Sébastien Rongier : De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité
De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité de Sébastien Rongier vient de paraître aux éditions Klincksieck dans la collection d’esthétique dirigée par Marc Jimenez.
Attentif aux écritures contemporaines, qu’elles soient littéraires, plastiques, cinématographiques ou philosophiques, Sébastien Rongier est un passeur d’idées, d’images et de textes. C’est dire qu’il s’attache, plutôt qu’à se tenir fasciné face à une forme, un concept, une question, du semblable, à les faire glisser d’un domaine à l’autre afin d’observer les effets - vibrations, échos, tensions, perturbations légères ou pas, parfois obliques - que ces mouvements enclenchent, et la façon dont les domaines alors se recomposent. Dans la troisième partie de son livre, « L’ironie face à la tentation du remake (Industrie culturelle et formes d’écart) », Sébastien Rongier donne une belle analyse d’Irma Vep, le film d’Olivier Assayas.
Le texte que nous publions ici est extrait de la deuxième partie : « Une modernité ironique ». On y partagera quelques claudications esthétiques de Walter Benjamin à Samuel Beckett.
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Fêlures conceptuelles
La démarche de l’ironie est plus incertaine et asymétrique. Socrate nous a appris l’écart, la distance et le retard. Il a induit une oblicité que l’on développera en terme de claudication. L’ironie trouve une nouvelle ambition dialectique qui renverse les continuités et les dualismes classiques. L’enjeu de sa modernité est de se confronter au principe d’identité et de faire vaciller les instances canoniques de vérité. Le fil que la modernité ironique tisse est un lien retrouvé avec une forme socratique de critique des certitudes. Mais elle est également le constat moderne d’une brèche. La vérité n’est plus installée, entourée de certitudes. Quelque chose s’est brisé. Les difficultés d’un discours philosophique sont saillantes. De Nietzsche à la déconstruction en passant par Blanchot, de Baudelaire à l’École de Francfort, la philosophie ne cesse d’interroger ses propres conditions de pensée. Elle revient sur ses certitudes pour les interroger. En s’ouvrant à une autoréflexion critique, la philosophie prolonge la possibilité même de l’acte de penser. Mais la pensée n’est plus convaincue d’elle-même. Son orgueil laisse place à une plus grande incertitude, une plus grande précarité. De ce contexte, la modernité ironique permet de retrouver les termes fragiles d’une authenticité de la pensée à partir de l’écart et de la négativité : l’écart sera le lien socratique d’une pensée qui ne se laisse pas enfermer (une ex-centricité de la pensée) ; la négativité sera le terme d’une modernité adornienne de la dynamique critique.
Une pensée moderne de l’ironie apparaît sur un fond de brisure. La totalité est fendue, fêlée comme la cloche baudelairienne ou la fêlure de Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle. Pour Benjamin, les phénomènes sont sauvés de l’identité et de l’effectivité « lorsqu’on met en évidence chez eux la fêlure » [1]. La pensée vient inquiéter le donné et son immédiateté comme la poésie baudelairienne renversait les harmonies de surface. L’oscillation et la fêlure résistent aux intégrations par « une temporalité heurtée, polémique, faite de tensions et d’affrontements, de concessions extorquées et de paix imposées » [2]. La dramaturgie compliquée de la fêlure évoquée par Daniel Payot est celle qui n’a pas résisté à la machine platonicienne. La théorie critique permet de retrouver un esprit de renversement, et, comme en écho au moment socratique de l’ironie, une critique des certitudes. C’est que « [l]a conscience du caractère illusoire de la totalité conceptuelle, rappelle Adorno, n’a pas d’autre issue que de briser de l’intérieur l’apparence d’identité totale : en se servant du propre critère de l’identité » [3]
La modernité renverse les rapports et les habitudes. Elle déplace les regards et les formes de pensée. Le monde urbain a pénétré la poésie baudelairienne. Le quotidien et la souillure ont tendu la possibilité du vers jusqu’à sa dislocation, jusqu’au moment mallarméen des conditions poétiques de l’effondrement et du retrait dans la poésie même. Filiation d’une modernité que l’on retrouve dans les enjeux de la pensée critique. La dialectique négative prolonge les renversements modernes dans le concept lui-même. La dissonance du monde qui s’entend dans la poésie ou la nouvelle musique interroge le concept et la tradition philosophique de l’identité du concept. On ne peut plus user du concept en toute innocence ou avec bonne conscience. Quelque chose s’est effondré de l’usage idéaliste et métaphysique. Cependant, on ne peut élaborer une critique du concept qu’à partir du concept lui-même sinon on se condamne à la barbarie. C’est cette place intenable qu’occupe la théorie critique, et plus particulièrement la pensée adornienne. Quelque chose s’est brisé mais on ne peut tourner le dos au concept ni fermer les yeux. C’est à partir d’une brisure que désormais la pensée s’interroge. Il y a une part du concept qui échappe à la stabilité conceptuelle, une part qui déborde mais qui appartient au concept. Cette forme impensée, c’est le non-conceptuel du concept. Le non-conceptuel participe du concept mais se heurte au principe d’identité qu’il met en contradiction. Adorno soulève cet impensé de la pensée pour poser une différence et penser un écart. L’unité est une fable, une non-vérité. Mais le négatif adornien ne nie pas. Il n’est pas une forme de refus. Il soulève une divergence. Le négatif fait entendre une dissonance fondamentale qui se heurte aux téléologies de la réconciliation [4]. La bonne marche de la réconciliation philosophique dans la vérité du concept est désormais contrariée par la conscience du non-identique. Le renversement est critique. Adorno cherche à « désensorceler le concept » pour une nouvelle expérience de la philosophie, une « expérience pleine et non-séduite, dans le médium de la réflexion conceptuelle » [5]. Ce que la pensée adornienne assume, c’est la conscience et la brisure, la conscience d’une brisure et la lucidité exigeante du négatif. Il assume les ambiguïtés et les incertitudes de la pensée contre les apparences. Cette « philosophie qui ne rentre pas dans le rang » [6] est celle qui ouvre la philosophie à son propre écart. La pensée y a perdu ses illusions unificatrices et finalistes. Elle fait l’expérience d’un autre mouvement, d’une autre dynamique, une claudication. C’est une « pensée de la lacune », rappelle Guy Petitdemange [7]. La pensée et l’écriture d’Adorno sont animées par la tension du négatif. C’est là que se situe le caractère fondamentalement aporétique de sa pensée. C’est pourquoi elle expérimente le fragment, la parataxe, la dissonance, le détour et la micrologie. C’est un travail de confrontation. Face à la dislocation et à l’irrésolution, la philosophie se confronte à cette dimension indomptée d’elle-même. Elle fait entendre une dissonance et pour se confronter « à une sphère de l’indompté qui a été rendu tabou par l’essence conceptuelle » [8].
L’espace littéraire de Samuel Beckett serait un terme de cette dislocation. La dissonance est autant celle de l’écriture que des personnages qui disparaissent au fil de l’œuvre pour n’être plus que des voix, parfois silencieuses. À l’exemple de Molloy, vibration d’identité qui lézarde la phrase : « Molloy, ta région est d’une grande étendue, tu n’en es jamais sorti et tu n’en sortiras jamais. Et où que tu erres, entre ses lointaines limites, ce sera toujours la même chose, très précisément. Ce qui donnerait à croire que mes déplacements ne devraient rien aux endroits qu’ils faisaient disparaître, mais qu’ils étaient dus à autre chose, à la roue voilée qui me portait, par d’imprévisibles saccades, de fatigue en repos, et inversement, par exemple [9]. » La phrase est littéralement désorientée à l’intérieur d’elle-même. Une giration prend forme. Elle devient le lieu infini d’une exploration incommensurable (les « lointains infinis » de l’immobilité). Cette désorientation syntaxique s’approche du caractère clivé de Molloy, entité de la déroute pour qui tout retour sur soi se traduit par une exclusion de soi. Mais plus essentiellement, Beckett explore l’incertitude même de l’écriture. Il n’en tire aucune leçon ou certitude. Il place l’écriture dans sa précarité. C’est une conscience du non-identique, de non-adéquation de l’écriture avec les formes de représentation et d’identification classiques. Le narrateur indique qu’il comprend « de travers, peut-être. La question n’est pas là » [10]. La question n’est même plus celle de la liberté (autre catégorie classique). Le non-savoir est incertitude et apprentissage du futur indique la fin du livre. Au présent reste une écriture consciente d’elle-même et de la fêlure, comme le suggèrent les derniers mots de Molloy : « Alors je rentrai dans la maison, et j’écrivis. Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas [11]. »
On retrouve cette même tension à la fin de En attendant Godot, véritable scène ironique du langage dramatique. Tout semble épuisé, brisé par une précarité qui fixe le mouvement dans un temps infixé. Emiettement intérieur et parole dépossédée qui roule sur elle-même comme sur les corps. « Alors on y va ? » interroge Vladimir. « Allons-y », répond Estragon. Mais la didascalie finale précise qu’ « [i]ls ne bougent pas ». Un effondrement s’entend dans le silence du mouvement. L’apparence et la finalité ne se résolvent plus. L’espace d’interrogation vibre encore. La dramaturgie est littéralement compliquée par les fêlures ironiques de la modernité.
Sébastien Rongier est membre du comité de rédaction de remue.net.
Il a préparé les dossiers consacrés à Michel Deguy, Jean-Michel Palmier et Eric Suchère.
[1] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Cerf, 2002, p. 491.
[2] Daniel Payot, Après l’harmonie, Belfort, Circé, 2000, p. 63.
[3] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2001, p. 15.
[4] Ibid., pp. 16-17.
[5] Ibid., p. 23.
[6] Idem.
[7] Guy Petitdemange, Philosophes & philosophies du XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 148.
[8] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 24.
[9] Samuel Beckett, Molloy, Paris, Editions de Minuit, 1999, p. 88. Rappelons que Beckett aurait dû être le dédicataire de la Théorie esthétique d’Adorno.
[10] Ibid., p. 238.
[11] Ibid., p. 239.