Première visite à Félicien Marbœuf
Site de Pascal Martinez
Site de l’exposition "Félicien Marbœuf (1852-1924)"
abordables, plus de la moitié d’entre eux peuvent se réduire à trois :
que je suis « moi », que tu es « toi »
et qu’il y a d’autres personnes dont il est vaguement entendu
qu’elles ne sont pas les mêmes que nous.
R.L. Stevenson.
Essai sur l’art de la fiction.
Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 165.
Petite Philocalie …• dont le nom signifie « amour de la beauté » …• est un personnage féminin aux contours fluctuants. Elle donne son nom à cette histoire d’abord parue épisode par épisode dans la revue arty « Artes, Letras, Líneas y Evolución del Gusto Elementario » [ALLEGE]. C’est grâce à ce feuilleton que l’auteur, la critique et historienne d’art Carmen Hacedora, connaît une reconnaissance internationale pour l’ensemble de ses chroniques fantasques.
Les hispanistes les plus avisés pensent que l’auteur de Petite Philocalie n’est pas Carmen Hacedora mais el hacedor de "The New Approach to Almotasim". La plupart des lecteurs sous le charme de ce récit ne se posent plus depuis longtemps la question de l’auteur et évoquent seulement parfois un “narrateur incertain”, une seconde modalité hypertextuelle avant tout au service de la fiction.
Grand Almotasim est le personnage masculin de cette fiction. Il aime toutes choses qui sont les plus belles du monde et Petite Philocalie qui donne consistance à ses rêves. Ils partagent le même amour de la beauté. « Qu’est-ce que l’amour de la beauté ? » titre le dernier numéro spécial de ALLEGE.
« Pero ya es tarde » comme le dit Carmen Hacedora quand elle veut réfréner sa manie de la digression. « J’y vais, je fonce, je n’ai pas peur » dit face au miroir le narrateur incertain. « Je ne falsifierai pas délibérément les faits, même si …• qualité de narrateur incertain oblige …• plus d’une fois je commets des erreurs et transforme les évènements. »
De cualquier modo la tâche entreprise n’est pas facile. S’attaquer sous forme inédite au genre narratif arty peut être redoutable. Chose plus terrible encore, l’histoire rapportée est impossible à croire pourtant on doit s’y fier.
Ainsi, sans recours à une préface aux explications nombreuses et pertinentes ou à un beau prologue permettant au “mundillo” de Carmen Hacedora de s’y retrouver, l’histoire commence avec une première visite à Félicien Marboeuf (1852 - 1924) [1] .
Ils sont venus à trois pour le voir : Petite Philocalie, Grand Almotasim et Carmen Hacedora dont il est désormais vaguement entendu qu’elle n’est pas la même que le narrateur incertain [Voir ci-dessous Œuvre d’art impossible n°14]. Ils prennent leur temps. Félicien Marbœuf a pris lui-même le temps de la fiction. Ils entrent dans la maison [2], un nid à taille humaine. Un nid pour quoi faire ? [Je répondrai plus tard.] Ils poussent indéfiniment une porte en bois d’emballage gardée par un magicien double. Enfin “indéfiniment” tout est relatif. Le temps n’est pas énorme si on le prend depuis le commencement. Plutôt énormément d’œuvres d’art impossibles. Au commencement, une liste de cent :
1. – vivre ta vie de quelqu’un d’autre
2. – faire des rêves de quelqu’un d’autre
3. – ne pas mourir
4. – être, au moins l’espace d’un seconde, auprès de tous les êtres humains sans exception
5. – noter tous leurs noms
6. – être dans plusieurs lieux à la fois
7. – choisir ses rêves à l’avance
8. – raconter toutes les histoires du monde
9. – diriger entièrement une autre personne
10. – ressusciter au moins partiellement
11. – mourir plusieurs fois
12. – vivre plusieurs vies
13. – connaître tous les points de fuite, avec leurs points de départ et d’arrivée
14. – occuper physiquement l’espace de quelqu’un d’autre
15. – partager des hallucinations
16. – revivre son enfance
17. – exclure une couleur du champ de la perception humaine
18. –
19. – trouver son double et vivre avec
20. – voyager dans le temps
21. – revenir en arrière et essayer de rajeunir ainsi
22. – entendre uniquement les sons émis par son propre corps
23. – être seul(e) mais vraiment seul(e) au monde
24. – intervertir les sexes
25. – rejouer indéfiniment la même scène devant un public qui vieillit et finit par mourir
26. – limiter le nombre des questions et des réponses
27. – voler dans les airs ou se déplacer à grande vitesse
28. – savoir la vérité
29. – vivre sous terre définitivement
30. – savoir exactement combien de fois quelqu’un a pleuré
31. – terminer l’œuvre inachevée de quelqu’un
32. – simuler toutes les émotions
33. – tout oublier
34. – tout se rappeler
35. – conférer la vie à l’inanité
36. – accélérer le temps à volonté
37. – prédire l’avenir
38. – lire les pensées
39. – effacer certains évènements passés
40. – empêcher certains évènements futurs
41. – modifier la lumière du soleil
42. – faire des réserves de souffle
43. – être aimé(e) de tout le monde
44. –
45. – combler un abîme
46. – remplacer tous les livres par leur reflet dans la glace
47. – assister à la fin du monde
48. – sauter un jour
49. – mettre le même texte dans tous les livres
50. – changer le nom d’une grande ville
51. – changer les noms de tous les habitants
52. – transpirer de l’or
53. – créer des automates capables de penser
54. – tout voir
55. – assister au commencement du monde
56. – toucher le temps
57. – user un corps humain par le toucher
58. – voir simultanément plusieurs évènements consécutifs
59. – voir son propre visage
60. – être seul(e) à voir au royaume des aveugles
61. – évoluer dans une autre dimension
62. – arrêter de dormir
63. – dormir sans arrêt
64. – vivre avec un fantôme
65. – ressentir la douleur de quelqu’un d’autre
66. – dominer totalement ses émotions
67. – voir l’âme humaine
68. – synchroniser toutes les respirations
69. – annuler une décision irréversible
70. – faire comme si la mort n’existait pas
71. – être identique à quelqu’un d’autre
72. – écouter toutes les conversations
73. – être derrière et devant la porte
74. – réprimer les battements de paupières
75. – éliminer les souvenirs à volonté
76. – ne plus bouger
77. – enrayer le vieillissement
78. – devenir transparent(e)
79. – bâtir un espace infini
80. – remplacer le jour par la nuit
81. – inverser les hiérarchies
82. – changer le sens des mots
83. – traverser les murs
84. – se réincarner plusieurs fois très vite
85. – se rappeler les positions adoptées par le corps pendant le sommeil
86. – créer des barrières invisibles mais infranchissables
87. – repousser la limite du corps humain
88. – moduler la fidélité des miroirs
89. – recommencer sa vie à zéro
90. – vivre de l’autre côté
91. – alterner la volonté entre folie et raison
92. – changer de sexe et d’âge à volonté
93. – regarder à travers les yeux de quelqu’un
94. – vivre sous hypnose
95. – composer la bande son de la vie de quelqu’un
96. – persuader une personne qu’elle est morte en réalité
97. – refaire les rêves de la veille
98. – faire une chute sans fin
99. – photographier chaque instant de sa vie
100. – rien [3]
[Manquent l’œuvre d’art impossible numéro dix-huit et l’œuvre d’art impossible numéro quarante-quatre. C’est intéressant.
– Dix-huit est un nombre heptagonal.
– Quarante-quatre, c’est 4 x 4, un véhicule tout terrain. ]
[4]
Dans l’espace d’exposition qui donne forme à l’existence au demeurant fictive de Félicien Marbœuf, Carmen Hacedora se fie aux mouvements de Petite Philocalie et Grand Almotasim. Ce que je vais dire maintenant des déplacements des deux visiteurs est plus une sorte de présentation des deux personnages principaux de la série d’histoires qui commence qu’un regard critique sur l’exposition. Je préfère révéler d’emblée ce que j’ai compris graduellement de leurs caractères. [En bonne compagnie de Carmen Hacedora je reviendrai souvent au cours des histoires suivantes visiter Félicien Marbœuf.]
Aujourd’hui on entre dans le vestibule. Je me le rappelle comme si c’était hier, Petite Philocalie arrive dans l’exposition de fort joyeuse humeur. Devant la première œuvre exposée, La part d’ombre de Félicien Marbœuf, elle rayonne. Elle chantonne le succès de la rock star Barry Duchatelet. [5] Grand Almotasim reprend le refrain après elle. Avec délicatesse, il améliore l’interprétation approximative de son amie. Il ne supporte pas bien les choses dépourvues de rigueur, même ses imprécisions sont rigoureuses.
Carmen Hacedora en « Aparté » entend des bribes de leur conversation.
…• Maintenant on se tient convenablement. Je ne veux pas d’histoires ici.
Ils rient. Ils s’embrassent. Chuchotements devant des trous sur papier de dimensions variables. [6]
…• Je me fie à la bouche que j’écoute. Je suis assoiffée de tes phrases à la manière d’un arbre assoiffé d’eau. [7]
Parfois leurs phrases sont si déshydratées qu’ils doivent longuement les désaltérer en échangeant l’eau de leurs bouches. L’eau des fleurs montre la place où elles se tiennent. Le sol doit être riche et bien tassé tout en restant humide et aéré pour faciliter la levée de la graine.
Les phrases formées de lettres piquées de trous d’aiguilles sur feuilles de papier révèlent moins du faux Braille que le “rêve vrai” d’un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment. Un rêve qui traverse toutes les histoires de façon fantomatique, qui diffère indéfiniment le moment de sa fin. Les mouvements vers la fiction sont sans cesse à recommencer. Ils sont peut-être inatteignables. Ils se transforment au fur et à mesure que l’histoire de l’écrivain imaginaire donne des images au “couple” tri-unitaire qui visite l’exposition. [C’est pourquoi avec Carmen Hacedora j’y reviendrai souvent dans cette exposition. [8].]
Félicien Marbœuf commence par le commencement, ils le suivent aveuglément et je les suis. Nous avons le temps : Composition(s) de phrases aimées et copiées à sa manière par l’artiste et recopiées à la manière de Carmen Hacedora :
Cependant que Composition(s) anime Petite Philocalie, ses yeux deviennent plus vifs, elle quitte sa lecture moins pour perdre les idées que l’oeuvre lui donne, que pour s’abandonner avec plus de volupté à sa jouissance esthétique. Elle caresse doucement Grand Almotasim entre les jambes : sur quoi le drôle, mutiné, s’enfle et augmente de superbe et d’insolence. Tous les sens se soulèvent devant la superbe raideur, face au vif incarnat de la tête, aux bleues serpentines des veines, au plus frappant assemblage de formes et de couleurs qui fut dans la nature. Épuisée, endolorie dans tous ses yeux elle croit ses voluptés finies lorsque l’intrétable fléau se raidit de plus belle, la sonde, là tout de suite, la travaille et la tient levée contre le mur d’exposition. Il s’essouffle à l’instant où l’extase s’annonce, elle le ressaisit, sans hésiter, le place elle-même à l’embouchure désirée. Il l’enfonce, sans que ses coups redoublés de lui arrache le moindre cri …• il faut sacrifier toujours à la pudeur et à la bienséance …•. Leur attention fixée sur l’idée de plaisir ils ne se connaissent plus. Qu’ils aiment ce charmant badinage ! [9]
Chaque saison est plus ou moins verticale. La saison du grand âge, celle de l’amour fou, se dresse dans l’espace concret de phrases sur fond blanc en caractères blancs faits de traits et de points en relief. Aucune détérioration du support au cours de la montée en forme. Le papier gonflé n’est pas affecté par le gonflement des mots ou bien c’est un affect lui aussi plein de lustre.
Des fragments de discours amoureux adressés à une femme aveugle, provoquent l’incongruité délicieuse d’une main entre cuisse et sky.
…•Sky my wife ! [10] Grand Almotasim dijo.
Ciel d’un fauteuil à trois places où les bruits de fond d’une bouche de métro font lever les désirs d’un autre âge : station Marboeuf. [11]
Première station sans emphase d’un adieu toujours recommencé.
[1] « Félicien Marbœuf, écrivain connu de son vivant comme « le plus grand écrivain n’ayant jamais écrit » a été imaginé par
Jean-Yves Jouannais dans son essai Artistes sans œuvres, I would prefer not to. Lire l’article de Guénaël Boutouillet consacré à ce livre. L’exposition est un projet commémoratif autour de la figure de Marbœuf. Elle réunit des œuvres d’artistes de toutes disciplines (plasticiens, écrivains, stylistes, musiciens, architectes...) et donne forme à l’existence imaginaire de ce personnage. »
[2] Ill. ci-contre : Olivier Dollinger, The Missing Frame, 2009, photographie de plateau, courtesy Galerie Chez Valentin
[3] Transcription de : Dora Garcia, 100 oeuvres d’art impossibles, 2001, Dimensions variables, installation, Courtesy Galerie Michel Rein, Paris
[4] Ill. : Vue de l’exposition, © Marc Domage / Fondation d’entreprise Ricard. Dora Garcia, 100 oeuvres d’art impossibles, 2001, Dimensions variables, installation, Courtesy Galerie Michel Rein, Paris ; Denis Savary, Rumine, 2007, Vidéo, 6’38’’, Edition de 8 + 2 EA Courtesy Galerie Xippas, Paris/Athènes ; Perrine Lievens, Aparté, 2009, Matériaux divers, 150 x 70 x 90 cm, Courtesy de l’artiste.
[5] Ill. ci-dessus Christophe Duchatelet, BARRY’S RECORD - la part d’ombre, 2006, diasec, 31 x 31 cm, collection privée. Dora Garcia, 100 oeuvres d’art impossibles, 2001, Dimensions variables, installation, Courtesy Galerie Michel Rein, Paris ; Denis Savary, Rumine, 2007, Vidéo, 6’38’’, Edition de 8 + 2 EA Courtesy Galerie Xippas, Paris/Athènes ; Perrine Lievens, Aparté, 2009, Matériaux divers, 150 x 70 x 90 cm, Courtesy de l’artiste.
[6] Cf. "logo" de la chronique : Cartel de l’exposition ; Pascal Martinez, Composition(s) de F.M, 2009, trous sur papier, dimensions variables, courtesy de l’artiste.
[7] Ill. ci-contre : Pascal Martinez, Composition(s) de F.M, 2009, trous sur papier, dimensions variables, courtesy de l’artiste.
[8] Ill. ci-contre Carmen Hacedora regardant Composition(s) de Pascal Martinez. Courtesy de l’artiste
[9] D’après John Cleland, Mémoire de Fanny Hill, vers 1747 ; Crébillon, Le Sopha, 1742 ; Alfred de Musset, Gamiani, 1833 ; Boyer d’Argens, Thérèse philosophe, 1748.
[10] Traduction granguignolesque de « ciel mon mari ! »
[11] Ill. ci-dessous : Pascal Martinez, Composition(s), 2009 ; Guy Girard, Station Marboeuf, 2009, vidéo. Photographie (détail, recadrage CP) courtesy de l’artiste.