Projet de loi « Création et Internet » : un dos tourné à la littérature ?
Depuis qu’existe le moyen de reproduire une œuvre de l’esprit en un grand nombre d’exemplaires, l’évolution technologique a toujours été accompagnée de conflits opposant les bénéficiaires de la situation antérieure à ceux tirant avantage de la nouveauté.
Pareille situation apparaît par exemple au XVIe siècle lorsque l’Église catholique, d’abord favorable à l’imprimerie, la vilipende ensuite en lui imputant, à juste titre, une part déterminante dans la progression des idées de la Réforme ; en 1535, elle réussira même à faire temporairement interdire l’imprimerie en France par François Ier. L’imprimerie se répand néanmoins et devient bientôt si banale qu’on va l’employer pour fabriquer des périodiques où tout lettré pourrait écrire, chose inconcevable pendant tous les siècles antérieurs au XVIIe et donc sévèrement encadrée. Il faudra attendre, en France, la révolution de 1789 pour commencer de consacrer la liberté d’expression (article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) que cette invention a permise. Liberté qui, en 1832, était toujours pour le pape Grégoire XVI « la pire de toutes, qu’on ne pourra jamais assez exécrer et maudire » (encyclique Mirari vos). Elle ne sera définitivement reconnue en France qu’avec la IIIe République et la fameuse loi de 1881, près de quatre siècles après Gutenberg.
En 1933 un certain Edwin Armstrong met au point aux États-Unis la radiodiffusion par modulation de fréquence, procédé technique permettant une retransmission du son dont la qualité parfaite ridiculisait le procédé de modulation d’amplitude jusqu’alors employé. Le gouvernement américain, sous la pression des grandes compagnies de ce secteur professionnel, bloqua l’invention en la soumettant à une série de contraintes légales et techniques qui la rendaient pratiquement inutilisable. Armstrong finit par se suicider en 1954 et les majors de la radio utilisèrent ensuite la technologie qu’il avait inventée pour leur propre profit (histoire notamment retracée par le Pr. Lessig, de l’Université de Stanford, dans son ouvrage Free Culture).
Il existe sans doute quelques ressemblances entre les réactions à l’invention d’Armstrong et celles que suscitent des pratiques induites par l’internet. Toute évolution technologique majeure remet en cause des privilèges nés de la situation antérieure, qu’ils soient moraux, politiques ou économiques, créant des frictions et des dommages ; il y a eu, en France, une industrie et des métiers de la traction hippomobile et sa disparition a certainement valu bien des difficultés à beaucoup de gens : pour autant, aucune législation n’est venue imposer des roues octogonales aux automobiles afin de préserver les intérêts des éleveurs de chevaux.
Toutefois, lorsqu’une remise en cause technologique touche au domaine de la circulation des idées ou à des industries ou intérêts qui y ont directement ou indirectement trait, il n’est pas rare que le pouvoir politique rejoigne ou même devance les réactions d’origine corporatiste. La même logique et le même type d’influence ont permis les édits royaux contraignant à une autorisation préalable avant toute publication d’un écrit, les mesures techniques ayant rendu impraticable la FM aux États-Unis, le monopole d’État sur les radios et la télévision en France avant 1981 qui ne connaissait d’exception qu’au profit de trois grandes sociétés commerciales (RTL, Europe 1, RMC). Jusqu’en 2006 la loi française (n° 86-1067, dite « liberté de communication ») faisait obligation à toute personne ouvrant un site internet (y compris personnel : blog, forum, album photos, espace d’expression artistique ou littéraire…) de le déclarer à la CNIL, au Conseil supérieur de l’Audiovisuel, et au Procureur de la République, cela sous peine de sanctions pénales : un formulaire à cet effet figurait sur le site de la CNIL (http://www.01net.com/editorial/3220...).
Depuis lors, toutes les pratiques rendues possibles par l’internet : liberté d’expression, communication d’œuvres de l’esprit, commerce électronique, marques, conditions de travail… ont fait l’objet d’une rafale législative française ou européenne. Certaines de ces lois traduisent le désarroi du législateur devant des situations de fait qui le prennent de court et qu’il convient certes d’aménager, sans négliger toutefois les avantages du progrès technique pour le plus grand nombre, moins encore les principes fondateurs d’une société démocratique. Parmi ces situations, la difficile adaptation de la pratique de l’internet avec le régime du droit d’auteur.
Le droit d’auteur fonde toute une économie : celle des œuvres qui peuvent être reproduites en exemplaires. Créateurs et fabricants d’œuvres littéraires ont donc été historiquement parmi les premiers intéressés par son instauration et son développement. Pourtant, aujourd’hui, bien peu d’écrivains français vivent de leur plume ; bien moins en tout cas que le nombre de musiciens, de cinéastes, de graphistes de jeux vidéo, d’interprètes ou de scénaristes qui tirent de l’exercice de leur art les moyens de leur subsistance et parfois même de véritables fortunes. La contrefaçon ne joue aucun rôle dans la relative insuffisance de revenus des auteurs de littérature, d’autant que les moyens de contrefaire le littéraire existaient bien avant l’internet et que ce dernier les a décuplés (comme le montre, par exemple, le nombre de manuels ou notices de jeux vidéo piratés). Surtout, cette insuffisance n’empêche nullement qu’on continue d’écrire et de publier, avec succès et insuccès, un grand nombre d’œuvres littéraires en France comme dans le monde.
L’exemple du domaine littéraire tend ainsi à montrer qu’il n’y a pas nécessairement de corrélation directe et absolue entre l’existence, le volume ou la qualité d’une production artistique et sa valeur économique. Tirer des revenus de sa production artistique ou littéraire peut constituer une motivation importante de cette dernière mais pas forcément une condition nécessaire, quand bien même elle pourrait se révéler suffisante. Des sites comme remue.net contiennent des milliers de pages écrites par des écrivains qui n’ont jamais été rémunérés pour cela et l’ont accepté (comme en bien d’autres circonstances de leur vie professionnelle hors internet).
Lors de l’instauration, le 2 février dernier, d’un « Conseil pour la Création artistique » (présidé par le Président de la République qui en nomme tous les membres, vice-présidé par son ministre de la Culture, et dont les trois quarts des membres dépendent d’établissements ou d’organismes contrôlés par l’État ; aucun éditeur professionnel de fiction n’y figure) le Président Sarkozy déclarait : « Je veux que la culture soit notre réponse à la crise économique mondiale » (http://www.lagazettedescommunes.com...).
Le lien ne sautera sans doute pas aux yeux de bien des salariés menacés de licenciements économiques. Pourtant l’existence d’un lien entre industrie et culture est une réalité, car il existe des productions culturelles qui ne pourraient pas se passer d’une importante industrie, mais ce lien est relatif : il existe aussi des productions qui peuvent se passer de pareille industrie. La culture n’emporte donc pas de finalité économique qui serait forcément supérieure à l’importance d’en favoriser l’accès au plus grand nombre. Les sages rédacteurs de la Constitution américaine, qui ont intégré dès le XVIIIe siècle le droit d’auteur dans un texte constitutionnel, avaient pris soin de conditionner l’existence de ce droit à la promotion du Progrès et des Arts (U.S. Constitution, art. I, Sec. 8.8).
Or toutes les lois répressives qui se succèdent à propos de l’internet, et les raisonnements qui les sous-tendent, tiennent pour acquis que la production culturelle est directement et même uniquement fonction non seulement de sa valeur marchande mais aussi du volume de marchandises qu’elle permet. Cela est particulièrement flagrant avec la façon dont le domaine du littéraire est traité par le projet de loi « Création et Internet », notamment dans le rapport du député Riester qui le présente à l’Assemblée nationale (http://www.assemblee-nationale.fr/1...). Alors que le contenu de type texte représente l’un des principaux moyens d’expression utilisés sur internet, cette présentation de la loi ne lui consacre qu’un bref paragraphe de ses 318 pages (sous-section I.B.2.b. : « la mise à mal des secteurs fragiles », page 23) où n’est évoqué que le seul cas des manuels scolaires, par cette phrase : « La copie illégale concerne essentiellement l’édition de manuels scolaires (5 000 sont téléchargeables gratuitement sur un site de P2P spécialisé), qui représentent tout de même 9 % du chiffre d’affaires des éditeurs français. »
Cette phrase du rapporteur devient assez remarquable si on lit la suivante : « Au total, il apparaît incontestable que l’expansion de la piraterie en France nuit gravement à la prospérité des producteurs et des distributeurs de contenus culturels nationaux. » Rapprochée de celle qui la précède, cette seconde phrase impliquerait que la littérature de fiction, d’essai, d’art, philosophique, d’histoire, ou la poésie ne peuvent donc pas être qualifiés de « contenu culturel national »...
Il semble surtout qu’à partir du moment où un secteur de création culturelle ou artistique résiste à une appréhension sous le seul angle du chiffre d’affaires, une loi qui propose, selon son intitulé, de « favoris[er] la diffusion et la protection de la création sur internet » ne s’y intéresse pas. Même position dans la présentation faite par la Ministre : il n’existe, dans les seize pages de son texte introductif au projet de loi (http://www.senat.fr/leg/pjl07-405.html), qu’une seule occurrence du mot « livre » ; la voici : « Le cinéma et la télévision commencent à ressentir les premiers effets de ce changement des usages et le livre ne devrait pas tarder à suivre. »
Le livre n’en est pas moins bizarrement convoqué pour contribuer à chiffrer le montant du manque à gagner que causerait la piraterie en France en 2008 : 150 millions d’euros (page 21 du rapport Riester) pour le secteur de l’édition, soit près de la moitié du préjudice porté au secteur de la musique (chiffré à 359 millions d’euros à la même page). Cette estimation devient vraiment surprenante si on la compare avec le chiffre d’affaires de l’édition scolaire, en France, en 2007, dans les statistiques officielles publiées par le ministère de la Culture : 345 millions d’euros (http://www.culture.gouv.fr/nav/inde...). Puisque la copie illégale sur internet ne concerne, suivant ce même rapport, que l’édition scolaire, cela signifie que ce piratage représenterait donc 43% du chiffre d’affaires de ce type d’édition. On ne peut qu’admirer le stoïcisme de maisons comme Hatier ou Bordas qui restent silencieuses devant un phénomène qui leur préjudicie pourtant bien davantage qu’à la plupart des majors du cinéma.
Pourtant une loi « Création et Internet » non seulement pourrait mais même devrait s’intéresser au cas de la littérature. Ne serait-ce que parce que la forme numérique des œuvres littéraires, et aussi des journaux, et plus généralement de l’information, est appelée à se développer, et a d’ailleurs largement commencé de le faire. Imaginer, concevoir, mettre en place un modèle juridique et économique facilitant et promouvant l’écrit numérique, y compris sa diffusion sur réseaux, aménager un statut des œuvres textuelles ou incorporant du lien hypertexte ou du son ou de l’image sur les sites web représentent des ambitions totalement ignorées d’un projet qui ne s’intéresse à l’internet que pour aménager la répression d’une pratique relativement accessoire.
Cependant des sites comme remue.net parmi tant d’autres représentent une masse considérable de création culturelle. Cette création échappe au modèle économique classique sur lequel bien des principaux inspirateurs du projet de loi ont édifié et assis bien des fortunes qu’ils entendent défendre et faire défendre. Néanmoins, l’écrit sur internet montre que la création artistique ou littéraire n’est pas forcément fonction de la rémunération financière qu’on en attendrait ; en cela, la littérature est aussi pionnière qu’elle le fut lors de l’élaboration des fondements du droit d’auteur actuel.