Retour à la vie par Piedad Bonnett
Ce qui n’a pas de nom de Piedad Bonnett a été traduit de l’espagnol (Colombie) par Amandine Py et vient de paraître aux éditions Métailié.
Si je commence par ces faits, réels, c’est parce que le livre de l’écrivaine colombienne n’est pas une fiction. À l’image de ceux de Joan Didion, L’Année de la pensée magique ou Le Bleu de la nuit.
J’ai envie aussitôt d’amender le terme, pour en finir avec ces histoires de fiction, d’autofiction, de non-fiction. Le point de départ de ce livre n’est pas une fiction. Mais si l’on considère qu’un écrivain écrit de la littérature, au contraire des mémorialistes privés, Ce qui n’a pas de nom est un livre. La littérature relève du travail, du talent, de l’art d’écrire. Écrire consiste à utiliser les mots, les phrases, la narration, la construction pour mener, à partir des faits, des émotions — et des actes qui en découlent —, une approche plus précise, plus approfondie qui offre, livre après livre, une connaissance toujours plus fouillée de la nature humaine, individuelle, intime, sociale.
Ces appellations (doublée de suspicion) de fiction ou de non-fiction ne veulent rien dire. Elles se basent sur le projet du livre, sur son point de départ. Existe-t-il un point de départ qui ne soit pas réel ? Pris en soi ou hors de soi, chez les autres ? Roman d’imagination, c’est à mourir de rire. L’imagination de l’écrivain tient tout entière à son travail. Ses outils — observation, enquête, pratique assidue, rigoureuse, tenace, de la langue, désir et volonté de creuser les choses et les mots, d’aller plus loin que ce qu’il (elle) croit savoir, que ce qu’il (elle) a appris, de risquer son savoir-faire acquis avec le temps, d’inventer des approches différentes —, varient selon les écrivains et selon leur talent.
Piedad Bonnett écrit des romans et du théâtre. C’est son premier livre traduit en France. Un récit tendu de bout en bout. « Ma langue ne pourra jamais témoigner de l’au-delà du langage, je reviens livrer bataille obstinément contre les mots, dans une tentative de plonger au plus près de sa mort. » Livrer bataille avec la langue, c’est ce que font les écrivains. Et plus la chose à raconter résiste, plus la bataille est âpre, plus le corps à corps est puissant et beau. « Les faits comme toujours poussent les mots dans leurs retranchements. »
Daniel est un jeune homme brillant et ultra-lucide. Son art, la peinture, ignoré par l’air du temps, « c’est une expression du passé », croit-il, sa tentative de se reconvertir dans les études d’architecture — une manière d’appartenir à la « normalité » — ne le sauvent pas. Pourtant il lutte comme un jeune dieu contre la maladie mentale qui, peu à peu, prend possession de son esprit, l’isolant du monde, le coupant de lui-même.
Daniel meurt en 2011, Quintana, la fille de Joan Didion, mourait en 2010. Chacune ouvre son récit sur la fin. Chacune mêle descriptions, souvenirs, lectures pour tenter non pas d’expliquer, mais peut-être d’accompagner au plus près ce qui eut lieu dans le corps et l’esprit chers. Pour approcher le mystère de la maladie et de la dégénérescence de l’être humain.
Pour, également, voir l’aveuglement dont l’amour est capable. Piedad Bonnett raconte ce voyage au Brésil pendant lequel, avec son mari, elle tente de créer autour de Daniel, une parenthèse, une bulle de beauté, de vie. Qui a le plus besoin de se protéger de l’inéluctable ? Le malade, les proches ? Bouleversante question.
La réalité est médicale, étrangère. Symbolisée par l’énoncé sans grâce et sans pitié des symptômes et des médicaments : « Il se peut qu’il ne te fasse aucun effet, qu’il te plonge dans une excitation encore plus grande, ou qu’il te donne envie de sauter par la fenêtre. Mais en général le médicament fonctionne bien, rassure-toi. Tu te sentiras un peu abruti, et tu pourras avoir des vertiges en te levant. Tu devras faire très attention quand tu marches. Il est possible que tu te sentes un peu ralenti, lointain, détaché du monde, indifférent. Il se peut aussi que tu te mettes à trembler, à sentir des douleurs dans les jambes et les bras. Ou que le traitement te rende impuissant… »
On pense à Virginia Woolf décrivant les voix qui l’oppressaient. Et à d’autres. « Une vie gâchée par la terreur de savoir que le moi, qui est tout ce que nous sommes, est habité par un autre. »
Quand un livre est basé sur des faits réels, on pose souvent la question du pourquoi, des raisons. Comme s…˜il ne fallait pas revenir sur la vie, ne pas interroger, mettre en doute, mettre en cause. Comme si la vie était un don et un destin. Comme si vivre consistait à se soumettre aux faits, aux événements, aux accidents, aux joies et aux chagrins. Les écrivains sont des êtres qui ne se résignent jamais.
Piedad Bonnett répond : « Peut-être parce qu’on écrit un livre avant tout pour s’interroger. »
L’envoi final du livre dit aussi autre chose : « Je t’ai fait renaître avec des mots, parce qu’eux seuls sont assez souples pour ne jamais parler de la même voix, ne pas figer comme la pierre, ne jamais être tombeau. »
Cette souplesse, ce mouvement de la littérature opère, c’est le mouvement de la vie. C’est le travail des vivants.