Procédure, par Corinne Godmer
Dès qu’on descend vers l’hôpital Louis, l’état général de la rue s’améliore comme si, bordant son cœur, il en soignait les maux. Au 22, ouverture d’une fromagerie ! C’est à n’y pas croire. Au 37, pompes funèbres. Des fromages précèdent un croque-mort – la ville bat tous les musées. La permanence téléphonique funéraire, incontestable (7 jours sur 7, 24 heures sur 24) dit que la mort est sans horaires. Je me détourne inquiet vers du mobilier de norme, un panneau publicitaire défilant fait apparaître La Plagne, station de ski « à donf dans la pow pow », puis je repose mes yeux pour me rasséréner vers les plaques de cimetière fictives. Une épitaphe de marbre noir Quoi que l’on fasse / où que l’on soit / rien ne s’efface / on pense à toi vaut 295 euros. Le visage de « Frédérique Muller » (1920-2000) s’offre jeune dans un médaillon. Qui est ce fantôme ?
Thomas Clerc, Paris, musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement [1].
Cheminement insolite auquel nous convie cet essai, Paris intra-muros resserré en quartier, restreint dans sa géographie, ouvert dans sa générosité. Plus qu’une déambulation prétexte à descriptions, se recrée autour des mots, autour des murs le sens de la communauté, entendue comme ce qui unit morts et vivants, passé et avenir, conjuguée au présent de la circonstance et de la figuration.
Nulle nostalgie pourtant dans ce choix original de suivre simplement une rue, puis une autre, de traverser, contempler, suivre ses pensées au-delà de ses pas. L’écrivain se choisit « œil en marche », attentif aux détails, de géraniums en fenêtres dont il tire une leçon de quartier, à la rencontre humaine qu’il salue de mémoire et avec intérêt. Les jalons se succèdent, points de repères scandés dans une narration incluant le lecteur, instantanés saisis jusque dans leur humour. Paris s’entrouvre en monde parallèle, temporalité sans cesse remuée entre passé (un magasin fermé, remplacé depuis lors, le sera à nouveau à la défaveur des faillites), présent (la beauté d’une femme saluée par les regards), et avenir (les propositions d’aménagement fermes tels les AFS « À faire sauter »).
Différent d’une âme d’enfant qui s’émerveille, le regard parfois caustique reste pourtant celui de l’écrivain qui maintient son sujet, le maîtrise et l’incline. Le jeu de piste ne se contente pas de l’arpentage des rues mais livre anecdotes personnelles, dévoilement des blessures, en un récit troublant : si l’intime se conjugue à la faveur de l’autre, l’extrême curiosité posée sur l’existence d’autrui amenant en miroir les reflets du passé, cette absence de tabou soulève un questionnement : s’agit-il d’un monde réel ou d’un univers fictif ? Une vie comme œuvre d’art, narrateur-personnage en visite dans sa propre narration, l’essai se noue en boucle de graphie qui n’est peut-être plus si bio. Extrêmement troublante en témoin de ces voix, toute l’ambiguïté de la dernière phrase « La première chose que j’ai vue, ce sont de vraies lettres (_ porte Martin) qui disaient quelque chose de faux » entraînant le lecteur dans la sincérité du doute.
Extrait sur le site de l’éditeur.
Note de Lionel Ruffel sur le site Fabula à propos de Les écrits personnels de Thomas Clerc (Hachette, 2001).
Rappelons que Thomas Clerc a établi, annoté et présenté Le Neutre de Roland Barthes, Notes de cours au Collège de France, 1977-1978 (Seuil/IMEC, « Traces écrites », 2002).
[1] L’arbalète Gallimard, 2007