Silence sur 47, par Raharimanana
Une censure d’État ?
47 vous dit-elle quelque chose ? 29 mars 1947. Une date. Une simple date. De printemps. De massacre. L’histoire de France n’a-t-elle pas basculé ce jour-là sous les assauts de quelques indigènes armés de sagaie, de lance et de flamme ? Peut-on le dire ? Que l’histoire de France, la grande histoire de France, s’est infléchie sous les coups de quelques sauvages croyant fort à la puissance de leurs amulettes et talismans ? La France eut-elle à partir de ce jour-là les mêmes rapports, les mêmes liens avec ses colonies ? N’a-t-elle pas choisi désormais la répression et l’abandon de ses idéaux nés de la révolution de 1789 ? – Tous les hommes naissent libres et égaux en droits… L’Indochine suivra très vite, l’Algérie, le Cameroun…
Faisant suite aux promesses d’après-guerre d’accorder liberté aux colonies, faisant suite aux espoirs nés de la victoire contre le fascisme et le nazisme, Madagascar ou toute autre colonie ne pouvait-elle pas espérer vivre enfin hors domination, hors indigénat et humiliation perpétuelle ? Ce pays pouvait-il dépasser son statut de dominé, sortir de cette situation étrange d’infériorité accolée à sa « race » ? Pouvait-il mener sa propre histoire ? Les colonies ne pouvaient-elles plus faire confiance à la parole de la France ? Celle des Lumières, superbe promesse d’humanisme ?
Las, la France d’alors, 1946, choisit de maquiller les promesses et refusa toute idée d’indépendance. Rejetant l’idée d’autonomie dans l’Union française proposée par l’État français, les Malgaches se soulevèrent, choisirent d’être rebelles. La politique a perdu, les armes ont parlé.
1947 ou cette arrogance, ce désir de ne pas lâcher sa proie - main-d’œuvre, marchés et ressources des colonies…
1947 ou ce refus de reconnaître l’humanité pleine de l’Autre, cette soif d’exploitation prenant le pas sur toute autre considération…
Le 29 mars 1947, à Moramanga, les rebelles malgaches se lancèrent dans un assaut sans espoir.
Si la première nuit fut de victoire, les suivantes furent de cauchemar. Des massacres et des exactions en nombre, des fusillades sans fin et des exécutions sommaires. Des « enquêtes ». Des « questions ». Des dizaines de milliers de morts civils, de faim, de maladie. Des milliers de réfugiés en fuite devant la guerre, guerre coloniale. L’expérimentation de tout ce qui allait suivre en Algérie. En tout : l’impossibilité de chiffrer les morts, tant on a tué… 89.000 morts selon l’armée française en 1949. 11.000 morts, chiffre officiel et risible un an plus tard.
Les années suivantes furent de négation. Les années suivantes furent de silence. On brûla des archives. On classa des archives. On ferma des archives. On ne jugea point. Sauf les Malgaches, coupables pour avoir refusé l’injustice du colonialisme.
À l’indépendance, promesse toujours d’une vie commune, dans une humanité partagée, dans un élan démocratique respectueux de chacun, dans des rêves de progrès universel. On appela cela coopération. Mutisme et complicité. Dictature. Corruption. Silence toujours. L’oubli a succédé. Les générations furent autant de couches de linceuls naturelles. C’est ce qu’on a cru.
La parole insoumise
Silence pèse sur la mémoire. Les langues se délient. Des hommes et des femmes voudront comprendre. Dans ce désir, réel cette fois-ci, de vivre ensemble. Des hommes et des femmes, au-delà des frontières de l’histoire et des rapports de force, voudront savoir. Pourquoi en 47, deux ans après le carnage, deux ans après le « plus jamais ça », pourquoi à Madagascar s’est-il perpétré l’un des plus grands massacres coloniaux ? Un massacre commis par les vainqueurs du nazisme ? Par ceux qui ont vu de près les horreurs de la guerre ?
C’est ce silence qu’explore le spectacle 47, créé en septembre 2008 au centre culturel français d’Antananarivo, de concert avec Thierry Bedard, metteur en scène, de concert avec Sylvian Tilahimena et Romain Lagarde, comédiens malgache et français. Une histoire commune. Violente. Sensible. Un théâtre qui nous ramène dans ce désir de vivre ensemble, de comprendre ce qui a déchiré, les corps malmenés et torturés, les paroles étouffées et les non-dit qui corrompent les âmes. Pour un langage du présent, un langage partagé. Enfin.
Mais ainsi en a décidé le « bureau politique » de la DGCID [Direction générale de la Coopération internationale et du Développement au ministère français des Affaires étrangères.]]. Coopération et développement ? Silence sur 47. Censure sur le spectacle. Interdiction d’emmener cette parole dans les centres culturels africains et alliances françaises. Étouffer les mémoires pour perpétuer quelle tradition ? Quelle domination ? La France grande et rayonnante ? Mère du progrès et de la civilisation ?
Ainsi, le spectacle ne peut tourner dans ces centres culturels vitrines de la France et de sa capacité de dialoguer avec le monde, vitrines de sa culture, vitrines des cultures. Une vitrine, selon la DGCID, ne saurait comporter la moindre trace de salissure - ces pages sombres de l’histoire coloniale… Il est vrai qu’accorder vitrine à l’histoire coloniale française, c’est plonger dans un puits de vérité vertigineux, c’est plonger dans une saleté sans mesure et inavouable. La mission des centres culturels serait-elle politique, idéologique, partisane ? La culture a-t-elle réellement sa place quand s’exprime une certaine tendance politique du ministère des Affaires étrangères qui a droit de veto sur la programmation des centres en question ? « Bureau politique » de la DGCID ? Quel est ce bureau qui n’apparaît dans aucun organigramme officiel ?
Et dans cette affaire, le devoir de réserve imposé à ces responsables culturels ne vire-t-il pas à l’obligation de collaborer à une politique discriminatoire, un déni de l’histoire des colonies, un déni de l’histoire de France ?
Alors que la politique africaine de la France est déjà un désastre, obligerait-on les hommes et femmes de culture français à trahir leurs éthiques et convictions ? Faut-il qu’ils s’alignent sur le même plan que ceux qui ont terni pour longtemps l’image de la France : ces aventuriers politiques qui n’ont jamais considéré les Africains, ces barbouzes et autres prédateurs économiques du continent ?
Mais la mémoire se moque bien de la censure même si c’est une censure d’État. Le désir est profond de comprendre d’autant plus que nous avons maintenant le recul nécessaire pour tout entendre, pour enfin échanger.
Auteur, ancré dans les deux cultures - malgache, française -, j’ai la conviction que ces actes et discours stigmatisant la légitime revendication des mémoires ne sont que les sursauts d’une certaine France imbue encore de culture coloniale. Le monde d’aujourd’hui a aboli les frontières, le monde d’aujourd’hui est un monde où la parole peut être infiniment plus libre si on se donne la peine d’utiliser tous les moyens à notre disposition, le monde d’aujourd’hui est un monde où la parole se multiplie, se diversifie, un monde excitant où l’Autre se trouve au bout d’un clic, au bout d’un fil, au bout d’une lettre. Oui, j’ai cette conviction… À moins qu’une période totalitaire ne se prépare et que je ne m’illusionne, à moins que cette période ne fasse table rase de toutes ces paroles incontrôlables, insoumises, à moins que ces régimes –politiques, économiques - qui ont déjà le sort du monde en main, ne deviennent réellement fous et ne viennent à effacer toute velléité de culture, de mémoire, de résistance, à moins que…
Mais le 29 mars 1947, les rebelles ne sont pas tombés pour ça…