Nicole Caligaris | La langue, le souffle, le mercure : Sylvain Trudel
La langue, le souffle, le mercure : Sylvain Trudel
par Nicole Caligaris
Trudel, quand il écrit, n’a pas renoncé à écrire. J’admire cette écriture, succulente, solaire, ne puisant pas son verbe dans les articles des types qui ont fait des études, une écriture montée de la petite enfance, de l’invention des significations du monde, bercée au parler populaire, dont la langue est par elle-même un acte indocile, vigoureux, de cette vigueur que je cherche obstinément dans les livres et qui a l’air de n’intéresser pas grand monde chez les professionnels des lettres en France.
J’ai parlé du son, j’aurais à dire sur les images, sur les évocations puissantes que Trudel niche à l’intérieur de ses tournures en faisant changer le lecteur de plan dans l’intervalle nul qui colle deux mots l’un à l’autre. L’homme a le talent de gauchir son récit, de le faire décoller pour exprimer le réel dans une autre sphère que celle de l’ordinaire à laquelle notre sensibilité s’émousse.
Son univers littéraire présente une cohérence remarquable, on retrouve un peu la même structure, un peu les mêmes motifs dans beaucoup de ses récits. J’y vois, comme dans le système des mythes, une écriture interne cachée sous l’apparence immédiate des histoires que ses textes racontent. Et, comme dans les mythes, c’est cette structure qui agit, c’est elle qui donne au récit son mouvement et son sens énigmatique, profond, un sens qui échappe aux décisions de son auteur parce que s’y jouent les forces et les tensions archaïques de la condition d’homme.
L’enfance, chez Trudel, est l’âge héroïque de l’humanité. Relié aux beautés, aux vérités idéales, au monde des essences, l’enfant est chaman, sorcier animiste, pas encore tout à fait tombé dans les filets de sa culture, il croit en la beauté, il la fait à son idée, quelles qu’en soient les conséquences. Dans cet âge d’enfance, le monde est un cercle comme le décrit le pendule de Paul Klee, dont l’élan supprime la nécessité et, l’affranchissant de la pesanteur, lui fait dessiner la forme pure. Adaptés à ce cercle, les hommes dans ce monde pourraient être sphériques, unifiés, heureux et parfaits. Aussi déconcertant que ça puisse paraître, ce ne sera pas le cas.
L’un de ces motifs réguliers qui traversent les récits de Trudel est le duo. Modèle passionnant, le duo, il compose un être à la fois uni et double, il exprime l’utopie, la sphère recréée, comme dans les magnifiques noces des deux garçons du Souffle de l’harmattan, mais il exprime en même temps la division, le sacrifice.
Ange sans pouvoir, l’adolescent porte en lui le désastre : un mal le touche, révélant que la corruption était à l’œuvre dans le paradis lumineux, un mal qui prend volontiers la forme d’un cancer mais qui peut aussi se manifester par le crime, par la noirceur, par la violence à laquelle aboutit le croupissement de la foi. La chute précède la faute, chez Trudel, le corps doit venir à sa pesanteur, à son défaut, à sa mortalité.
Toujours en arrière plan, d’une présence problématique comme sa vie, l’homme adulte est domestiqué par le mensonge des religions ou de la mercatique qui lui ont fait renoncer à ses dimensions, à ses soifs d’absolu qui ont tendance à se transformer en soifs alcooliques. Anesthésié, sans cause pour le soulever, diminué par son poids, par ses limites, par le manque interne qui le constitue, gardé à l’écart de l’intensité, de l’enchantement du monde dans lequel il bouge, où nulle action ne porte la nouveauté, l’adulte reste amèrement cloué à une vie qui l’a déchu, alors qu’il ne peut pas tout à fait renoncer aux vérités opaques que l’absolu faisait briller dans son enfance.
Les récits de Trudel sont construits autour de la sortie de l’espérance, vertu d’un passé catholique dont, auteur de sa génération, la mienne, il s’est placé hors de portée. Reste le lien magique, l’écriture, qui établit la relation à l’essentiel, à « l’autre côté des choses » ; reste, avec Trudel, l’espoir du poétique, l’énergie d’une langue inventée pour transmettre, à l’intérieur du prosaïque, quelques traces de beauté.
« Tout à coup, loin devant moi, est apparue une petite noirceur plus noire que la nuit, une noirceur en forme d’homme, et j’ai reconnu le profil qui avançait sur ses jambes typiques. C’était mon Habéké jamais dévoré, Habéké mon type typique. Quand on s’est retrouvés dans la cendre de la lune, une île a surgi des ténèbres autour de nous, une belle île de lumière. Dans cette île qui n’avait jamais vu d’hommes, j’ai vu l’espoir des désespérés qui se cherchent un pays sans mémoire où planter leur arbre de vie. » Le Souffle de l’harmattan.
« La vie terrestre lui paraissait d’une absurdité grandissime, surtout cette avilissante nécessité de manger pour vivre, d’ingurgiter et de digérer d’autres créatures pour se maintenir dans l’existence, et Luc désirait se faire l’émule des plus admirables chamans qui savaient mourir à leur corps pour renaître à leur simple essence. » Terre du roi Christian.
« Un matin, je fis mes ablutions dans le gave d’Oloron et le délectai de ses eaux argentées. Assis sur une pierre, je déjeunai […] Les nuages bas coulaient vers le fond de la vallée et tiraient au-dessus de ma tête la longue traîne du ciel bleu. Il allait faire beau. / Je plongeai une dernière fois mes lèvres dans la cascade et me mis en marche vers l’amont, par les sentiers qui contournaient les pics. Une centaine de mètres plus loin, derrière un rocher, je découvris un chamois qui pourrissait dans le torrent. » Zara ou la mer noire.
« Au commencement, l’univers naquit d’une forme de feu, une boule de lumière blanche. Puis ce globe enflammé engendra des êtres primordiaux : le premier homme était rond comme le ciel ; la première femme était une vierge engrossée par les vents prisonniers de l’outre de son ventre. Et moi je suis venu au monde deux fois, et les deux fois j’ai souffert et j’ai saigné. » Zara ou la mer noire.
« Au milieu de la cohue, je ressentais avec violence le magnétisme désespéré des religions, car Dieu hantait ces capharnaüms baignés de musiquette, où le peuple moutonnier se rameutait pour se bercer d’histoires abracadabrantes et pour se convaincre qu’on l’aimait et qu’on l’avait choisi parmi les multitudes. L’éternel dieu trompeur, je le devinais dans tous les regards et dans le piétinement de troupeau de la foule, dans la rage des achats compulsifs, dans les fracas de fête machinale qui fusaient de la salle des billards électriques. » La Mer de la tranquillité
.
Nicole Caligaris sur remue.net