Serge Meitinger | Roman d’un inverti-né


Anonyme : Roman d’un inverti-né, préface d’Émile Zola, commentaires du Dr Laupts en introduction et en postface (Éditions À rebours, Lyon, 2005)


présentation par Serge Meitinger [1]

C’est un texte appareillé et même corseté, dûment encadré, que cette confession anonyme envoyée à Émile Zola par un jeune aristocrate italien et que le célèbre romancier autorisa le Dr Laupts (pseudonyme de G. Saint-Paul) à publier, en 1896, dans les Archives d’Anthropologie criminelle et de psychologie normale et pathologique. Tel était souvent le sort des confessions sexuelles au XIXe siècle : elles ne pouvaient trouver « publication » qu’avec la caution de la science qui, tout en avalisant brutalement les normes, accordait à ces cas la froideur classificatrice d’un savoir en mesure de dire le bien, le vrai et le juste. Pourtant le jeune homme (de vingt trois ans) qui écrit directement en français et qui rapporte ici les données existentielles les plus intimes de son inversion ne s’était pas adressé à Émile Zola sans intention précise. Il voulait donner au romancier naturaliste des documents de première main pour qu’il pût faire de ce thème biographique, de ce drame humain, un sujet, une portion d’intrigue, un personnage en action. Il se présente donc d’abord comme un « personnage en quête d’auteur », mais le plus intéressant est qu’en cours de route, pris, échauffé, emporté par le jeu de l’écriture, par sa confession impudique, il devient progressivement l’auteur de sa propre intrigue jusqu’à ménager le suspense du coup de théâtre ou du coup d’éclat final qui est un vrai dénouement. Le titre de « roman » donné à cette autobiographie, sans doute par Zola lui même, est tout à fait adéquat. Outre le délicat problème des conventions morales et de la sensibilité de l’époque qui lui était déjà si hostile, il est possible que le romancier ait reculé devant un travail d’écriture qui avait déjà franchi, sans son aide, le pas du romanesque.

Le préfacier se veut libéral et s’avère plus tolérant que le savant, le docteur qui va, lui, embrigader notre inverti sous un « type ». Bien qu’il affirme qu’« un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l’humanité » et que « la morale et la justice ont raison d’intervenir, puisqu’elles ont la garde de la paix publique », il a aussitôt un repentir : « Mais de quel droit pourtant, si la volonté est en partie abolie ? On ne condamne pas un bossu de naissance parce qu’il est bossu. Pourquoi mépriser un homme d’agir en femme, s’il est né femme à demi ? ». La comparaison n’est pas flatteuse et situe d’emblée l’inverti parmi les infirmes voire les irresponsables psychiques mais la question du « droit » est posée sinon réglée. Malgré les préjugés de son époque, qu’il partage en grande partie, Zola prêche pour la compréhension de cette « demi-erreur de la nature » et tenterait volontiers de désamorcer le « tragique » individuel qu’offrent de tels cas.

Notre jeune aristocrate, qui se montre bon connaisseur de la littérature française (il évoque La Fille aux yeux d’or de Balzac et Sarrasine), commence bien sûr par ses enfances : portraits de ses père et mère, son allure féminine, son précoce désir de l’homme. Il donne de son père une image qui sans ambiguïté dessine la forme suprême de son désir ; il s’agit là de son idéal masculin (il le montrera bien par la suite). Par contre il méprise sa mère dont il souligne à l’envi les insuffisances qu’il attribue à la judaïté de celle ci, origine « raciale » qu’il déteste. L’on sent aussi sa jalousie envers elle. À sa naissance, semblant d’ailleurs paradoxalement répondre au « désir de fille » de sa mère qui avait déjà eu trois garçons, il ressemblait tout à fait, dit il, à une petite fille, à une « petite Madone ». Et ce trait de féminité physiquement marqué (ce caractère « féminiforme », dira le docteur en son jargon), il le souligne abondamment, a persisté jusqu’au moment où il écrit : une certaine ambiguïté, que désormais il joue à entretenir, le caractérise et le marginalise sans l’exclure toutefois de la vie de la (haute) société. Mais son drame est plus profond et tout le premier moment de cette confession insiste, avec des accents souvent émouvants, sur la souffrance qui le caractérise et dont l’acuité tient à un inguérissable déchirement entre une tendance « innée » à l’idéalisation et à la déréalisation des désirs et la force même d’un désir, « inné » lui aussi, s’affirmant crûment bien qu’inassimilable.

Deux scènes capitales dans son enfance (même si la seconde marque la fin de l’innocence). À l’âge de quatre ans, on lui fait quitter les robes qu’il portait (comme tous les petits enfants de l’époque) pour des culottes courtes et il en fait une grosse crise de nerfs. Ce traumatisme devient l’emblème de sa féminité profonde, mais bien qu’il garde une vraie « passion pour les robes traînantes » dont « le frôlement le long des tapis le fait frissonner de joie », il n’en recherche pas pour autant systématiquement le travesti et ne semble pas tenté par quelque aventure que l’on dirait de nos jours « transsexuelle ». Les moments de son enfance se partagent entre une adoration vouée aux grandes dames, à la Vierge, aux belles saintes et aux déesses antiques et une adoration plus soutenue encore pour les héros et dieux de marbre de l’Antiquité ainsi que pour certains hommes mûrs : « J’aurais, dit-il, donné tout au monde pour être serré dans leurs bras et pour coller toute ma personne sur la leur ». Un domestique qui présente tous les traits d’une telle virilité aguerrie lui donne l’occasion de sa plus grande découverte et, à l’âge de treize ans, il saisit à pleine main le membre érigé de cet homme. C’est la révélation et, tenant fermement le splendide objet de sa convoitise, il énonce ainsi (dans le latin que lui prête le bon docteur) sa centrale tentation : « Je désirais violemment qu’il y eût dans mon corps quelque ouverture où pût être introduit ce que je désirais avec tant d’ardeur ». Tout le problème sera de trouver l’ouverture !

La suite et la fin de la première partie de la confession montrent cette quête comme décidément impossible et le jeune aristocrate semble s’enfermer dans le cercle clos et douloureux de sa singularité qu’il n’aurait réussi à forcer qu’une seule fois, lors de son année de conscription, entre ses dix neuf et vingt ans. Il séduit alors un sous officier de vingt cinq ou vingt six ans, jeune homme de milieu modeste et de tempérament rassis mais présentant tous les attraits d’une virilité éclatante. Ils partagent quelques mois d’une liaison sensuelle et tendre où notre adonis gâte et cajole son amant de toutes les manières, lui vouant une passion qu’il dit « féminine » et payée en retour bien que l’acte suprême ne soit point accompli. Dans cette période c’est bien l’impression du bonheur qui domine et le sentiment qu’il est possible ; le remords d’avoir entraîné dans sa corruption, à cause de sa « maudite passion », un être innocent ne viendra qu’après coup (et peut-être pour la forme !). Hélas ! le service militaire ne dure pas toujours et il faut se séparer. Contre toute attente, le jeune inverti se remet très vite de cette absence et la mort de son ami, apprise quelque temps après, le touche peu. Après « les souvenirs brûlants du péché adoré et maudit » (selon les termes du docteur), ce premier moment s’achève sur la lamentation en règle d’un homme « toujours solitaire, vierge, et n’ayant aucun goût à la vie dont il n’a aucune jouissance ». Toujours taraudé par « le désir de l’homme » et ne trouvant pas à le satisfaire, ce personnage d’un éventuel roman naturaliste dit se tourner vers la mort qu’il appelle. Fin du premier acte !

Se relisant dès le lendemain et ajoutant un premier post scriptum, l’autobiographe avoue qu’il n’a pas été honnête et qu’il a caché une portion essentielle de son parcours parce qu’il l’estime « sale ». En effet, cette aventure là ne peut s’orner comme celle du service militaire d’un prétexte quasi esthétique et même galant : les deux amants étaient jeunes, beaux, bien assortis et plutôt épris l’un de l’autre. À seize ans, le bel antinoüs est remarqué par un capitaine d’une cinquantaine d’années, ami de son père. Cet hercule, même nu, semble un chevalier encore vêtu de son armure, tant ses muscles sont partout durs et saillants sous la peau sombre et velue. « D’une énorme hauteur », il surplombe le petit jeune homme, tétanisé par son désir, vaincu par sa lubricité de garçon fille et c’est l’aveu qu’il lui faut faire de cette lubricité sans échappatoire qui lui semble « sale ». Bien sûr il se soumet et cet homme redoutable et hyperactif lui fait parcourir toute la gamme des plaisirs, le don ultime excepté : le membre est trop gros, le corps du damoiseau trop délicat. Il écrit : « Ce m’est une grande douleur de ne pas recueillir dans mon corps sa semence, qui me paraît être comme sa quintessence ». Toutefois notre inverti-né prend pleinement conscience, lors de ces premiers rapports sexuels, à quel point la satisfaction de son désir l’embellit et l’enivre. Une liaison se noue avec le capitaine dont il fait son « maître » et qui dure encore au moment même où il écrit sa confession, car, bien qu’il n’y ait guère de sentiments dans leur relation, ils demeurent tous les deux toujours aussi incapables de résister au désir qui les jette périodiquement l’un contre l’autre. Autrement, il évoque des contacts épisodiques avec un jeune Espagnol tout à fait épris de lui, mais celui ci lui ressemblait trop pour qu’il pût vraiment s’y attacher et il congédia assez brutalement ce garçon qui l’ennuyait. Ainsi le second moment de la confession défait en grande partie l’image de l’enfermement en un cercle clos, en un malheur solitaire, promue par le premier temps de l’écriture, image peut être composée pour entrer dans une intrigue naturaliste où le déterminisme physiologique, moral et social l’emporterait sans contrepartie. De même, la figure de l’homme malheureux n’est plus si sympathique et les caprices de cet « être joli, mignon, parfumé, irréprochablement élégant, frivole et secrètement débauché » révèlent un égoïsme foncier.

Un second post scriptum vise à compléter le portrait d’ensemble de l’inverti qui parle, en particulier son portrait physique (car, souligne t il à la fin, Zola n’insiste pas assez dans ses romans sur le physique de ses personnages). L’impression que produisait la fin de la seconde partie s’aggrave et apparaissent, outre l’égoïsme, une cruauté certaine, un sentiment arrogant de supériorité aristocratique, un penchant à la tyrannie et un goût démesuré pour le luxe et tous les signes ostentatoires de la richesse comme du snobisme. Il faut y ajouter la vanité liée à la vive conscience de sa beauté qu’il détaille longuement. Les raffinements de tous ordres qui sont les siens, et qu’il décrit avec complaisance, ses relations sociales parfaitement distinguées, son réel fond de santé et le souci qu’il a de celle ci laissent peu de place désormais à la vision d’un être désemparé et tenté par le suicide.

Enfin, un dernier post scriptum, le troisième en cascade, montre un jeune homme toujours aux aguets et en quête d’aventure qui, à la table de son hôtel, se laisse entreprendre par « un Monsieur d’une trentaine d’années ». Avec la coquetterie madrée d’un narrateur omniscient, notre éphèbe dit seulement qu’il balance encore : « Il m’a semblé apercevoir qu’il n’avait pas de belles dents [...]. Ce sera là ce qui me décidera ». Il ne livrera pas à son correspondant le résultat de cette investigation, mais une carte postale, cette fois, venue plus tard, dessine un dénouement : « Ce qui devait advenir est advenu. J’en garde encore le plus délicieux souvenir et suis parfaitement heureux ce matin, je vous assure. Je le crierais sur les toits. Là où tous avaient échoué, il a réussi ».

L’ouverture une fois trouvée, il faudrait donc imaginer notre inverti-né heureux ? Plus d’une fois sans aucun doute et peut être même pendant longtemps ! Il ne faut pas penser, avec le Dr Laupts, qu’il ne s’agirait là que d’un inéluctable prélude au remords se nourrissant du « souvenir des jouissances coupables ». Et il y a une certaine bêtise, ou une cécité certaine, à ne lire dans tout ce récit que la présentation in vivo de trois types d’invertis : l’inverti-né féminiforme (notre héros), l’inverti d’occasion féminiphile (le sous officier) et le perverti pervertisseur (le capitaine). Le prétendu savoir ainsi acquis, qui oblitère délibérément la vie individuelle, la liberté inventive et constructive de chacun, ne servant « au point de vue de la vitalité, de l’avenir de la race » qu’à « discerner les éléments dangereux et mauvais, au rang desquels, pour une part appréciable, doit être rangé l’être frappé de perversion sexuelle : le pervers, l’inverti né féminiforme ».

Serge MEITINGER, 6-8 mai 2005, à paraître in Librairie du gay savoir, 3, bulletin numéro 26 de Sagaie, (association Gay-Union)
14 mai 2005
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[1Serge Meitinger, né en 1951, est agrégé, docteur d’État, professeur de langue et de littérature françaises, modernes et contemporaines à l’université de La Réunion ; a séjourné huit ans à Tananarive où il a enseigné à l’École Normale Supérieure (1980-1988). Nombreux travaux sur la poésie française moderne, de Baudelaire à nos jours (spécialiste de Tristan Corbière et de Mallarmé), sur la littérature et la poésie francophones (éditions de Jean-Joseph Rabearivelo réalisées et en cours), sur le récit quand il se fait "déceptif". Pratique généralement une approche d’inspiration phénoménologique. Écrit et publie aussi des poèmes. Ouvrages : Stéphane Mallarmé (Collection "Portraits littéraires", Hachette, Paris, 1995) ; Océan Indien, Madagascar, La Réunion, Maurice (anthologie de récits de voyages et de fictions, choix et présentation, Omnibus, Paris, 1998) ; Henri Maldiney, une phénoménologie à l’impossible (direction et présentation d’un ouvrage collectif, Le Cercle herméneutique, collection Phéno, Paris, 2002). (Notice Revue des ressources ).

Ronald Klapka.