33 - La critique comme expérience, ou : « De la peinture à la littérature ».
C’est Paul Celan qui parle le mieux du risque encouru dans la création artistique, cette sorte de désarroi, ou d’effroi peut-être, du moins chez les meilleurs, devant l’expérience d’une dépossession, et qui affecte aussi bien le créateur que celui à qui l’œuvre aléatoirement s’adresse : l’un et l’autre sont à une certain moment affrontés, une fois dépassée toute appréciation des prouesses techniques ou des implications biographiques et historiques, à l’énigme de ce qui se joue là, en eux, l’artiste et son vis-à-vis, maintenant livrés à ce qui les dépasse dans l’œuvre accomplie, abandonnés à la « rencontre » insoupçonnée d’une étrangeté irréductible, et qui, paradoxalement, leur devient cependant toute proche et essentielle, de façon immédiate.
Celan, bien sûr, dit cela à propos du poème et de son « autre ». On connaît la belle formule : « Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l’écrit lui est seulement donné pour la route » [1], à quoi il faut ajouter cette précision que, « si le poème veut aller vers un Autre », il ne le peut que si cet autre « interroge ce qui apparaît et lui adresse la parole ; cela devient [alors] un dialogue – souvent c’est un dialogue désespéré » [2].
C’est sans doute la perspective de cette commune reconnaissance qui a inspiré la création, chez Gallimard, de la collection L’un et l’autre, dont le récent livre de Dominique Dussidour sur Edvard Munch [3] est l’une des livraisons les plus remarquables.
Car l’auteur effectivement « interroge ce qui apparaît » et lui « adresse la parole ».
Or comment un écrivain comme elle peut-il interroger ou adresser la parole à l’œuvre d’un si grand peintre, et si effrayant – « Mes tableaux, écrit Munch, sont les enfants de l’agonie et de la douleur »– si ce n’est en risquant l’épreuve, et la joie pleine, d’écrire sur cette œuvre, écrire voulant dire ici en effet approcher l’énigme et l’étrangeté d’Edvard Munch, quitte à être renvoyé à sa propre énigme : où se reconnaît la seule expérience critique qui vaille, celle d’une traversée que résume ainsi pour son compte Dominique Dussidour : « Longtemps j’ai mieux compris la peinture que l’écriture, cependant écrivant. (…) Dans l’atelier d’Edvard Munch je parcours le trajet inverse : de la peinture à la littérature. » [4]
C’est cet aspect de son livre que je voudrais approcher ici [5], cette manière qu’elle a de faire œuvre personnelle, en restant à l’écoute du travail de Munch, tournant sans cesse au plus près du secret.
Bien entendu, une fois fermé le livre, on saura tout de ce qu’une simple approche biographique pourrait nous apprendre, depuis, par exemple, les traumatismes de l’enfance, la mort de la mère alors que Munch n’a que cinq ans, les rapports conflictuels, du moins au début, avec un père rigoriste dont il ne cessera par la suite de porter le « deuil inépuisable », la mort de sa sœur Sophie, la folie de sa sœur Laura, la santé fragile de Munch lui-même, santé physique et psychique, et comment il sombre dans l’alcool, et comment, au bord de la folie, il se réfugie dans la clinique du docteur Jacobson, psychiatre.
On saura les détails de son aventure avec Tulla Larsen, et les misères de l’amour qu’il dit lui-même n’avoir jamais vraiment connu – « il n’y a jamais eu une femme à qui j’ai pu dire : C’est toi que j’aime » – ; on saura tout cela, et comment, cependant, il dit aimer la vie, « la vie même malade », toujours « en quête », comme il l’est, « de ce [qu’il] peut supporter », non pas écrasé, comme Hölderlin, par le feu du ciel, mais sans doute le frère de tous ces inventeurs, « grands vivants à la santé fragile », selon la formule de Deleuze.
On saura tout cela, et aussi, bien sûr, comment il ignorera toute sa vie, avant de convaincre, et sans doute soutenu en partie par ses séjours en France ou en Allemagne, les rires ou le courroux des tenants de l’art officiel, représentants, écrit-il, de « l’honorabilité norvégienne dans toute sa splendeur », et défenseurs de ceux qu’il appelle « les peintres de buissons »…
Oui, on saura tout cela, mais ce sera comme de l’intérieur, par une sorte d’empathie avec le mouvement de la création à quoi nous initie l’écriture de Dominique Dussidour.
Je voudrais donner quelques exemples de ces variations de ton, de perspective et de rythme.
Voyez par exemple comment, partant d’un fait, d’un lieu et d’un temps précis – « En 1877, au 48 Thorvald Meyersgate, meurt Sophie Munch, quinze ans, de la tuberculose »– l’écrivain restitue dans une vision singulière, et comme le ferait un peintre, le monde intérieur de chacune de ces vies que le malheur rend à une solitude dont la peinture cependant sauve Munch, et lui seulement peut-être :
Ce n’était pas la semaine de Noël, ce n’était pas un conte, ce fut un cauchemar. Redéploiement de l’éventail familial autour du drap mortuaire : fauteuils de dos, lit en contre-plongée, la porte claque et se referme avec la mort dedans. Le docteur tombe à genoux au pied du lit, ce printemps blanc est un désespoir. La mort de Sophie fixe dans les yeux la mort de la mère, les masques noirs jubilent : vivants raides debout, Laura schizophrène, la folie s’agrippe aux regards qu’elle ne lâche plus, se grave au fond des orbites. Edvard a quatorze ans. Les murs suintent la détresse qu’il ne sait comment éprouver, c’est Sophie dont il se sentait le plus proche, un an d’écart, pauvre garçon, il croit à la mort, croire à la mort a-t-il un sens ? Il peint à l’aquarelle : Maridalsveien, Gamle Aker. Gardermøen. La mort attend son heure, il faudrait s’abstraire de la douleur. [6]
Voyez aussi comment, s’agissant de montrer que seule cette obsession de peindre, et le travail, tiennent debout votre vie, au sein d’un chaos cependant qui semble enchaîner à la dérive des gestes dérisoires, ou sordides « à travers les rues de la noyade » [7], ou simplement banals, l’écriture connaît des accélérations fidèles à ce désordre, et à la folie qui guette :
(...) croisé dans les rues, les trains, les bars et les restaurants des centaines de visages qu’il a oubliés une fois peints, exposé à Berlin, parlé en allemand, exposé à Hambourg, à Leipzig, parlé en français, exposé à Stockholm, rêvé en norvégien au retour des mortes et des morts et à ce qui en survit dans la mémoire, rencontré des artistes, des écrivains, des intellectuels, étudié tous les mouvements en -ismes de son temps : naturalisme, impressionnisme, pointillisme, symbolisme, souri en public et en privé, serré des mains, remercié, pleuré en privé, peint Jalousie et La Mort dans la chambre de la malade, discuté le prix de ses tableaux avec des marchands malhonnêtes, accru le nombre des deuils familiaux avec son frère Andreas mort à son tour de la tuberculose, discuté le prix de ses tableaux avec des marchands honnêtes et des admirateurs désargentés, publié des eaux-fortes dans la revue Pan de Julius Meier-Graefe, exposé à nouveau à Berlin chez Ugo Barroccio, 16, Unter den Linden, avec le Finlandais Akseli Gallen-Kallela, vendu des tableaux à des prix intéressants, fréquenté des hôtels, des brasseries, des cabarets, le Tingel-Tangel, lié des amitiés qui dureront jusqu’à sa mort et des haines aussi solides, dépensé de l’argent, manqué d’argent, connu des amours bienheureuses et des amours malheureuses, des amours d’après travail et des amours d’après vernissage, des amours douces et des amours violentes, des amours royales et des amours vénales, peint Rose et Amélie et La Mort à la barre, dormi dans son atelier au milieu de ses toiles, dans son lit, dans d’autres lits que le sien, dans les nausées d’après ivresse, dehors sur la pelouse d’un jardin, dedans sur la banquette d’un bordel ou entre les seins d’une prostituée, toussé, peint Cendres et Autoportrait au masque de femme [8](...)
Voyez encore comment le texte est si fort habité par son modèle qu’il parle en son nom, qu’il parle pour « l’abruti de peindre » [9], et dit, à la première personne, par exemple à propos de Tulla Larsen – « eh bien, arrête de peindre, disait-elle » – les modalités de l’enfer que fut leur amour :
ce qu’elle avait échafaudé depuis le premier jour malgré son amour pour moi, ce qui était ma destruction contre quoi nous ne pouvions rien ni moi ni elle, c’est alors que j’ai pris connaissance de l’enfer, c’est alors que l’enfer entre nous a pris corps, dans ce partage : notre impuissance commune à ne pas nous détruire, c’est alors que les murs ont commencé à s’élever, la chambre verte à se replier, la porte à se refermer, le plafond à me cogner dans la tête, les verticales à... si bien que d’une fleur de son bouquet elle a arraché le pétale d’un couteau et le sang a coulé [10]
Voyez enfin comment c’est souvent la manière dont la prose se mue en poème (selon peut-être implicitement le vœu de Baudelaire) qui peut approcher le mouvement et la passion irréductibles de peindre – « pourtant il peint, la nuit, très vite, (…) dans son regard hébété, ses traits défaits par l’effroi des jours ses yeux résistent » [11] ; poème en prose qui dresse sous nos yeux le donné, tel que le tableau le fera être, tel que le peintre le voit, et « voir s’apprend de la peau, des pierres, de l’eau qu’on peint, s’apprend d’être intraitable avec son propre travail. » [12] :
tout était bleu, ce devait être la mer ou le ciel, bleu clair lumineux pourtant c’était la nuit, la nuit en plein jour, norvégienne comme aujourd’hui, avec les roses et les jaunes de minuit, j’y voyais clair, je voyais clairement ces bleus, le ciel, la mer, des bleus, j’en déduis le ciel et la mer mais peut-être pas, peut-être sable et sang, un ciel de sable, une mer de sang mais liquide ce pourquoi je parle de la mer, mais intouchable, ce pourquoi je parle du ciel, des bleus dociles, comme dans ces rêves qui ont beau mélanger, découper, disloquer, tronçonner, ils ne font que répéter, par exemple ici où je vois ce que je vois (...) [13]
Qu’aura-t-on appris finalement, concernant le travail de peindre, au terme de ce long parcours. Concernant tout aussi bien du reste le travail d’écrire, s’il est vrai, comme le note Dussidour, que dans l’un ou l’autre cas on avance dans le travail « à la façon dont chacun dévale un jour ou l’autre, tenant un pinceau ou un stylo, les marches erronées du néant (…) à la façon dont chacun se voit intimé d’y plonger une bonne fois afin d’en avoir le coeur net, sec. » [14]
D’abord, que créer n’a jamais rien à faire avec la morale ou avec je ne sais quels fantasme ou injonction idéologiques ou esthétiques, c’est sans doute contre ces normes qu’on avance, ou en dépit d’elles – et voyez comme on échappe ici à la plate et mensongère biographie.
Non, « quand on peint, on n’a pas de but ou c’est qu’on peint à reculons. » [15]Ce qui vaut aussi pour écrire. On peint au présent de la peinture, « Il ne sait rien avant de se mettre à peindre » [16], comme Claude Simon dit qu’il écrit « au présent de l’écriture ».
On peint, on écrit dans l’innocence. C’est peut-être l’idée la plus forte que je retiendrai de ce beau livre, et si fidèle il me semble à sa propre innocence. Fidèle en cela à ce que Munch lui-même pense,« qui ne sait que se planter devant son chevalet », de sorte que la chose peinte - il dit cela en particulier à propos de ses autoportraits - ne dise rien d’autre que « je suis peint » et apparaisse et demeure ainsi dans son objectivité étrange. Comme énigme.
Inaccessible à ceux, dit Munch lui-même, « qui veulent vous expliquer l’inexplicable avec des torrents de mots difficiles qui couvrent de boue l’expérience artistique » [17]. Et qui, donc, resteront à jamais privés de la rencontre dont Celan fait l’essentiel de l’expérience poétique.
Dominique Dussidour est membre du comité de rédaction de remue.net.
[1] “Le Méridien”, in Le Méridien & autres proses, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2002, p.76.
[2] Ibidem, p. 76-77.
[3] Si c’est l’enfer qu’il voit, Gallimard, collection L’Un et l’Autre, décembre 2006.
[4] Si c’est l’enfer qu’il voit, p. 151.
[5] Sur le livre de Dominique Dussidour, voyez par exemple le numéro de février 2007 du Matricule des Anges, p. 26, « L’Envers du cri », par Richard Blin ; l’article de Philippe Boisnard ; l’article de Shoshana Rappaport-Jaccottet dans Les Lettres françaises. Sur remue.net, l’article de Catherine Pomparat. Lire également le texte de François Bon : Souvenirs concernant Edvard Munch.
[6] op. cit, p. 20
[7] Ibidem, p. 129.
[8] Ibidem, p. 96-98.
[9] Ibidem, p. 127.
[10] Ibidem, p. 128.
[11] Ibidem, p. 160.
[12] Ibidem, p. 51.
[13] Ibidem, p. 109-110.
[14] Ibidem, p. 27.
[15] Ibidem, p. 183.
[16] Ibidem, p. 56.
[17] Ibidem, p. 206