érudition, 7 lectures commentées, de Alain Frontier

érudition, 7 lectures commentées , Alain Frontier, éditions http://www.louisebottu.com/, 2017, 168 pages, 14 €

Bruno Fern sur remue.



Une nouvelle fois [1], Alain Frontier a écrit un livre à partir de la vie de son père, Gaston (1908-1983), composant un récit en sept parties présentées dans l’ordre chronologique, du collégien en uniforme (vers 1916) au tout jeune marié (en 1933). Cela dit, il y a également quelques allers-retours entre le passé paternel, et même en deçà (jusqu’au début du 19ème siècle avec un ancêtre voyageur et écrivain – s’inscrivant donc dans une autre généalogie que familiale), et le présent de l’enquête menée par le narrateur, fréquemment accompagné par son épouse photographe, Marie-Hélène Dhénin. Sur cette histoire, relatée à la première personne et où le temps dominant des verbes est le présent de l’indicatif, viennent se greffer de nombreuses notes de bas de page, souvent longues au point de perturber la continuité de la lecture.
La narration commence par un contrôle de police au cours duquel, étrangement sommé de donner le nom de son père, Alain Frontier répond que ce dernier est mort. Cette réponse insolite est aussi abrupte que le passage de cette anecdote datée de 2005 à l’un des plus anciens souvenirs de l’auteur où il est justement question de « l’idée du père absent (prisonnier en Allemagne) » que l’enfant ne pouvait qu’attendre. Cette double impossibilité (de nommer le père et de le retrouver physiquement, autant autrefois qu’aujourd’hui) fait que le fils erre à travers de multiples lieux et documents, sans être dupe quant aux limites de sa recherche [2] : « S’arrêtant à un moment quelconque (voire sur une platitude), le texte est suspendu, non les choses, que nul texte ne pourra épouser. » Cette mise en suspens de la biographie est fréquente, non seulement en raison des notes qui l’interrompent sans cesse mais aussi en elle-même – par exemple, page 72 : « Gaston aussitôt mit en joue, et tua le garde-chasse », événement tragique auquel il n’est pourtant pas donné suite, ou bien encore avec les derniers mots du récit, mystérieux pour qui n’a pas lu l’ouvrage précédent [3].
Dans cette structure à tiroirs, les notes apportent des informations de toute nature : scientifiques, géographiques, historiques, philosophiques, littéraires (des Anciens aux contemporains : Demarcq, Lucot, Prigent, Quintane, entre autres), lexicales et grammaticales (très nombreuses [4]), etc., mais cette surabondance de précisions, loin d’épuiser le foisonnement du dit monde, le souligne plutôt, ainsi que son hétérogénéité fondamentale – on croise aussi bien Bossuet que l’inspecteur Gadget… En fait, ces éclaircissements finissent par obscurcir l’histoire paternelle ou, du moins, par en révéler les manques – l’auteur cite d’ailleurs ces mots de Pierre Le Pillouër : « en / famille / si l’on ôte / m / ça / fait / faille » [5]. Les matériaux bruts (photographies, lettres, journaux intimes, documents administratifs, plans, cartes, souvenirs familiaux, etc.), soit autant d’indices de la vie « ordinaire » du père, évoqués à travers un discours voulu stylistiquement neutre, subissent en permanence un polissage, étymologiquement inclus dans le titre du livre, qui consiste à dévoiler un contexte a priori infini et aboutit même parfois à la disparition du texte biographique quand la note l’excède jusqu’à empiéter sur la page suivante. Par ailleurs, ce souci du moindre détail pourrait être interprété comme l’expression d’un attachement filial, cette dimension affective étant simultanément manifeste et tenue à distance par l’hypertrophie des commentaires qui se veulent pour la plupart objectifs [6].
Enfin, plusieurs passages semblent faire écho à la conception même de l’ouvrage. Ainsi, page 62, cette citation d’Olivier Messiaen : « […] L’espace est un complexe de temps superposés... » où la note précise que le rythme est essentiellement une succession de « styles – dans la durée propre du texte, comme dans tout livre qui s’écrit en quête de sa forme, sous peine d’être de nouveau pris aux pièges. La mélodie tisse une ligne épaisse. », propos qui renvoient évidemment à l’épaississement du récit par les notes. De même, la dernière d’entre elles se rapporte à un « gamin à la Doisneau » qui apparaît inopinément sur l’une des photos de mariage des parents, aussi anonyme que représentatif d’une époque (et proche en cela de la figure paternelle peu à peu dessinée), et l’auteur assimile cette apparition au « surgissement inattendu (non prévu par le contrat) de ce que Roland Barthes appelait le punctum. C’est sur lui que se focalise alors le sens. » En effet, si l’écriture d’Alain Frontier constitue une tentative pour donner du sens à la masse apparemment informe et hétéroclite du « simple » fait d’exister (ce que Christian Prigent désigne « comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée » [7]), elle rend également sensible en quoi une telle démarche ne peut jamais y suffire – et l’une des réussites de ce livre singulier est d’y parvenir avec l’air de ne pas y toucher [8].



Bruno Fern


8 décembre 2017
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[2Lacan est évoqué dès la note 5, aux côtés d’Albert 1er de Monaco et de Charles de Gaulle, mélange aussi justifié (ils firent tous trois leurs études secondaires au Collège Stanislas) que farfelu, illustrant l’humour discret dont il est fait preuve ici.

[3Voir supra, note 1.

[4Outre ses activités d’animateur de revue (Cheval d’attaque de 1968 à 1979 et Tartalacrème de 1979 à 1986), Alain Frontier, qui participa pendant quelques années au collectif TXT, est l’auteur de plusieurs ouvrages et agrégé de grammaire.

[5Poèmes jetables, Le bleu du ciel, 2002.

[6Dans la note 93, il est longuement question de l’émotion qui, via le texte, ne peut être que « nécessairement différente de la première » – donc non pas à retrouver mais à susciter en usant de stratagèmes qui relèvent du trompe-l’oeil (cf. la note 66).

[7Ça tourne (notes de régie), éditions L’Ollave, 2017.

[8Avec raison, Laurent Fourcaut et Gérard Berthomieu, estiment que cette expression convient tout à fait pour qualifier la fausse simplicité de l’entreprise d’Alain Frontier – voir ce qu’ils en ont écrit dans le n°6 de la revue Place de la Sorbonne, à propos du chapitre intitulé La mer d’Iroise.