Trois fois trois âges et une fois trois.
August Sander. Frère et sœurs, 1921-1922.
(Hommes du XXe siècle, III, 14, Les enfants.)
August Sander, Hommes du XXe siècle, Portraits photographiques 1892-1952,
Directeur de la publication : Gunther Sander,
Chêne/Hachette, 1981.
Jeune fille, Westerwald, vers 1925 (épreuve moderne 1998).
Copyright Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Köln ; ADAGP, Paris, 2009.
Exposition « AUGUST SANDER, Voir, Observer et Penser »
jusqu’au 20 décembre 2009,
Fondation Henri Cartier-Bresson
Catalogue de l’exposition
préface Agnès Sire, introduction Gabriele Conrath-Scholl
et retranscription pour la première fois en français de la cinquième conférence radiophonique sur la photographie tenue en 1931 par Sander :
« La photographie, langage universel ».
Carmen Hacedora regarde une page de l’ album de photographies de Petite Philocalie. Elle est prise par un empirisme plein de tendresse.
« Berliner Kindheit » Une enfance berlinoise de Walter Benjamin.
In Walter Benjamin, Sens Unique, précédé de Une Enfance berlinoise,
Maurice Nadeau/Les Lettres Nouvelles, 1988, p. 69.
Ici doit intervenir la légende, qui inclut la photographie dans le processus de littérarisation
de nos conditions d’existence, et sans laquelle toute construction photographique
doit rester dans l’à-peu-près.
Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie,
Œuvres II, Folio essais, 2000, p. 320.
– I think there is something dangerous going on here.
De fait, il se passe quelque chose de dangereux pour le sens des photographies que regarde Carmen Hacedora.
Une page de l’“album de famille” de Petite Philocalie lui convulse le ventre.
L’ouvrage est plus qu’un livre d’images, c’est un cahier d’exercice.
[1]
La page est composée de trois fois trois images montées, représentant une même personne humaine à différents moments de sa vie, surmontées d’une seule photographie
représentant trois figures humaines différentes posant à un même moment de leur vie : l’enfance. [Dans la marge, une photographie d’une fille avec sa poupée.]
Le premier montage est composé de trois “portraits” [2] de Petite Philocalie : l’enfance, l’âge adulte, la vieillesse.
– Qu’y a-t-il ? demande Grand Almotasim.
– Oh ! répond Petite Philocalie, en criant de joie et de peur à la fois, tel un enfant dans le train fantôme d’une foire aux attractions.
– D’où vient cette joyeuse peur ? reprend-il. Ce me semble un album des plus familiers.
– Tu n’entends pas le bruit ?
– C’est le bruit du bâton sur le chemin de pierres…
Carmen Hecedora se méfie de ce triomphalisme visuel, elle l’interrompt :
– La fille n’est qu’un enfant par l’apparence de sa taille. Son esprit et son corps marchent conjointement comme une vieille femme.
– Eh bien dans ce cas, dit Grand Almotasim, le mieux est de l’aider à tenir le bâton.
Et il éclate de rire.
Le deuxième montage est composé de trois “portraits” de Petite Philocalie : l’enfance, l’âge adulte, la vieillesse.
– Qu’y a-t-il ? demande Grand Almotasim.
– Oh ! répond Petite Philocalie, en criant de joie et de peur à la fois, tel un enfant sur les tobbogans de Carsten Höller. [3]
– D’où vient cette joyeuse peur ? reprend-il. Ce me semble une petite paysanne bien paisible.
– Tu n’entends pas le bruit ?
– C’est le portillon qui grince ...
Carmen Hacedora obnubilée par l’irrépressible écart entre le réel et sa représentation et troublée par le changement d’habit à l’âge adulte, l’interrompt :
– La fille est “paisible” à cause de la pose. Elle est attachée au portail comme à un support qui l’empêche de bouger.
– Eh bien dans ce cas, dit Grand Almotasim, le mieux est de chercher le nom de la porte dans le livre de la vieillesse.
Et il éclate de rire.
Le troisième montage est composé de trois “portraits” de Petite Philocalie : l’enfance, l’âge adulte, la mort.
– Qu’y a-t-il ? demande Grand Almotasim.
– Oh ! répond Petite Philocalie, en criant de joie et de peur à la fois, tel un enfant dans un musée transformé en parc d’attractions.
– D’où vient cette joyeuse peur ? reprend-il. Ce me semble une mère heureuse avec ses deux enfants jumeaux.
– Tu n’entends pas le bruit ?
Décidément trop prompte à se mêler d’un dialogue qui ne lui appartient pas, la chroniqueuse impose un discours documenté sur Le style documentaire [4] :
– C’est un sanglot dans la gorge de la femme. Un des deux enfants, le garçon, est mort. [5]
– Eh bien dans ce cas, dit Grand Almotasim, le mieux est de donner l’amour de la beauté à la fille vivante. Regarde comme elle aime son livre et comme elle est belle !
Et il éclate de rire.
Quand Carmen Hacedora écrit, elle joue ce qu’elle écrit : « Là où je suis n’existe pas. » [6]
Outre voir, observer, cette fois elle se met à penser.
Elle voit Petite Philocalie, elle observe sa lecture, elle pense qu’à force de lire elle est défigurée, laminée, morte.
Mais il y a Matière [7], les trois âges de la vie ne sont plus irréversibles.
C’est le fond de jeu du récit que la Hacedora perd de vue en ne voyant plus que le laminage du visage de Petite philocalie par la mort et par la société. [8]
La vision est un dispositif autoritaire. [9]
Il faut que je m’en mêle moi aussi pour faire entendre le point sonore qui redonne corps vivant aux photographies.
Ce n’est pas en “savante” que la chroniqueuse aborde les petites philocalies. Elle ne prend pas conseil des théoriciens de la fiction ou des sociologues. Elle part des gestes et des paroles du moment humain qu’elle observe.
C’est une observation tendre au sens où Goethe parle d’un « empirisme plein de tendresse qui s’identifie intimement à l’objet et devient de la sorte une véritable théorie. » [10]
Pour n’être pas réels les personnages ne sont pas moins constitués de multiples et complexes couches sédimentaires de réalités physiques.
La “dimension de vérité” est très physique dans les dialogues comme la dimension du bruit.
Grand Almotasim crie de joie et de peur à la fois, tel un enfant qui entend uniquement les sons émis par son propre corps. [11]
– Qu’y a-t-il ? demande Petite Philocalie.
Pourquoi cries-tu ?
Ce me semble juste une fille qui joue.
– Tu n’entends pas le bruit ?
– C’est la poupée qui pleure.
Autour de la bouche de Petite Philocalie se dessine un sourire d’idiote*.
* [Non pas un sourire de ravissement et de joie, mais d’accueil d’une joie. Un sourire d’expectative qui est un appel, un murmure, un sourire de bienvenue.] [12]
[1] Walter Benjamin, Petite Histoire de la photographie, Œuvres II, Folio essais, 2000,
p. 314.
[2] Cf. « Mais il ne s’agissait plus de portrait. »
Walter Benjamin, ouvrage cité note 1, p. 313.
[3] Cf. Michel Gauthier, Les Promesses du zéro, Les Preses du réel, 2009, p. 7.
[4] Cf. Olivier Lugon, Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Macula, 2001.
[5] En 1911, Anna Sander donne naissance aux jumeaux Sigrid et Helmut. Seule Sigrid survit.
[6] « Avec ces formules paradoxales, dont on comprend les mots mais dont on cherche le sens, j’ai essayé de créer une situation d’intrigue, d’embarras, de « teasing ». L’art est un mode de transport en commun exceptionnel et quand il fonctionne, il nous transporte hors de nous-même. En même temps, « Là où je suis n’existe pas » évoque cette capacité qu’a l’art de changer la donne du réel au profit d’un imaginaire souverain, de faire surgir un monde là, ici, maintenant. Voilà ce que font les œuvres dans l’espace, d’un seul coup elles cristallisent une autre dimension de l’univers qui n’y était pas avant. Cette idée du « ça n’existe pas mais j’y suis » est ainsi une façon d’évoquer ce qu’on attend de l’art et de ce que nous apportent les artistes. »
Interview de Christian Bernard. directeur artistique du Printemps de Toulouse, 19e édition.
Journal Libération 22/09/2009.
[7] La dernière photographie de la septième et dernière série « Mutilation et mort » de Menschen des 20. Jarrhuderts, (Hommes du XXe siècle, Chêne/Hachette, 1980) — le visage de profil d’une vieille femme sur son lit de mort — est intitulée « Matière ».
[8] Alfred Döblin, préface de « Visage d’une époque » (un livre de photographies d’ August Sander publié en 1929), où la notion de « laminage » apparaît à partir de la légende de l’Inconnue de la Seine.
Cette préface : N°14 de La Recherche Photographique, « dévisager », Paris Audiovisuel, 1993, p. 40-41 ; et l’analyse de Vincent Lavoie : « Effeuillage du visage et perte de soi à propos de Des visages, des images, en vérité, d’ Alfred Döblin », p. 42-43.
[9] Michel Gauthier, ouvrage cité note 3, p.22.
[10] Petite histoire de la photographie, livre cité note 1, p. 314.
[11] Voir Dora Garcia, « Œuvre d’art impossible N° 22 » in petite philocalie n°1.
[12] Alfred Döblin, note 6.