"Que s’est-il passé ?" écrit Nicole Caligaris
Ce que j’écris après la lecture du livre « Le paradis entre les jambes » de Nicole Caligaris n’est pas une critique, ni une analyse du texte, c’est mon ardeur lisant, ce sont les alchimies profondes que le livre provoque en moi, c’est ce que je sens de la narratrice, ce que je tente de dire de partageable, de ce qui semble humain et inhumain, si tant est que la frontière soit tout à fait claire.
On écrit pour que l’âme ne soit pas à vif, pour qu’elle ne présente pas ses contours sensibles au point d’être incapable de vivre dans le monde social, qu’elle se constitue une peau, même fragile, pour regarder l’innommable et tenter de lui donner forme.
On lit au risque que le texte nous bouleverse et nous altère ; et certains livres nous ravissent continument, à notre insu ils contaminent nos vies longtemps ; certains livres tricotent sans cesse en nous des questions et des phrases innombrables, sans fin.
Lireécrire, sont ensemble vécus, au risque de la folie, mais justement non puisque Lireécrire dénoue la répétition, jamais ne reconduit au même, Lireécrire invente. Peut-être ce qu’Avital Ronell appelle le « killer-text ».
Quand Nicole Caligaris écrit un fait terrible qui l’a concernée à un moment de sa vie, dans sa jeunesse, ces années des débuts de littérature, de vie, d’amour, elle examine ce qui a fait son rapport au monde, de quoi elle est faite, ce qui a pu déterminer ses choix, ses décisions de vie et d’écriture. Elle entre dans une écriture personnelle. Ecrire en son nom propre, écrire « de soi » sans s’afficher, écrire sur soi et concerner le lecteur au plus intime de lui-même, c’est la littérature.
La narratrice raconte une histoire mais ne la raconte pas ; les questions sont écrites mais pas toutes ; le texte dénoue sans dénouement ; le texte est une fiction mais n’invente pas, au contraire il traque tout ce qui peut faire vérité ; il rejette les commentaires sur les faits, les documents de justice ; il n’enquête pas. La narratrice veut regarder en face un texte qui est en train de s’écrire par un auteur qui a vécu près d’un fait terrible il y a 30 ans.
Un jeune homme d’origine japonaise, cultivé, féru de littérature, tue son amie, la coupe en morceaux, tente de manger son corps. Ils étaient tous deux étudiants avec la narratrice.
De nombreuses questions tissent le texte, mais je retiens trois éléments qui se dégagent : l’atroce, la féminité, la littérature. Et c’est à l’aune de sa propre histoire, dans une descente comme on irait explorer un gouffre sans être sûre de revenir à la surface que Nicole Caligaris va chercher en quoi cet événement effrayant la concerne.
Manger c’est supprimer la distance ; celle entre les corps ; celle entre la civilisation et l’atroce ; celle entre la dévoration et le respect ; celle entre la lecture et le meurtre ; celle entre soi et l’histoire des faits du cours de nos vies singulières ; celle entre la pensée et l’acte ; celle entre le refus d’être une femme définie dans un corps de femme et les images de femme sociale soumise auxquelles nulle femme n’échappe absolument ; celle entre la révolte et le destin assigné ; celle entre le cri de vivre et la colère incessante qu’il engendre. On tuerait pour tuer la distance ?
Quand l’auteur interroge la distance, celle que Bacon dit lui être nécessaire par rapport à ses modèles, on arrive à la perception du corps, celui des autres et le nôtre. Entre l’amour et le dégoût, c’est incertain. La vie de nos corps et particulièrement celui d’une femme est un secret inavouable. Etre toujours dans ce secret et vivre.
Quand on est une femme, on fait l’expérience de se sentir dévorée. La violence faite à la féminité est un désir terrible d’annihiler la distance. Le respect, c’est la distance, la juste distance. Aimer, désirer en respectant la liberté de l’autre aimé.
L’idéal de vie : être libres à deux.
Dans le livre c’est la mère qui met la distance, qui accompagne la fuite qui permet de désobéir au destin, de refuser d’être un objet à consommer. C’est elle qui permet de passer dans un autre temps.
De quoi sommes-nous innocents ? De quelle humanité sommes-nous faits ? Et quelle humanité manque-t-elle à ceux qui commettent l’atroce ? Issei Sagawa a tué un poème lu à voix haute par une jeune fille, il a tué sa voix, ses cordes vocales et tout son corps. Et il l’a mangé. Peut-on manger la littérature lue à voix haute ? La réalité est plus atroce, ma métaphore est trop facile ; l’auteur ne dit rien du poème de l’expressionniste allemand Johannes Becher, on pourrait creuser de ce coté. Mais Nicole Caligaris s’interdit toute dérive métaphorique. Les faits sont les faits. Mais justement : « que s’est-il passé ? ». La question est celle de l’écrivain qu’elle a choisi d’être. Il ne s’agit pas d’expliquer mais de chercher en soi ce qui se passe quand on refuse de se conformer. Ecrire au plus près, de quoi ? peut-être du corps, du corps du texte.
La distance entre soi et la littérature, l’inaccessible volupté du texte, même celui qu’on écrit soi-même quand on est écrivain, cette distance est inacceptable. Une jeune fille est un être désirable et totalement inaccessible. Même si elle accepte l’intime, même si elle est violentée, elle reste inaccessible. Reste à la dévorer.
La lecture est une expérience de dévoration. Ce livre je l’ai dévoré, je l’ai lu d’une traite, comme s’il allait me dire enfin quel est le creux de ma vie. Ce n’est pas que j’adhérais totalement à ce qu’il disait, en particulier à l’expérience d’être une jeune fille et une femme, ou l’expérience de faire des études de littérature, ou celle de rencontrer l’homme qui sera celui qui compte très longtemps, puisque non, je n’ai pas vécu les choses ainsi, le cours de ma vie, mes sensations, sentiments, décisions ont été différentes. Qu’est-ce qui fait qu’un livre qui ne raconte pas votre histoire vous interroge justement sur votre propre vie ?
Le livre de Nicole Caligaris est à lire et relire. Il est au creux de la littérature, au plus précis du texte, au nœud de la recherche qu’on a tous pour soi-même, il porte nos expériences de lecture, il tisse nos vies et nos textes, nos vies et nos sexes, et la mort. Mais vivre, oui, vivre sans jamais accepter l’inacceptable même s’il semble être ce qui socialement est la règle, ce qui raisonnablement est de mise. Non ne pas se conformer. Risquer.
Qu’est-ce que la jeune étudiante Nicole Caligaris a écrit à Issei Sagawa ? Qu’ai-je donc écrit aux détenus de la prison dans laquelle j’ai animé des ateliers pendant quatre ans ? J’ai écrit des lettres, des lettres comme si rien ne s’était passé. Mais je me souviens de Gérard Dessons qui, place de Clichy, me disait : « il ne faut pas faire comme si rien ne s’était passé ». On fait souvent toujours comme si rien ne s’était passé. Et la littérature serait, quand elle est au mieux, celle qui dit précisément ce qui s’est passé, ce que même les témoins n’ont pas vu, ce qu’il est impossible à prononcer.
Je n’arrive pas à citer des morceaux de texte de ce livre. Et m’interrogeant sur mon incapacité là à extraire des phrases, un paragraphe, je me dis que j’ai envie de tout relire d’un trait comme lors de ma première lecture. Contrairement au commentaire que fait l’auteur de son livre comme un tâtonnement, qu’elle revendique même, le livre est d’un seul tenant. Il progresse non pas d’une façon linéaire mais comme une pensée qui choisit ici et là –mais pas au hasard, plutôt dans une confiance douloureuse- tous les éléments qui sont nécessaires pour que le raisonnement se fasse au plus près d’une vérité, au plus profond de ce que l’écriture personnelle fait rarement, mais là oui.
Morceaux de texte, morceaux de corps. J’ai toujours en horreur ces images, publicité, et souvent affiches de théâtre ou sites internet d’institutions culturelles qui ces dernières années montrent un morceau du corps, le plus souvent celui d’une femme. Tout le monde semble s’en accommoder. Ce que fait le livre de Nicole Caligaris, c’est donner forme, rassembler les morceaux, donner dignité alors qu’elle cherche précisément où ce serait indigne, caché, sanguinolent, souillé, où c’est féminin et tellement humain.
L’expérience de la lecture du livre « Le paradis entre les jambes » est irréversible. On a lu. Non pas que l’atroce soit nouveau, l’horreur inconnue. On avance dans le dégoût et le désir d’humanité désormais, mais jamais seul(e), avec la littérature.
Et j’entends l’Antigone de Sophocle cette nuit à la radio ; j’entends une phrase, je la déplace dans mes pensées sur cet article à écrire :
« Délivre la jeune fille et enterre le mort » disait son fils à Créon.
Nicole Caligaris sera le 31 janvier à partir de 18 h 30 à la librairie L’Iris noir, 4 rue Trousseau, Paris 11e