Sophie Lamotte d’Argy | Les marguerites

Le parking est bordé de marguerites ; elles poussent là, à la lisière de l’asphalte, en pagaille et sans permission. En sortant de la voiture, Irène en cueille spontanément une brassée avant de rejoindre les autres à l’intérieur du funérarium.
De forme ronde, tout en brique et en bois blond, le bâtiment ressemble à une soucoupe volante posée au beau milieu de la prairie, laquelle prairie est entourée de deux rangées de murets de granit disposés en cercles concentriques, pas très hauts et espacés les uns des autres d’environ cinq mètres. Une soucoupe volante vissée au centre d’un cercle druidique.

L’assemblée, plutôt disparate, attend le début de la cérémonie dans un salon à la décoration futuriste des années 1970 : baies vitrées donnant sur un étang de nénuphars roses et à travers lesquelles le clair soleil de mai entre à flots, sol recouvert d’une épaisse moquette grise à poils longs et bouclés et, disséminés çà et là, des cylindres en plastique blanc tenant lieu de table basse ou de siège, selon la taille.
La famille se tient regroupée dans un coin. Elle a tous les attributs surannés de la bourgeoisie de province. Irène comprend immédiatement à quel point Albert devait y tenir le rôle du canard boiteux. Il évoquait souvent son frère aîné, Gérard, notaire, sa mère, qui alternait les séjours en maison de repos et en hôpital psychiatrique, son neveu Antoine, sa sœur Geneviève.
Il les évoquait en fulminant. Albert fulminait beaucoup.
Seule, sa fille Marie échappait aux récriminations, alors même que leurs relations, tissées de silence et d’absence, étaient sans doute le chapitre le plus douloureux de son existence.

Ces inconnus dont elle a tant entendu parler du vivant d’Albert, Irène les a à présent tous sous les yeux ; mais lui n’est plus là pour les lui présenter. Elle pointe des ressemblances et, par déduction, attribue des prénoms aux visages.
C’est bien sûr Marie qu’elle identifie la première. Une petite brune, avec un grand front pâle et d’immenses yeux bleus. Elle ne tient pas tellement de son père, hormis, peut-être, la silhouette : deux mini- gabarits. Marie est menue, gracieuse et virevoltante, tandis qu’Albert, vieilli avant l’âge par la maladie, déplaçait avec difficulté son corps décharné.
Irène ne l’a connu que malade. Quelques années auparavant, tous les deux avaient chaque mois animé une réunion de discussion bouddhiste ; à vrai dire, elle l’avait animée seule, tant les séjours d’Albert à l’hôpital étaient longs et fréquents, mais elle s’était toujours efforcée de le tenir au courant par téléphone de ce qui s’y était dit, des avancées ou des difficultés des uns et des autres. Il s’empressait alors d’aller chercher dans les textes de référence, le passage susceptible d’éclairer et d’encourager tel camarade en panne d’espoir et de solution. Lorsqu’il l’avait trouvé, il le lui l’envoyait par mail pour qu’elle l’imprime et le transmette à qui de droit, puis l’assaillait de textos, vérifiant qu’elle s’était bien acquittée de sa tâche.
Il la bombardait aussi de mails lui signalant une promo sur du matériel hi-fi, des soldes Décathlon ou un reportage animalier diffusé à une heure impossible ; ces informations étaient en général accompagnées de commentaires que la morphine rendait incohérents et laissaient Irène perplexe.
Il tenait aussi à lui faire copier sur son disque dur des fichiers dont elle ne savait que faire et que de toute façon elle n’arrivait jamais à ouvrir ; pour finir, elle égarait la clé USB d’Albert – les actes manqués vous plongent autant dans l’embarras qu’ils vous sauvent -, lui donnant ainsi une bonne raison de râler, donc d’exister.
Albert cherchait désespérément à communiquer. Hélas, il ne pouvait s’empêcher, à un moment ou un autre, d’émettre une remarque abrupte et autoritaire, ce qui finissait par décourager les meilleures volontés. Sa grande passion consistait à compiler des sûtras, qu’il annotait d’un tas de références savantes. Souvent, lors de longs exposés où il commentait ses diverses méthodes de classement, il marquait une pause au milieu d’une digression, semblant avoir perdu le fil de sa pensée ; ni une ni deux, Irène en profitait alors pour embrayer sur un autre sujet. « Je n’ai pas terminé », la coupait-il, cinglant.
Sa faiblesse physique était inversement proportionnelle au mordant avec lequel il engueulait ses interlocuteurs. Il suffisait pourtant de lui répondre sur le même ton pour qu’ensuite, la conversation redevienne fluide et détendue.
Un jour où elle se trouvait chez lui, il l’avait priée d’aller vérifier où en était l’eau mise à chauffer pour le café. Constatant qu’elle était presque évaporée, Irène avait éteint le feu.
– Je t’ai demandé de me dire si ça bout, pas d’éteindre !
– Et moi, je te demande de me causer moelleux ou ce café, tu le boiras tout seul, OK ?
Avec lui, Irène était à bonne école. Il lui avait appris tantôt la patience, tantôt à montrer les dents. A maints égards, il l’avait beaucoup développée.

Elle allait aussi le voir au CHU de Pontchaillou, où ils se retrouvaient la plupart du temps dehors, en bas de son pavillon. Ils s’installaient sur un banc pour fumer, au milieu de l’incessant ballet des ambulances. Parfois, un éclopé en robe de chambre venait s’incruster dans la conversation. Albert lui roulait alors une de ces infâmes cigarettes qui s’éteignent tout le temps et teignent les doigts en jaune safran.
Il fumait comme un sapeur ; dixit les médecins, le tabac, après avoir dézingué ses artères, empêchait le trou béant qu’il avait à la jambe de cicatriser ; Irène n’avait pourtant pas le cœur de refuser de lui apporter son paquet de Drum quand il en réclamait.
Après l’hôpital, il séjournait dans des maisons de repos situées à l’extérieur de la ville. Elles étaient entourées de parcs avec de grands arbres, et le personnel n’y portait pas de blouse blanche. Mais quel que soit l’établissement, Albert s’adonnait à son passe-temps préféré : râler contre la nourriture et contre les infirmières, infoutues de lui faire correctement son pansement.

Un samedi, Irène et son amie Babette avaient convenu de se retrouver chez lui en son absence pour une opération commando de nettoyage. Aimables poires, elles pensaient qu’à son retour d’hôpital, il apprécierait de retrouver son antre pimpant.
Le premier défi avait consisté à accéder à la porte d’entrée obstruée par un bazar qui envahissait la quasi-totalité du palier. Un bric-à-brac où s’entassaient des roues de vélo, une cafetière électrique hors d’usage, un vieux congélateur, des magazines de photos, des cartons de vêtements et un sac de charbon de bois, pour le barbecue avec les voisins organisé chaque été dans la cour.
Passé le couloir étroit et sombre que l’on traversait en se pinçant le nez à cause de l’odeur des chiottes, on arrivait à la cuisine, dont Irène faisait son affaire, puis à la chambre-salon, que Babette se chargeait de remettre à l’endroit.
Les plaques électriques étaient incrustées d’un substrat graisseux et marron ; au-dessus de l’évier où s’entassait une vaisselle de plusieurs semaines, les étagères croulaient sous les épices, condiments anglais, et pots de confitures vides que côtoyaient aussi une bombe de mousse à raser et un flacon de Mennen. Sinon, diverses cultures de champignons fleurissaient à l’intérieur du frigo et de la poubelle.
Il y avait du boulot, mais Irène ne se posait pas de question, elle était venue pour ça : ranger, décrasser, lessiver.
Pour Babette, la marche à suivre s’annonçait plus délicate. La pièce était si encombrée qu’il n’y avait pas moyen d’y poser un orteil. Elle commença par défricher un périmètre où elle puisse tenir debout, puis l’élargit juste assez pour y déposer un sac poubelle, et à partir de là, organiser des piles thématiques : CD, DVD, journaux, vêtements, matériel photo, médicaments, etc. Passer ensuite l’aspirateur entre ces tours de Pise lui tenait lieu de carotte.
Une journée entière n’avait pas été de trop pour venir à bout des 28 m2. N’empêche, à la fin, le lino de la cuisine sentait le pin des Landes et les vitres laissaient à nouveau entrer la lumière. Après s’être acharnée sur la toile cirée avec la face abrasive d’une éponge, Irène, telle une restauratrice de tableaux anciens voyant soudain émerger un visage ou un paysage enfoui sous plusieurs couches de peinture, avait même eu la surprise de découvrir un coquet motif marin de compas et de boussoles.
Dans la chambre, le résultat n’était pas moins spectaculaire : la circulation était redevenue fluide et aisée, la moquette, immaculée et sur la table basse, des primevères déployées dans un verre à moutarde chantaient home sweet home.
Vers 18 heures, l’ambulance avait déposé Albert en bas de chez lui. Les filles avaient reconnu son pas claudiquant dans l’escalier. Il les avait saluées d’un sourire crispé, puis, après avoir scanné la cuisine d’un regard panoramique, avait foncé dans la chambre.
– Ah ouais, c’est super mais… mon étui de téléobjectif, pourquoi vous l’avez rangé sur cette étagère ? Bon sang, l’ordonnance de morphine, qu’est-ce qu’elle fout là, avec les factures ? Et ma pipe à eau, hein ? Elle est passée où, ma pipe à eau ?
Les filles avaient montré, démontré, expliqué, justifié, tenté de rassurer. Peine perdue. Son agitation allait crescendo. Puis, n’y tenant plus, il s’était emparé du grand sac poubelle encore ouvert et l’avait renversé sur la moquette, triant un à un les vieux machins que Babette avait jugés encombrants : lunettes de soleil à une branche, enveloppes décachetées et vides, sirop pour la toux périmé, lingettes fossilisées, Post-it déchirés… Tout était précieux.

Il n’y avait qu’en voiture qu’Albert était détendu. Irène l’emmenait parfois aux réunions du dimanche, à Nantes, à une heure de route de Rennes. Il l’attendait au coin de la rue, parfumé et sapé comme un milord. Durant le trajet, ils discutaient de leurs familles, de politique, de leurs projets. Ceux d’Albert étaient liés à la photo. De temps à autre, il parvenait à vendre un cliché à une revue locale. Mais c’était rare. Irène lui parlait des nouvelles qu’elle écrivait, vouées à rester enfermées dans un dossier d’ordinateur intitulé « Mon labo ».
Souvent, à l’entrée de Nantes, Irène était perdue, confondait les ronds-points – son sens de l’orientation était catastrophique. Albert, contre toute attente, se montrait alors très patient, ravi de lui indiquer un chemin de traverse à chaque fois différent.

Puis Irène avait changé de réunion de discussion ; ils s’étaient perdus de vue.

Attenante au salon du funérarium, une vaste pièce dans laquelle est exposé le cercueil. Des chaises sont disposées de part et d’autre de la travée centrale. La famille occupe celles de la partie gauche, les amis, celles de droite. Albert n’a rien spécifié quant à ses funérailles, mais sa famille, bien que d’obédience vaguement catholique, a souhaité qu’elles soient bouddhiques.
Le maître de cérémonie se tient assis devant un autel où est enchâssé l’objet de culte, un parchemin recouvert de caractères kanji – du chinois, et qui plus est, ancien. Il frappe le gong à trois reprises puis, d’une voix forte et posée, commence à psalmodier un mantra, aussitôt relayé par la vingtaine de pratiquants présents. Une lame de fond calme et puissante, vibrionnante d’harmoniques, englobant vie et mort dans une boucle sans fin pour que dans l’état d’extinction dans lequel se trouve désormais Albert, il puisse, comme durant une exquise nuit de sommeil, se revitaliser et revenir au plus vite poursuivre son boulot de bodhisattva.

Quatre jours auparavant, vers treize heures, Irène rentre du marché des Lices, son cabas rempli d’huitres de Cancale, de panais, de carottes jaunes, de tomates noires de Crimée, de blettes, d’un potimarron, d’un saucisson aux noisettes, de cheddar aux herbes et d’un bouquet de giroflées. En passant sous les fenêtres d’Albert, rue de Saint-Malo, elle lève les yeux et constate que les volets sont fermés. Albert est depuis peu en soins palliatifs. La dernière fois qu’elle l’a aperçu, c’était de dos, au détour d’une rue. Voûté et solitaire, il marchait à tout petits pas sous le crachin d’hiver. Irène était pressée et ne s’était pas arrêtée. Mais ce jour-là, elle pose ses courses sur le trottoir et lui envoie un baiser, au milieu des passants qui le samedi matin convergent tous vers les terrasses de la place Sainte-Anne pour y boire un coup de blanc et grignoter un bout de fromage acheté au marché. (A Rennes, on peut encore s’attabler au café en « apportant son manger ».)
A peine rentrée chez elle, une amie lui annonce par téléphone qu’Albert vient de prendre le grand large. Si Irène le souhaite, elle et son mari passeront la chercher en fin d’après-midi pour se rendre ensemble à la chambre mortuaire du CHU.
"OK", dit-elle, non sans appréhension. Hormis sa grand-mère, elle n’a jamais vu de mort. Mais elle ira, c’est sûr. Elle a besoin de vérifier quelque chose, espère sans le savoir une réponse à une question qu’elle ne s’est pas même vraiment formulée.

Dans la voiture, Antoine, le mari de Rita, raconte ses récents échanges avec Albert. Ces quinze derniers jours, Antoine passait tous les matins à l’hôpital avant de filer au boulot. Il le trouvait souvent plongé dans des écrits bouddhiques traitant de la mort. Puis Albert avait sombré dans le coma. La famille, toutes affaires cessantes, s’était déplacée à son chevet. Y compris Marie.

A présent, Antoine sonne à la porte d’un blockhaus surmonté de l’inscription « Maison funéraire ». Ils attendent là, en groupe. Comme à l’entrée d’un night-club, pense Irène. Une sorte de Macumba de la nuit définitive.
Un jeune type leur ouvre. Irène trouve étrange que ce garçon d’allure sportive et au visage poupin constellé de taches de rousseur – sans doute un étudiant – exerce ce boulot. Le hall pourrait être celui d’un hôtel Ibis ; il dessert une série de portes, chacune surmontée d’une étiquette avec le prénom et le nom d’un cadavre.
Ils entrent dans la chambre. Un faible rai de lumière perce à travers les lamelles des stores baissés.
Albert semble faire la sieste. Il porte une chemise en jean, la barbe est soigneusement taillée. Près du lit, une lampe de chevet éclaire son visage.
Irène s’approche et le contemple longuement, comme pour sonder et s’imprégner du message qu’expriment les traits à peine figés, où l’on distingue une légère asymétrie ; le côté droit paraît plongé dans un sommeil profond, tandis que le gauche esquisse un petit sourire d’extase tranquille, presque amusée. Le lobe de l’oreille gauche et le dos des mains sont tuméfiés, mais ces stigmates n’ont plus rien de douloureux, tant le visage dans son entier témoigne d’une victoire totale, absolue, que rien ni personne ne saurait contester.
Est-il possible que sa véritable identité se révèle dans cette ultime expression ? Joyeuse, légère et empreinte de majesté, elle semble infiniment plus vaste que tout ce qui le caractérisait de son vivant. Le vrai Albert. Triomphant de ses chagrins, de ses entraves, de ses ronchonneries. Jamais Irène ne l’a vu si beau, si heureux.
Un seigneur. C’est le mot qui lui vient à l’esprit.
Tout de suite après, elle pense à ses nièces jumelles, nées avec trois mois d’avance. A la naissance, elles pesaient respectivement 1kg et 600 g.
Des petites filles venues au monde en grimaçant, tuyautées de partout mais prêtes à en découdre, quand cet homme le quittait en souriant.
Le début et la fin. Et dans l’intervalle, le ring.
Les faibles ne sont pas ceux que l’on croit, songe Irène.

Dans l’allée centrale du funérarium, une file se forme. Chacun est invité à prélever trois pincées d’encens symbolisant le passé, le présent et le futur pour en saupoudrer le cercueil recouvert de roses.
Irène tient toujours à la main ses marguerites. Certaines ont été arrachées avec la racine ; de la terre s’accroche encore aux rhizomes. Elle hésite. A côté des couronnes apprêtées, ces fleurs des champs un peu flappy pourraient faire tache.
Oh et puis si, allez, elle les offre à Albert, comme un enfant offre des pâquerettes décapitées avec amour.
Ensuite des amis viennent encore évoquer quelques souvenirs au micro : les nuits au Palace et au Rose Bonbon, boîtes parisiennes et branchées des années 1980 dont Albert, alors photographe de mode, était un habitué ; les vacances en Bretagne, dans la maison familiale ; les débuts de pratique bouddhique et les longues discussions dans une chambre de bonne du XIIe arrondissement où Albert voulait tout savoir sur les quatre Grands Rois célestes et la sotte fille du Roi-Dragon.
Un diaporama est projeté sur le mur blanc. Albert à un an, dans une poussette ; Albert en culottes courtes sur son vélo ; Albert hippie, en chemise indienne ; Albert apiculteur, en salopette et chapeau de paille ; Albert à la plage avec Marie bébé dans les bras. (Sur cette photo, Irène lui trouve une ressemblance frappante avec Michel Fugain, jeune.)
Puis, quasiment sans transition, Albert amaigri et malade.

Après la cérémonie, les gens s’attardent dehors, discutent. Le printemps s’est déclaré d’un coup, ils sont comme des taupes aveuglées par la lumière.
Irène sirote un Nescafé tiède dans un gobelet en plastique. Elle ferme les yeux et tend son visage au soleil. Des lignes jaunes, vertes et mauves ondulent sous ses paupières closes. Quand elle les rouvre, Pierre, un ami, se tient près d’elle. Il la cherchait, ému et pressé de rapporter ce que Marie vient de lui révéler.

Albert avait eu une sœur, morte avant sa naissance.
Toute sa vie, il avait eu honte de si mal remplacer cette petite fille adorée des parents. Toute sa vie, il avait échoué à lui arriver aux chevilles. Toute sa vie, l’ombre du bébé fantôme l’avait fait trébucher. Un fantôme qui s’appelait Marguerite.

27 janvier 2015
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