux dire la couleur, bleu : 1 bleu délavé ou jean, je veux dire en retard » ; « c’est du cut-up c’est de la peinture ce que j’écris, dis-je à Ely, ce matin au lever du jour j’ai écouté les coloratures d’un rossignol »). Le livre en cours est lui aussi régulièrement évoqué, confirmant que cet apparent enchevêtrement est minutieusement composé : « je fais de même avec cet écrit je l’ajuste, je veux parler d’une écriture tendue et ajustée ». En effet, à force d’accumulations et de reprises plus ou moins décalées, des lignes se dessinent avant de disparaître, formant un tracé sophistiqué qu’il faut activement apprendre à lire : « Ton nouveau style, dit Ely, cette ILLUSION de narration répétitive, provoque une excitation ».
Quant au titre, il s’explique d’abord par le fait que F. Mayröcker (née en 1924) expose sans détour sa souffrance de voir la vieillesse réduire progressivement sa mobilité et donc une part de ses rapports au monde sensible : « j’ai été 1 être en mouvement, tandis que je suis désormais 1 être en position assise, en position couchée » ; « Mon parapluie noir (parapluie d’homme) est ma prothèse je me le suis implanté : inséré dans mon MÉCANISME DE MARCHE » ; « LA CONTAGION des papiers était sans doute liée à mon arthrose invasive qui avait infesté toutes mes articulations à vrai dire mes pensées, dis-je à Ely, elles étaient rabougries, nouées, estropiées. » ; « mon grand âge ne voulait pas s’accorder avec la sensualité de mon écriture ; si bien qu’1 dissonance empoisonnait ma conscience et qu’1 désespoir faisait jaillir mes larmes ». Pour autant, on ne lira pas ici une plainte sur le vieillissement mais, au contraire, une lutte énergique pour demeurer vivante malgré cet éloignement croissant, contre les atteintes physiques et leurs conséquences psychiques, contre l’insomnie, contre le sentiment de la proximité de la mort – et dont le livre constitue lui-même l’un des enjeux majeurs : « il ne s’agit pas juste d’être 1 ÉCRIVAIN, dis-je à Ely, parce que j’écris avec l’âme, je m’use et me déchire, dis-je à Ely, éclaire les coins sombres du monde, avec mon âme, mon âme est 1 p. lampe de poche, mon âme est 1 p. animal, qui remue dans ma cage thoracique, je le sens bien ce remuement, c’est sans doute le début d’une maladie, mon âme remue, à 4 pattes, dis-je, elle remue dans ma cage thoracique, prend de la distance. » – état qui, évidemment, ne saurait qu’être commun à chacun d’entre nous puisque ces effets du temps touchent finalement à la fameuse question de l’identité : « qui suis-je donc au juste, je me le demande parfois, et cela donne le vertige, m’ébranle, je ne suis plus identique à moi-même, n’est-ce pas ». D’ailleurs F. Mayröcker, loin de se complaire dans le tragique, n’exclut ni les traits d’humour (« 1 lettre non ouverte de la main de Maria G. elle serait sur le lit, mais après disparue, dis-je à Ely, comment te l’expliques-tu, 1 chaussette à moi ») ni les élans envers tous ceux qui, à des degrés divers, l’aident ou l’ont aidée à vivre, affirmant lucidement aussi bien la nécessité de son écriture que ses limites : « en écrivant mes lettres me suis presque endormie ».
[2] Voyez ici : Groite et dauche d’Ernst Jandl par Bruno Fern,
et là :
Retour à l’envoyeur d’Ernst Jandl par Bruno Fern
[3] Le livre est tout entier fait de cette succession-là, seulement entrecoupée vers la fin par quelques reproductions de manuscrits et un magnifique poème autour de la couleur rouge.
[4] Notamment un texte de ce dernier, Glas, qui entremêle des éléments textuels issus des écrits de Genet et Hegel.