Rembrandt fecit, quid fecit ?
DD
Lors de mon premier voyage à Amsterdam, quelques heures en 1969, je ne vois de la ville que la gare, les docks d’Ooster, la Prins Hendrik Kade et les bijouteries alentour, il s’agit de vendre à bon prix une montre en or afin d’acheter deux billets de train pour Paris. Au retour, le train s’arrête à Charleville.
Visage de face sous la coquille : tête de la mère de Rembrandt. Paupières baissées, le fils incise le cuivre rouge, trempe au burin les joues ridées, frotte les os. Le crâne point. Le verny mol qui fond au-dessus d’un feu médiocre dévoile sous le foulard les cheveux rares. La tête de la mère est à la taille des mains juvéniles affairées à tirer jusque dans ce monde la Tête de vieille hors de la pierre dure. 1628 encore : Vieille au beau caractère.
Trois cents ans plus tard la mère de soi a quatre ans. La grand-mère couturière l’a vêtue d’une robe en velours rouge sur laquelle ont été cousues des cerises fantaisie : fruits en pâte à papier, queues en fil de fer entouré de ganse verte. Sous son chapeau de paille elle personnifie Le Temps des cerises qu’elle chante volontiers en public.
La main s’empare de l’eau forte de vinaigre. Comment l’œil connaît-il Joseph et la femme de Putifar ? comment distingue-t-il le charlatan et le gueux, la mère et l’enfant, à droite le vieillard à la barbe carrée, à gauche le jeune homme assis ? sur quoi l’œil apprend-il à voir ? avant de voir l’œil sait-il quelque chose ? Gestes accomplis dans l’atelier où pas un souffle ne disperse l’attention portée au placé du crâne à la sortie de l’ammoniac sel commun et verdet autrement dit vert de gris ou vert de rame. Le corps pèse sur les lèvres aux paroles sages ou folles, les épaules secouent la surface où se réfléchit le visage appliqué à s’affirmer. Il descend les paupières, affine les ombres sur le beau visage de la vierge d’autrefois, ferme la bouche grave.
1629 : Jeune homme en buste, premier autoportrait peint de l’artiste sans bonnet, au nez large, au cou fort, à la chemise blanche, dans la pénombre face à la vitre griffée par la pluie, première eau-forte de soi dans les sombres eaux du regard. Son visage rond se jette sur les yeux chargés de noir, sur les cheveux bouclés, esquive, recule, récupère, prend l’avantage, harcèle, broie toutes pointes dehors, burin au poing se charge de la lutte et de la feinte, s’attribue les coups donnés et les coups reçus, attaque ses rapaces, à la pointe sèche tombe à bras raccourcis sur la bouche ouverte, sourcils froncés tire les traits sans nom vers ses traits à lui, part à la trace, chien de chasse et gibier identifiant ses odeurs dans les taillis de son visage, se repère, s’immobilise, flaire là où fleurent bon les poils.
Trois cents ans plus tard le père de soi a dix-huit ans. Sitôt le certificat d’études en poche il a quitté la ferme natale et les champs alentour contre l’avis de son père. Il travaille à Paris depuis cinq ans. Il est second rue Montorgueil. Il parie qu’il portera un demi-bœuf sur ses épaules à une centaine de mètres de là.
Rembrandt au bonnet coupé, Rembrandt au bonnet rond, Rembrandt au bonnet mou, Rembrandt au bonnet à plume, Rembrandt au bonnet fourré et à l’habit blanc, face à cette assignation de soi qui se répète il se tient étonné.
Son père est enterré à Leiden en 1630. Sa pointe tournée au-dessus de la plaque dite Aux trois moustaches, il exerce sa bouche à former une moue, ses yeux à offrir un regard défait, et penché, empruntant largement aux expressions paternelles s’acharne à plus de douleur. De quels traits meurtriers et de quelles paupières assassines se gravent à la pointe sèche les yeux hagards ? pour quel regard empreint de noir se ronge à l’acide la bouche ouverte dans la face sombre ? vers le miroir de quelle absence le sérieux et le silence ? contre quoi les cheveux hérissés ? sur les lèvres de quelle plaie le velours et la plume ? le scalpel au fond de quelles orbites jamais rassasiées de voir ? et le sabre, pour attaquer quelle place forte ? et l’armure, pour se défendre de quel assaut, duquel de ses ennemis qui chaque nuit le pressent de se rendre ? pour surprendre quoi cet autoportrait ? cet autre et cet autre encore et celui-là qui lui succède ? la ruée contre soi pour s’épargner ? la charge perpétuelle pour se sauver vers quelle épure ?
En 1631 le jeune artiste s’établit à Amsterdam où il s’associe avec le marchand d’art Hendrick van Uylenburgh. Il achète et revend des œuvres d’art, conseille les riches armateurs, monte les enchères dans les ventes publiques et les remporte ou les perd, visite les ateliers, rend des comptes à son associé, collectionne pour lui. Il peint, dessine, grave, discute les prix. Il marche le long des canaux, il pleut, il se hâte, entre dans une taverne, la bière le grise. Il aime la musique, les femmes aux hanches fortes, la tradition biblique. Il médite sur son père, sur la mort, retourne vers l’ivresse de son atelier.
Trois cents ans plus tard le père du père de soi s’effondre dans un chemin de campagne. Longtemps maire radical-socialiste, il est enterré en grande pompe. Le cortège champêtre suit l’allée de châtaigniers, tourne au moulin, traverse le champ de foire, remonte la grand-rue jusqu’au cimetière, suivi par la veuve et les quatre enfants survivants adultes, trois garçons et une fille précédés de leur oncle, maire du village voisin, qui prononce l…˜éloge funèbre.
Aveugle jouant du violon, trois états signés et datés RHL 1631.
L’homme qui pisse, un seul état signé et daté RHL 1631.
La femme qui pisse, un seul état signé et daté RHL 1631.
Il abandonne la signature RHL, Rembrandus Hermanni Leidensis, trois lettres devenues aussi lointaines que des Indes, et cherche la sienne.
Saint Jérôme, trois états signés et datés Rembrandt ft 1632.
Fuite en Égypte, deux états signés et datés Rembrandt inventor et fecit 1633.
La fortune contrariée, deux états signés et datés Rembrandt f. 1633.
Il accorde sa parole vivante à la nièce du marchand d’art et fille d’un défunt bourgmestre de Leeuwarden, droite orpheline recueillie par son oncle à Amsterdam et présage des marchandages à venir, Rembrandt Harmenszoon van Rijn de Leiden voulez-vous prendre pour épouse Saskia van Uylenburgh de Leeuwarden, nous sommes en 1634, il la prend et vice versa. Le père de soi se marie avec une jeune fille de Courbevoie rencontrée à un bal de la rue de Lapp. Le soir des noces, la jeune épousée refuse de sortir de la salle de bains où elle s’est enfermée. Le père de soi parlemente derrière la porte. Il oublie le lieu natif et les rives du vieux Rhin pour se fabriquer un patronyme, faire sien un nom parmi tous les noms possibles. Fecit désigne l’acte dont la nomination devra neutraliser le terreau d’origine. Un seul mot pour un dessein unique : trancher net les fils de l’antérieur à soi.
Rembrandt fecit.
Et lui seul.
Gravite autour de Saskia gravide. Rôde autour de la plaque cuivrée du donné et sabre la surface obsédante contre soi il s’acharne, la peau tavelée de ce tambour que frappent d’invisibles mains, sur quoi se graver soi, s’imprimer soi et son visage, sur quoi s’inscrire soi et son nom. Il réitère cet acte de se charger d’un nom, de le supporter, d’affaisser ses épaules sous le sabre qui le défendra, tranche et attaque avec la même netteté à l’acide qui ronge la lisse peau ambrée des modèles académiques. Pesanteur. Gestes d’appartenance à l’œuvre. La pointe grave le nom, le burin cogne le ventre. Rembrandt fecit, indication de l’acte, cachet de la signature faisant foi du nom mille fois griffonné, biffé, raturé, barré, creusé, insensé face aux traits distinctifs d’un visage et un seul. Sur la même plaque, le visage du graveur et son nom. Traites contre le temps. Saisine sur le corps et la traître pensée. Autoportraits farouches, rondeurs des lettres déviées de leur trajet jusqu’à l’ourlet des paupières là-haut, et de quelques mèches hérissées tirées de sous le bonnet former en bas les lettres de son nom.
1635 : Martyre de saint Sébastien.
Naissance de Rumbartus qui meurt deux mois plus tard.
1638 : Adam et Ève.
Naissance de Cornelia qui meurt trois semaines plus tard. Il se grave au bonnet orné d’une plume et renifle sur la pointe du burin la jeune odeur de la mort.
1639 : La jeunesse surprise par la mort.
Il achète une vaste maison sur la Breestraat, à deux pas de celle de Hendrick van Uylenburgh qui l’accuse de dilapider la fortune de sa nièce : acheter sans marchander ce qui leur plaît, à Saskia et à lui, étoffes précieuses, tableaux et meubles fastueux. Moulins. Dijon. Vesoul. Belfort. Colmar. Strasbourg. Haguenau. Wissembourg, des centaines de chevaux affrontent les chars massés entre Rastatt et Pirmasens, les chenilles brisent les jambes, écrasent les poitrails, j’ai vu, raconte le père de soi, la boucherie guerrière contre l’animal fragile.
1640 : Décollation de saint Jean Baptiste.
Naissance d’une deuxième Cornelia qui ne survit pas à sa venue au monde. La nuit venue il se laisse tomber dans un fossé. Le convoi de prisonniers passe sur la route au-dessus de lui, il attend l’aube sans bouger. Il trouve des vêtements civils dans une ferme abandonnée. Il dort le jour, marche la nuit. Arrivé à Paris, il se présente aux autorités militaires. Il reçoit l’ordre de rejoindre Limoges. Un train le conduit à Orléans. Il franchit la Loire sur un pont qu’on mitraille, continue à pied.
Vieillard à la barbe carrée. Mort de Cornelia la mère. La Vierge et l’enfant Jésus sur des nuages. Signature. Date. Vente. Les mains reprennent, ajoutent, recouvrent l’état second, secousses et répulsions, tension, abandon, balancement machinal du cou, du buste. Une vieille coquille attaquée par la putréfaction donne le tempo au front qui transpire sous la poussée du crâne de Rumbartus, du crâne des Cornelia, ascendance et descendance dévorées à l’identique.
1641 : naissance de Titus. Première biographie imprimée par Orler du Lazare qui ressuscite, du fils de l’homme déposé de la croix, de l’ombre près de saint Jérôme dans sa cellule, du joueur de flûte sous une treille, de l’homme assis sur une colline qui regarde Amsterdam sous une pluie d’orage. Toute la nuit de la vie se rassemble dans le point aveugle de l’œil : il y va de la chair jusque dans le plus minuscule brin d’herbe, il y va de la lumière jusque dans les cuisses qui s’écartent.
Rumbartus est né et il est mort, Cornelia est née et elle est morte, une nouvelle Cornelia est née et elle est morte, quatrième état de la foule des voisins et clients qui défilent et s’agenouillent ce jour de 1642 devant le corps de Saskia van Uylenburgh morte, dit-on, de la tuberculose. Paupières plissées sous les craquements du bois, le frottement des clous, le flottement dans les états cinquième sixième. Le frère aîné qui a hérité de la ferme paternelle lui prête de l…˜argent et il achète une boucherie rue de la Pompe. Il grave sa douleur des fosses à purin aux champs de blé.
Marais canaux ponts plans d’eau langues de terre, une ferme, les lointains, à gauche les tours écroulées, les barques immobiles, minutes géographiques des paysages. Les trois arbres, un seul état. Rembrandt fecit les diagonales de l’orage, les horizontales de l’herbe, les entrelacements du ciel. État sombre. L’œil patine. De retour d’exode dans un autobus de la RATP, le père de la mère de soi prend la gérance d’un commerce de vins. Le monde en cet état est pour des centaines d’années celui de 1643. La charrette se dirige vers la silhouette sur la colline, quelqu’un tourne le dos et s’en va délaissé. Vu de là-haut le pêcheur, là-bas les nuages et les bœufs de labour. Les herbes se prélassent. L’œil écarquille le monde. Le père de soi emmène sa jeune voisine déjeuner sur la côte normande. Ils se baignent. Il lui offre une robe à fleurs, à manches courtes. Les semelles s’arrachent à la boue des chemins. L’étau se resserre, les chances de ne pas naître s’amenuisent. Déplacement latéral de quelques pas afin d’apercevoir le moulin aux ailes d’insecte craquelées
les feuilles volent dans l’atelier sous le ciel blanc
le blanc du ciel
le ciel de lit plus aucune chance il se glisse entre les draps, contre le ventre de Geertge Dircx la nourrice de Titus
la main taille ses propres traits travaillés par l’existence, effleure le tissu relevé par le vent, se suspend à nouveau au-dessus de la presse. C’est fait : Testament de Geertge Dircx qui lègue ses biens à Titus. Souviens-toi, elle avait deux bras gauches, tu n’as pas pu oublier ces deux bras gauches dans le lit à la française. Encre. Aqua fortis. Eau de la vie acidifiée. Autoportrait de 1648 : tête de face riante, nez large. De la main gauche il tient les comptes : où trouver trente deniers pour racheter un ventre, une pièce de cent florins pour racheter un nom ? Il secoue le voile déchiré, le rideau tombe. Le soleil entre trop déclarée à quinze heures et cinq minutes par le grand-père maternel, reconnue trente jours plus tard par la mère de soi, portant leur nom ou mal.
Bovin, éreinté, coincé par le manque d’argent, harassé, essoufflé, silhouette trapue d’un vieillard engoncé dans des loques, visage dissimulé derrière le chasseur de rats au chapeau grotesque, le mendiant à la porte des moins pauvres que lui, rescapés de la guerre de Trente Ans, il tâche de survivre à l’assaut qui tracte le monde hors de soi, se bat à coups de sabre secs, avec des gestes de plus en plus puissants travaille sous son angle de lumière
devant Saskia l’épouse d’autrefois ?
Non. Devant Geertge la nourrice ?
Non. Hendrickje la servante, devant elle ?
Geertge Dircx l’assigne en justice pour rupture de promesse de mariage.
1650 quid novi ? soi a survécu à la naissance le coquillage quid novi ? le père divorce de la jeune fille de Courbevoie Paysage aux trois chaumières quid novi ? il se remarie avec la mère Paysage à la tour carrée quid novi ? soi perd le nom de la déclaration Le canal avec les cygnes quid novi ? on lui attribue le nom de la légitimité Le paysage au bateau quid novi ? soi apprend à le prononcer En 1654 on lui met un crayon en main Hendrickje Stoffels condamnée par le synode de l’Église calviniste pour fornication avec le peintre Rembrandt met au monde une x Cornelia soi apprend à écrire Un même trait pour la peau et la barbe, les paupières et les dents, la poussière et l’écharpe, les lèvres ironiques et les yeux hagards, Jason et Médée, Rembrandt et Saskia, Adam et Ève, Rembrandt et Geertge, le Christ et Judas, Rembrandt et Hendrickje, saint Jean le Baptiste et le bourreau, l’ombre de Cornelia et la flamme de Titus, d’un même trait Les trois arbres et le graveur, et l’homme et la femme, et l’enfant et le lion les trois syllabes ne laissant à l’état de donné ni le sexe qui pisse ni le visage qui cherche l’autre ni les meules de blé où le curé fornique, travaillant dans cet état, le septième, l’état des états, et les autres qui suivent, invisibles. Des corps apparaissent, des chairs disparaissent, la pression des muscles du dos et l’assise des cuisses s’accentuent, les bras appuient, les épaules se tendent vers le dernier état, ici même, dans ce lieu, cette marmite, ce récipient de l’acide du monde, des mains rongent l’os mis à nu par les heures, des femmes vieilles et grasses se tassent sur le bord du lit, de jeunes hommes délicats, imberbes vont et viennent du poêle à la cuisine des crochets du camion aux crochets de la chambre froide toujours sur ses épaules transportant les demi-bœufs c’est avec les plis de cette chair-là que les mains attaquent le lissé du cuivre, c’est le marbre de ces bustes juvéniles suspendus que l’acide ronge, les gestes et les attitudes se décomposent, les chairs appellent à l’aide et le burin s’abat sur les poitrines, les corps s’étendent, s’arc-boutent dans l’impatience des gestes de l’amour et le burin tombe sang gouttant dans la sciure les visages s’écartèlent sous les instruments. Infinité des états du corps et des états de la gravure, méditation sur les enfants morts et les tableaux refusés. Ses biens personnels, ses œuvres, sa collection, sa maison vendus aux enchères publiques dans une taverne, il perçoit la poursuite infernale et enjambe ses propres traces, ne se dessine plus, ne se désigne plus, un seul état possible, le dernier. La photo a été prise de la cible : une fillette de douze ans entre un homme dans la cinquantaine qui vise avec une arme de fête foraine et une jeune femme blonde qui sourit au flash. Il l’attend bras croisés, recule, regarde les pieds nus, les ventres dénudés, les chairs offertes aux jours de la lucarne. Dentelle des poussières. Corps rassis. Silhouettes debout. Revient Jupiter et Antiope, grande planche premier état, petite planche dernier état. Il se penche sur les corps, station à hauteur du pubis de la déesse. Les traits volent alentour les hanches. Ciel ultime de la localisation. Poudroiement. Étincelles. Éclaboussures. Les liquides pénètrent. Les mains s’écorcent. Tâche de travailler davantage qu’il n’est envisageable. Le froid s’imprime sur la peau du ventre. Pour échapper à ses créanciers il devient l’employé de son fils Titus et de Hendrickje qui se sont associés pour le commerce d’objets d’art et la vente des œuvres de leur père et amant. Il loue une petite maison du Rozengracht, reçoit une commande du syndic des drapiers.
1661 : La femme à la flèche dernière eau-forte se profile alors nue et de dos, tenant la flèche de sa main droite levée tandis que lui, toujours le même geste pour le corps, pour le lit ouvert, pour le bras pointé vers le ciel
soi clopin-clopant dans le langage
ultime secousse du combat contre la femme cuivrée
abasourdie par les adjectifs
lutte du plaisir entre les draps froissés
brinquebalée par la forme active
défaite dans la chaleur des tentures Diane à la source Vieille femme coiffée à l’orientale Vierge de douleur Saskia aux cheveux emperlés La petite mariée Négresse couchée La grande mariée juive Femme nue Femme nue assise Femme nue assise près d’un chapeau les pieds baignant dans le Léthé laquelle s’est emparée de la dernière flèche et tranquillement brandie s’apprête à l’inscrire dans la maigreur du visage parcheminé glissant sur les cailloux de l’interrogation comment se défendre des traits d’une flèche levée depuis si longtemps contre son nez large ses yeux sombres ses cheveux crépus se débattant dans les mailles de la ponctuation devant la vitre brouillée par des années de vapeurs et d’acides devant les femmes et devant les enfants dans la campagne en Égypte dans la chaumière près du grand arbre dans la cellule la synagogue la maison le tombeau le lit à la française derrière la table dans la meule de foin assis parmi les gueux de la ville s’agrippant à la corde raide des négations face à l’ange face au père aveugle présenté au Temple guéri de ses plaies de sa paralysie
yeux chargés du noir de suie de la cheminée se jette dans la mémoire de Saskia et de Geertge de Cornelia sa mère et de son père enterré à Leiden de Rumbartus de Cornelia sa fille et Cornelia son autre fille de Hendrickje et du vivant Titus à bras-le-corps dans la mémoire de tous les morts et les en-vie et s’oublie
oublie les traits reçus et ses propres traits
et en 1663 distinguant à l’horizon les verbes à la mort de Hendrickje à nouveau endetté se réfugie chez son fils Titus oublie les soixante années de son regard sur le monde et nous-mêmes spectateurs de notre propre oubli et de notre propre disparition pâle devant le cahier ouvert ensemble immobilisés par la flèche commune à l’avance au fond du lit défait il nous oublie
elle t’a percé déjà ?
elle nous transpercera ?
1668 : mort de Titus
orphelin de son fils grave le Retour de l’enfant prodigue
1669 : naissance de Titia van Rijn fille de Titus et de Magdalena van Loo et au quatrième jour du mois d’octobre la main qui toujours a vaincu brandit la flèche et encoche d’un dernier trait le bois de l’arc : la mort écrivant les premiers mots de Rembrandt Harmenszoon van Rijn la mort de RHL la mort de Rembrandus Hermanni Leidensis enterré le 8 octobre à la Westerkerk d’Amsterdam où je suis retournée depuis.